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Louis-Claude Paquin, Université du Québec à Montréal, Cynthia Noury, Université du Québec à Montréal

Définir la recherche-création, voilà ce à quoi nous nous sommes investis dans la présente contribution. Mais nous annonçons déjà qu’au fil de cette démarche, une découverte inopinée provoquera un changement de posture permettant de contourner le réductionnisme inhérent à toute démarche définitoire. C’est ainsi que nous serons amenés à délaisser la définition de la recherche-création pour en cartographier la diversité des pratiques.

DC - Paquin
Visuel du Forum recherche-création 2017, présenté par les étudiantes et étudiants en arts visuels et médiatiques de l'UQAM

 

 

 

 

 

Apparue dans la foulée de l’entrée de la pratique artistique aux études supérieures, la recherche-création s’est constituée et taillée une place aux côtés de la recherche qualitative ou postpositiviste pratiquée en sciences humaines et sociales. Cela n’a pas été, bien sûr, sans soulever des questions de légitimité et de valeur. Mais, la recherche-création a graduellement obtenu une certaine reconnaissance de la communauté universitaire et des grands organismes subventionnaires. Aujourd’hui, elle est devenue populaire au point où, au sein de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, des chercheurs disent la pratiquer et considèrent même de l’admettre au sein de leurs programmes d’études supérieures. Dans ce contexte, une définition commune est réclamée des acteurs du monde académique, tant par les divers jurys, les responsables de la conduite responsable en recherche, les membres des instances, etc.

Multiplicité des termes

Dès la revue de la littérature, un premier constat s’impose : le terme « recherche-création » n’a pas d’équivalent unique en langue anglaise, mais plutôt un foisonnement de termes apparentés parmi lesquels on retrouve :

  • practice-based research
  • practice-led research
  • practice as research
  • artistic research 
  • creative research
  • studio-based research
  • arts based research
  • creative arts enquiry
  • art-informed research
  • creative practice research
  • performative research
  • performance as research
  • practice through research
  • research-through-practice

Par ailleurs, il est apparu au fil de notre enquête que le terme « recherche-création » avait plusieurs acceptions.

Définir le terme définir

Définir, c’est d’abord et avant tout chercher une réponse à la question « qu’est-ce que? ». Dans la tradition platonicienne, définir, c’est regrouper des choses, des phénomènes qui apparaissent hétérogènes dans le monde sensible, en des existants, des idées ayant un lien de parenté antérieur à leurs différences accidentelles.

Dans la tradition aristotélicienne, définir c’est spécifier la substance, la nature ou l’en-soi de la chose ou du phénomène ainsi que ses autres catégories : qualité, quantité, relation, lieu, temps, situation, etc.

Aujourd’hui définir c’est donner, ou plutôt instituer, un statut théorique à une chose ou un phénomène en l’élevant au rang de concept abstrait. Ce faisant, par contre, on gomme le contexte et la matérialité. À partir d’une analyse étymologique de définition  – distinguer en des univers finis –, Pierre Paillé y voit « à l’œuvre une démarche de clôture, une certaine forme d’enfermement, de délimitation rigide d’un univers »1.

Ici, notre exercice de définition de la recherche-création consistera d’abord à établir des distinctions pour chacune des composantes, respectivement la recherche et la création, pour ensuite en circonscrire la nature.

Recherche « pour » la création en art

Distinguons d’abord les démarches de recherche en contexte de création artistique de la recherche-création en contexte universitaire. Toute démarche artistique implique de la recherche, toutefois celle-ci, par son objet et sa finalité, se distingue de la composante recherche de la recherche-création en ce « qu’elle porte sur les matériaux, les techniques et les savoir-faire, ou sur les thèmes et les idées cristallisées dans l’œuvre, impose aussi ses contraintes et procédures qui s’ajoutent et orientent le déroulement de la création. »2

On retrouve cette même distinction chez Henk Borgdorff3, qui identifie trois types idéaux de relations entre la recherche et la création :

  • La recherche sur la création se fait par des chercheurs en sciences humaines;
  • La recherche pour la création fournit des idées et des instruments qui seront mis au service de la création. Borgdorff donne alors pour exemple des alliages particuliers utilisés pour couler des sculptures métalliques, l’application de l’électronique pour l’interaction directe entre la danse et l’éclairage de la scène ou encore pour une lutherie inédite;
  • Finalement, la recherche dans la création est une composante à la fois du processus et des résultats de la recherche, et il n’y a alors pas de séparation fondamentale entre la théorie et la pratique.

