Cette chronique vise à explorer de manière empirique l’interdisciplinarité de la recherche en sciences sociales et humaines à travers ses objets d’étude, définis à partir des mots présents dans les titres des articles publiés.
« Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates,
et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes,
je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout,
non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. »
Blaise Pascal, Pensées, 1670, p. 69
Une culture disciplinaire…
La science est divisée en une multitude de communautés scientifiques, caractérisées par une culture épistémique qui leur est propre (Knorr-Cetina, 1999). Ces communautés s’inscrivent généralement autour de paradigmes disciplinaires regroupant des dimensions cognitives et sociales, allant d’un habitus – un savoir-être spécifique – à des cadres théoriques et méthodes de recherche, en passant par des objets d’étude distinctifs. Pour Richard Whitley (1984), la discipline apparaît comme un principe organisateur, voire une innovation institutionnelle régissant l’appropriation collective des champs de recherche grâce à des mécanismes de régulation et de contrôle précis, tant sur le plan de l’institutionnalisation cognitive (construction) que sociale (légitimité). Dans son ouvrage In Defense of Disciplines, Jerry A. Jacobs précise : « Les disciplines ne sont pas nuisibles; elles sont bénéfiques. Elles ne représentent pas des silos isolés, mais plutôt les nœuds d’un réseau savant remarquablement vivant et dynamique. Dans les grandes universités de recherche, les disciplines sont connectées par un immense réseau de programmes de recherche interdisciplinaire, de centres et d'instituts. Les disciplines sont vastes, non pas étroites; elles sont dynamiques, non pas statiques. » (2013, p. 224, notre traduction)
...et des problèmes de recherche interdisciplinaires
En contraste avec cette organisation disciplinaire du travail scientifique, de nombreux acteurs du système de la recherche considèrent l’interdisciplinarité comme mode privilégié pour faire progresser le savoir sur certains problèmes complexes relatifs à la santé, l’énergie, l’eau, le climat et la nutrition (Nature, 2015, p. 305). Toutefois, de tels liens interdisciplinaires se font parfois difficilement. L'incommensurabilité des paradigmes disciplinaires recèlerait, selon Thomas Kuhn (1962), l'explication de ce difficile passage des connaissances d’une discipline à une autre. Il reste qu’en raison de l’organisation, de l'hégémonie et de la résilience du système disciplinaire qui continue de régner à l'université, l’interdisciplinarité ne peut être dissociée de l’idée nodale de discipline.
Alors que l’on sait intuitivement que certaines disciplines – telles la criminologie ou les sciences économiques – se sont structurées autour d’objets d’étude spécifiques, d’autres disciplines – telles la sociologie ou l’histoire – sont par définition plus générales. Cette chronique vise à explorer de manière empirique l’interdisciplinarité de la recherche en sciences sociales et humaines à travers ses objets d’étude, définis à partir des mots présents dans les titres des articles publiés. Plus spécifiquement, nous analysons ici la relation entre les objets d’études et les disciplines des sciences sociales et humaines, ce qui nous permet d’identifier quels sont les objets d’étude communs aux différentes disciplines (les indisciplinés), et ceux qui sont les plus fortement reliés à une ou quelques disciplines spécifiques (les disciplinés). Dans l’ensemble, ces données permettent de cartographier ce qui regroupe les disciplines de ce qui les distingue.
Des mots aux objets
Afin de mieux comprendre les dynamiques interdisciplinaires et leurs relations aux objets, nous avons extrait l’ensemble des mots et groupes de mots (syntagmes nominaux) contenus dans les titres des articles en sciences sociales et humaines, indexés dans le Web of Science (WoS) de Clarivate Analytics, pour la période 1980-2015. Les disciplines utilisées sont celles issues de la classification de la National Science Foundation (NSF, 2006). Nous avons exclu de l’analyse les revues de psychologie et des domaines associés à la santé, étant donné leurs objets spécifiques davantage associés aux sciences naturelles et médicales.
Les données sont présentées sous forme d’un réseau à deux modes, regroupant mots/expressions et disciplines. La FIGURE 1 présente les mots disciplinés (N=142); c’est-à-dire ceux dont 50% ou plus des occurrences se retrouvent dans une seule discipline. Un lien apparaît entre la discipline et le mot lorsqu’au moins 3% des occurrences sont dans la discipline. La FIGURE 2 présente pour sa part les 158 mots indisciplinés, pour lesquels aucune discipline ne regroupe plus de 20% des occurrences. Un lien apparaît entre la discipline et le mot lorsqu’au moins 5% des occurrences sont dans la discipline. Dans les deux figures, plus le lien entre le mot et la discipline est foncé, plus le mot est fortement associé à la discipline; la taille du mot est fonction du nombre total d’occurrences du terme. Bien que les mots et mots et disciplines soient présentés en anglais dans les figures (le WoS traduit l’ensemble des titres dans cette langue), nous les présenterons dans le texte selon leur traduction française.
Objets disciplinés...
La FIGURE 1 montre qu’autour de certaines disciplines, tels le management, l’économie, l’éducation, la littérature et les arts, gravitent un nombre important d’objets d’études qui leurs sont propres. C’est particulièrement le cas en économie et management : ces deux disciplines utilisent un nombre important de concepts et d’objets qui ne sont à peu près pas étudiés par les autres domaines des sciences sociales et humaines – ces derniers étant totalement disciplinés. D’une façon analogue – et sans surprise – la question de l’école et des étudiants est quasi-exclusivement étudiée par les sciences de l’éducation. Dans d’autres domaines, seuls quelques mots sont très spécifiques. Par exemple, l’association entre criminologie et police, entre droit et avocat, ou entre les sciences de l’information, la bibliothéconomie et les bibliothécaires. D’une façon qui peut paraître étonnante, la sociologie n’a que très peu d’objets spécifiques; elle se retrouve en périphérie du réseau, tout comme la science politique ou l’histoire à laquelle on ne peut rattacher que des périodes historiques.
