Geneviève Allard
Des tempêtes de glace dans nos rivières
Concours de vulgarisation de la recherche 2008
Le frasil est un phénomène climatique au même titre que les vents violents, la neige, les tornades et la foudre. Au début de l’hiver, les rivières Nordiques peuvent produire en quelques jours des quantités colossales de frasil qui remplissent les rivières. Même s’il nous inonde, endommage nos infrastructures, nuit aux activités de production hydroélectrique et transforme nos rivières, le frasil et son comportement sont encore très peu étudiés. Des chercheurs cartographient cette curieuse glace de rivière pour connaître le risque quelle représente pour l’homme et l’environnement?
Un flocon de rivière
Comme le flocon de neige, le frasil se forme par temps froid. Deux ingénieurs de l’Université Laval, Brian Morse et Guy Trudeau, décrivent les conditions climatiques nécessaires à la formation du frasil en rivière : « Le frasil se forme surtout la nuit lorsqu’il n’y a pas de précipitation solide, le ciel est clair, l’humidité relative inférieure à 80 %, le vent vient de l’ouest et la température de l’air est inférieure à -10 °C ». Le frasil apparaît lorsqu’une eau turbulente se trouve en contact avec un air sibérien. L'eau de la rivière perd de la chaleur au profit de l’air froid et atteint l’état de « surfusion ». C’est-à-dire que l’eau tombe à une température au-dessous de 0 °C tout en demeurant liquide. Dans cet état, les cristaux de glace naissent spontanément comme la neige qui tombe du ciel. Ainsi, des millions de petits cristaux de glace peuvent naître en une seule nuit. Ils se mélangent à l’écoulement et dérivent au gré des flots.Ces tempêtes de glace se manifestent surtout la nuit mais, au matin, on sait qu’elles se sont produites lorsque l’eau de la rivière prend l’apparence d’une slush. Dans leur dérive vers l’aval, les cristaux de frasil se sont collés les uns aux autres pour composer cette slush qui, elle-même, au contact de l’air, s'agglomère pour former des « assiettes de glace », puis des « radeaux de glace » et finalement un « couvert de glace » sur l’ensemble de la rivière. Le frasil aggloméré compose près de 85 % de la glace de rivière. Le couvert de glace agit comme un manteau qui recouvre la rivière et coupe la perte de chaleur vers l’atmosphère. Alors, les tempêtes de glace cessent et la rivière peut, semble-t-il, s’endormir.De l’usine à l’embâcle
Dans les rivières, il se trouve toujours de petites ouvertures sans glace où il y a du remous. Ces milieux sont qualifiés d’usines-à-frasil car, tant que le froid dure, des cristaux de frasil sont produits. Le frasil qui tente d’émerger en surface percute la nappe glacée nouvellement formée. L’écoulement « souffle » le frasil sous la glace, comme le vent souffle des flocons de neige. Lorsque la rivière s’approfondit ou s’élargit, le courant ralentit et le frasil finit par s’accrocher sous la surface gelée et former d’énormes accumulations dunaires suspendues sous la glace, qui rappellent les lames de neige de nos routes glacées. Ces dunes suspendues, imperceptibles depuis la surface, sont appelées « embâcles ». Des chercheurs ont mesuré dans le fleuve Saint-Laurent des embâcles de plus de 20 mètres d’épaisseur ! L’écoulement doit contourner ces gigantesques dunes éphémères qui bloquent la rivière. Cette déviation naturelle provoque souvent d’imprévisibles inondations. Les riverains perdent du terrain quand le courant, comprimé par la glace, érode les berges de la rivière. Le relief de la rivière est aussi modifié quand le courant comprimé par l’embâcle creuse son chemin à travers les sédiments du lit.
Le frasil ne fait pas que coller sous la glace. Il colle aussi instantanément à toute surface ! Cette caractéristique étrange génère d’autres problèmes. Lorsque le frasil colle au fond des rivières, il forme un barrage de glace qui relève le niveau de l’eau qui sort de son lit et inonde les rives adjacentes. Plus il y a de frasil dans l’écoulement, plus les dommages risquent d’être importants. Il n’est pas rare que le frasil bouche complètement des prises d’eau municipales et des grilles d’entrées d’unités de production hydroélectrique. Il faut alors arrêter les opérations le temps de libérer mécaniquement les infrastructures submergées par cette slush adhésive.Étudier le frasil, une tâche ardue et téméraire
Le frasil a rarement attiré l’attention des scientifiques car il reste peu de traces de ses effets après les crues printanières et parce que les recherches sur « terrain de glace » en hiver sont coûteuses et dangereuses. Des géomorphologues se sont intéressés à ces flocons de rivières. Ces spécialistes de la forme des rivières emploient plusieurs techniques comme le forage, le sondage plombé et la prospection géoradar pour « voir » au travers de la glace. La prospection géoradar est une méthode rapide et non-destructrice qui consiste à émettre dans la glace des impulsions électromagnétiques qui sont réfléchies différemment selon qu’elles traversent la glace, le frasil ou qu’elles percutent le lit d’une rivière. Les données récoltées sont cartographiées et illustrent avec précision les épaisseurs de glace et de frasil, les zones de courant ainsi que l’évolution sous-glaciaire du lit de la rivière. Un outil de gestion indispensable
Cet exercice cartographique nous fait découvrir de nouveaux écosystèmes aquatiques car il révèle le relief hivernal des rivières. Des espèces de poissons sont actives l’hiver et leur survie dépend de la qualité de leur habitat. Quand des tronçons de rivières sont bouchés par le frasil, l’habitat du poisson est modifié et devient très différent de l’habitat estival sur lequel reposent nos connaissances actuelles. Ces cartes montrent l’emplacement et la taille des accumulations de frasil et permettent aux gestionnaires de bassin versant d’identifier les zones à risque. Ils peuvent ainsi développer des procédures d’intervention car il est toujours très difficile de prédire la formation des embâcles.Dans un contexte de changements climatiques, il n’est plus rare d’apercevoir des rivières dépourvues de glace durant l’hiver. Des ponts de glaces sont abandonnés car ils sont devenus trop dangereux. Les débâcles sont plus fréquentes car il pleut en hiver. Ces modifications saisonnières se font sentir sur la production de frasil car l’absence de glace par temps froid est synonyme d’usine-à-frasil. Comment réagiront nos rivières si ces usines à cristaux collants produisent plus longtemps ou plus massivement qu’auparavant ? Pour nous préparer à faire face à une augmentation des tempêtes de frasil et aux problèmes qui leur sont associés, il faudra d’abord être parvenu à évaluer ses impacts sur l’environnement afin de comprendre à quel point le frasil affecte réellement nos vies.