Les programmes d’aide financière destinés à la production artistique du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et ceux du Conseil des arts du Canada (CAC) comportent un volet intitulé « Recherche et création ». Celui du CALQ fournit une « [a]ide à la recherche, à l’écriture, à la création d’œuvres et à la réalisation de projets favorisant l’évolution de la démarche artistique ou littéraire. »4  Celui du CAC vise à apporter « un soutien à la recherche, à la création et au développement de projet [de création] »5.

La composante recherche de la recherche-création se distingue néanmoins de la recherche pour la création en contexte artistique en ce qu’elle vise à enrichir nos connaissances et notre compréhension à travers une enquête originale. Celle-ci est initiée par des questions pertinentes au contexte du monde de l’art et traitée par des méthodes appropriées à l’étude. Comme le rappelle Henk Borgdorff6, le processus et les résultats de cette recherche sont documentés et font l’objet d’une diffusion indépendante de l’œuvre. Pour sa part, Sophie Stévance se range derrière le modèle positiviste de la recherche :

  • Le travail théorique qui accompagne celui de création lors d’un projet de recherche-création […] doit reposer sur un cadre théorique documenté scientifiquement et être argumenté à partir d’un savoir partagé par la communauté savante. […] [Il] doit prendre appui sur une méthode scientifique rigoureuse afin que les résultats qui en émanent puissent être diffusés dans des canaux de diffusion savants et ainsi contribuer au développement des connaissances7.

Pierre Gosselin est quant à lui plus réservé en constatant que :

  • […] la problématique de la recherche en pratique artistique est directement liée à la nature de cette même pratique qui va et vient continuellement entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle8.

Nous verrons plus loin que la connaissance produite par la recherche-création constitue un des enjeux majeurs de cette pratique et qu’elle est, encore et toujours, objet de débat dans la littérature savante.

Les programmes d’aide financière destinés à la recherche académique du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds de recherche du Québec - Société et culture (FRQSC) comportent un volet recherche-création, mais contrairement au financement de la recherche pour la création — et à l’instar des deux auteurs précédemment cités —, ces programmes ne s’accordent pas sur leur conception de la recherche-création. Le CRSH la décrit comme une « Approche de recherche combinant des pratiques de création et de recherche universitaires et favorisant la production de connaissances et l’innovation grâce à l’expression artistique, à l’analyse scientifique et à l’expérimentation ». Le Conseil spécifie par ailleurs que « La recherche-création ne peut pas se limiter à l’interprétation ou à l’analyse du travail d’un créateur […]. »9  Pour le FRQSC, la recherche-création « désigne toutes les démarches et approches de recherche favorisant la création qui visent à produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques. ». Le FRQSC précise pour sa part que : « Toutes ces démarches doivent comporter […] des activités artistiques ou créatrices […] et la problématisation de ces mêmes activités (saisie critique et théorique du processus, conceptualisation, etc.) »10.

La création en recherche-création versus la création en recherche

Poursuivons l’établissement des distinctions, cette fois entre la composante « création artistique, médiatique ou littéraire » propre à la recherche-création et le recours à la création dans un contexte de recherche ou de recherche-intervention/action en sciences humaines et sociales.

Sur ce terrain, Henk Borgdorff11 énonce que le processus créatif est l’instrument de la recherche-création (artistic research) et que le médium de la création est en lui-même le moyen le plus efficace pour articuler, documenter, communiquer et diffuser les résultats de cette recherche. Il précise que si des expressions discursives accompagnent la recherche, celles-ci ne peuvent jamais prendre la place du « raisonnement » artistique. Elles peuvent tout au mieux « l’imiter », c’est-à-dire être utilisées dans une reconstruction [réflexive] post-hoc du processus de recherche-création.

Pour évaluer la recherche-création, Tomas Hellström12 distingue deux valeurs artistiques de l’œuvre pouvant être appréciées l’une par le public et l’autre par les acteurs du cadre institutionnel associé. Il ajoute une troisième forme, une valeur intermédiaire, qui s’incarne dans le commentaire intellectuel produit par les praticiens. Ainsi, la valeur de la composante création de la recherche-création est déterminée selon les standards de la critique artistique.