...et objets indisciplinés
À l’opposé, la FIGURE 2 présente les objets indisciplinés, partagés par bon nombre de disciplines. On remarque immédiatement une présence beaucoup plus importante des marqueurs de lieux, de groupes sociaux, et de concepts généraux des sciences sociales et humaines. Cette figure permet de voir un réseau beaucoup plus dense que le premier, qui montre que les disciplines partagent bon nombre d’objets – ce qui permet de croire que c’est généralement dans l’approche méthodologique qu’elles se distingueront les unes des autres. Par exemple, histoire et sociologie sont très proches sur la carte, signifiant qu’elles partagent un nombre d’objets important qui seront, en sociologie, sans doute étudiés de façon contemporaine à l’aide de divers outils d’enquête (sondage, observation, etc.), et en histoire, analysés de façon historique à l’aide de diverses sources archivistiques. Un autre exemple est l’économie, avec laquelle les autres disciplines des sciences sociales et humaines sont principalement liées sur la base de la géographie – ce qui rappelle le fait que la recherche en sciences sociales est située culturellement et géographiquement.
Objectiver les objets
Ces quelques données préliminaires sur la relation objet et discipline nous montrent que certaines disciplines des sciences sociales, tels l’économie et le management, et, dans une moindre mesure, les sciences de l’éducation et la littérature, ont des objets, concepts et méthodes qui leurs sont propres, et qui sont peu partagés avec les autres disciplines. À l’opposé, la sociologie et l’histoire ont peu d’objets spécifiques, et se situent au cœur du réseau des objets indisciplinés.
La comparaison de la configuration des disciplines au sein des deux figures nous permet également de voir quelles disciplines sont le plus associées à des termes spécifiques (et donc exercent un contrôle sur bon nombre d’objets) et quelles disciplines se partagent le plus d’objets avec d’autres. Les exemples de l’histoire et de la sociologie sont encore ici très révélateurs. Alors qu’ils se retrouvent à la périphérie dans la FIGURE 1 – signifiant que peu d’objets d’étude leur sont propres – ces deux disciplines sont au cœur des sciences sociales et humaines, et partagent bon nombre d’objets avec d’autres disciplines. Ces données suggèrent également que les relations entre les disciplines suivent une structure de type centre/périphérie – plutôt qu’une simple hiérarchie – où certaines disciplines sont plus centrales de par leurs objets communs, et d’autres plus périphériques de par leurs objets spécifiques.
Enfin, ces résultats suggèrent que les disciplines des sciences sociales et humaines ne sont pas des blocs monolithiques, et qu'à travers les objets d’études s’exprime une forte interdisciplinarité. L’incommensurabilité kuhnienne entre les paradigmes serait donc principalement fonction des approches théoriques et méthodologiques – que notre approche par mots-clés ne permet pas bien de cerner et qui serait mieux servie par l’analyse des références faites par les différentes disciplines.
Ces résultats suggèrent que les disciplines des sciences sociales et humaines ne sont pas des blocs monolithiques, et qu'à travers les objets d’études s’exprime une forte interdisciplinarité.
Références :
- Abbott, A. (2001). Chaos of Disciplines. Chicago: The University of Chicago Press.
- Jacobs, J. A. (2013). In Defense of Disciplines. Interdisciplinarity and Specialization in the Research University, Chicago: The University of Chicago Press.
- Knorr-Cetina, K. (1999). Epistemic Cultures: How the Sciences Make Knowledge. Cambridge: Harvard University Press.
- Kuhn, T. S. (1962). The structure of scientific revolutions. Chicago: University of Chicago Press.
- National Science Foundation. (2006). Chapter 5: Academic research and development. Data and terminology. In Science and engineering indicators. www.nsf.gov/statistics/seind06/c5/c5s3.htm#sb1
- Nature (2015). Why interdisciplinary research matters. Nature, 525(7569), 305.
- Pascal, B. (1670). Pensées (texte établi par Léon Brunschvicg, 1897, publié en 1976). Paris, France : Flammarion.
- Whitley, R. (1984). The Intellectual and Social Organization of the Science. Oxford: Clarendon Press.
Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.
- Vincent Larivière
Université de Montréal
Vincent Larivière est professeur agrégé à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, où il enseigne les méthodes de recherche en sciences de l’information et la bibliométrie. Il est également directeur scientifique de la plateforme Érudit, directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie.
- Diane Marie Plante
Université de Montréal
Diane Marie Plante est candidate au doctorat à l’Université de Montréal, Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante, et membre du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. Titulaire d’une maîtrise en sciences de la santé et d’une maîtrise en administration des affaires, sa formation l’a conduite à des postes de direction reliés à la santé internationale, en Europe et au Canada. Elle étudie la transformation des pratiques de l’interdisciplinarité de la recherche au Canada et ailleurs dans le monde, mises en exergue pour accélérer la réalisation des Objectifs mondiaux.
- Philippe Mongeon
Université de Leiden
Philippe Mongeon est chercheur postdoctoral au Centre for Science and Technology Studies (CWTS) de l'Université de Leiden aux Pays-Bas et membre de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante. Il détient une maîtrise et un doctorat en sciences de l’information de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les pratiques de production, de diffusion et d'utilisation des connaissances scientifiques.
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