Le recours à la création dans un contexte de recherche ou de recherche-intervention/action en sciences humaines et sociales — désigné par l’expression « recherche basée sur les arts » (Arts based research) — est également de plus en plus répandu, et ce depuis le tournant des années 2000. Mary et Kenneth Gergen invitent notamment les chercheurs à considérer la gamme des moyens d’expression propres au monde des arts et du divertissement — arts graphiques, vidéo, théâtre, danse, magie, multimédia, etc. — comme formes de recherche et de présentation des résultats. Ils allèguent que par le recours à la performance « l’enquêteur évite les revendications mystificatrices de la vérité et élargit simultanément la gamme des communautés dans lesquelles le travail peut stimuler le dialogue »13. Gioia Chilton et Patricia Leavy expliquent, pour leur part, que l’attrait des arts pour les chercheurs en sciences sociales tient dans le fait que les formes artistiques « peuvent favoriser l’autonomie, sensibiliser, activer les sens, exprimer les aspects complexes de la vie sociale, éclairer la complexité et parfois le paradoxe de l’expérience vécue, penser différemment, et transformer la conscience en évoquant l’empathie et résonance »14. Ainsi, on retrouve l’expression Arts based research autant en éducation15, qu’en musicothérapie16, en nursing ou en sciences de la santé17.

Parallèlement, l’attrait pour l’ajout d’une dimension performative à la recherche en sciences humaines et sociales a pris de l’ampleur au point où Brad Haseman fera paraître, en 2006, A Manifesto for Performative Research dans lequel il invoque l’émergence d’une troisième catégorie méthodologique, soit performative, entre celle quantitative et celle qualitative. La particularité de la catégorie performative réside dans « l’expression des résultats dans une forme non numérique, symbolique, mais autre que des mots dans un texte discursif »18. L’expression « tournant performatif » (performative turn) a depuis été utilisé par de nombreux auteurs dont Tami Spry en ethnographie (2001), Peter Burke en histoire19, Elizabeth Bell pour l’étude de la culture (2008), Christian Licoppe pour les études en science et technologie (2010) et David Kornhaber en philosophie (2015).

Sylvie Fortin20 énumère pour sa part un certain nombre d’explorations « de manières alternatives de conduire et de mettre en forme une recherche ethnographique » qu’elle rattache au mouvement poststructuraliste et qui ont en commun de recourir à la création :

  • […] la fiction ethnographique, le poème, le texte dramatique, […] le récit stratifié alternant le fictionnel et le théorique, le texte polyvocal, le collage de courriels, le montage de conversations, l’échange épistolaire, la partition scénique, le scénario, la satire, le calligramme […].20

En plus de la diffusion créative des résultats d’une recherche en sciences humaines et sociales, on retrouve également les écritures créatives (creative writing) ainsi que les pratiques analytiques créatives (creative analytic practices ou CAP). Laurel Richardson est la première à affirmer que l’écriture n’est pas uniquement une façon de communiquer les résultats de la recherche, mais qu’elle en elle-même une méthode de recherche (Writing a method of inquiry)21. En tant que chercheure féministe, elle mettait en pratique une version inversée du mantra des années 1970 « le personnel est le politique ». Au lieu d’accepter la voix omnisciente imposée par l’écriture scientifique comme si c’était la nôtre, elle prône plutôt « de nous donner l’autorité sur notre compréhension de nos propres vies »22. Katherine Frank soutient pour sa part que le recours à la fiction où les personnages décrits sont composites — c’est-à-dire des morceaux d’elle-même, des gens qu’elle a connus dans les clubs de striptease, de ses expériences et de ses fantasmes — lui permet de faire une ethnographie expérimentale des relations complexes qui se forment entre les danseurs et leurs clients23. Quant à eux, Pierre Paillé et Alex Mucchielli proposent un type d’analyse en mode écriture, soit « un travail délibéré d’écriture et de réécriture, sans autre moyen technique, qui va tenir lieu de reformulation, d’explicitation, d’interprétation ou de théorisation du matériau à l’étude »24.

Selon Lisbeth Berbary, les pratiques analytiques créatives visent à pallier la critique post-structuraliste du langage qui a provoqué la « crise de la représentation » de la recherche qualitative25. On a alors considéré que le langage ne peut plus être considéré comme innocent ou transparent, parce qu’il est toujours ancré dans des régimes de pouvoir particuliers qui produisent, reproduisent et désactivent certains discours par rapport à d’autres26. Et comme il n’y a pas de correspondance naturelle ou organique entre les mots et ce qu’ils représentent, la réalité ne peut pas être capturée et rendue par la recherche parce que les significations sont multiples, locales, partielles et contingentes. Contrairement aux modes de représentation traditionnels, le chercheur qui recourt aux pratiques d’écriture analytiques créatives n’impose pas d’interprétation explicite, mais « montre la multiplicité, le chevauchement et la complexité par des récits polyvocaux, dialogiques, juxtaposés, composites ou visuels »27.

Il n’y a pas d’équivalent en français pour les expressions arts based research ainsi que performative research, c’est toujours le terme « recherche-création » qui est employé, ce qui prête à confusion lors de l’évaluation des résultats ou force l’introduction d’un double standard. En effet, doit-on évaluer la prestation créative d’un chercheur en sciences humaines et sociales avec les mêmes standards que la création artistique résultant d’un processus de recherche-création? La même question se pose pour la production discursive — cadrage conceptuel et récit réflexif de pratique — produite par les chercheurs-créateurs : doit-elle être évaluée avec les mêmes critères et standards que les résultats de la recherche en sciences humaines et sociales? La question est fondamentale si l’on considère que l’évaluation par les pairs, créateurs d’un côté et chercheurs de l’autre, constitue une part importante de la reconnaissance de la qualité des résultats de la recherche-création.

C’est pourquoi nous proposons de nommer « recherche performative » les recherches en sciences humaines et sociales qui intègrent une composante de création et de conserver le terme « recherche-création » pour les recherches dont le résultat est double : un artefact ou une performance artistique accompagnés d’une production discursive.

La recherche-création : champ, discipline ou pratique?

Poursuivons notre parcours définitoire. Après avoir établi des distinctions pour la composante recherche et la composante création, voyons maintenant ce qu’est la nature de la recherche-création. Comme en témoignent les courtes citations suivantes, la recherche-création constitue pour certains est un champ particulier, un domaine à part entière de la recherche en art : « the fields of creative and design research » (Allpress, 2012, p. 5) ; « the emerging field of artistic research » (Arlander, 2010, p. 7 ;  Borgdorff, 2012, p. 6) ; « the vibrant, active field of practice-as-research » (Babbage, 2016, p. 48) ; « the field of research-creation » (Chapman et Sawchuk, 2012, p. 8) ; « the field of practice-led research » (Farber et Mäkelä, 2010, p. 9) ; « the field of artistic research » (Frisk et Östersjö, 2013, p. 51 ;  Schwab, 2012, p. 4 ;  Wesseling et Boomgaard, 2011, p. 70) ; « the emergence of the field of practice-based research » (Hughes, 2006, p. 284).

D’autres, plus hardis, confèrent le statut de discipline à la recherche-création : « la recherche-création est une discipline à part entière » (Baril-Tremblay, 2013, p. 13) ; « creative and practice-led disciplines » (Bacon, 2015, p. 7) ; « The emergence of the discipline of practice-led research » (Barrett, 2007, p. 1) ; « the emerging discipline of artistic research » (Bolt, 2016, p. 130) ; « practice-led research […] within the low consensus disciplines of the arts faculty » (Brook, 2012, p. 1) ; « in the context of creative and practice-led disciplines » (Niedderer et Roworth-Stokes, 2007, p. 1). Henk Borgdorff rappelle néanmoins que la notion de discipline est remise en question non seulement dans le cas de la recherche artistique, mais aussi dans d’autres domaines de recherche académique au profit d’une recherche transdisciplinaire ou encore postdisciplinaire. Pour lui, la recherche-création (artistic research) doit être entendue comme violation des frontières disciplinaires, plutôt qu’une nouvelle discipline aux côtés d’autres liées à l’art (2012, p. 177).

Débattre de la question à savoir si la recherche-création est un champ ou une discipline nous informe sur le degré de pénétration de celle-ci à l’intérieur de l’académie, sans plus. Par ailleurs ce n’est pas anodin si, comme nous l’avons vu dans ces exemples ainsi que dans le tableau des termes présenté en introduction, le terme practice forme un grand nombre des termes anglais qui renvoient à la recherche-création. En effet, la nature de la recherche-création est d’abord et avant tout d’être une pratique.

La découverte inopinée

En cherchant à définir ce qu’est une pratique, une découverte inopinée fait bifurquer notre démarche définitoire de la recherche-création. Pour Theodore Schatzki (2001), les pratiques sont des assemblages d’activités humaines incarnées et matériellement médiatisées, organisées de manière centralisée autour d’une compréhension partagée. Elles sont dites « incarnées » non seulement parce que les formes de l’activité humaine sont liées aux caractéristiques du corps humain, mais aussi parce que les corps et les activités sont mutuellement « constitués » dans les pratiques. Prenons un exemple évident : la danse qui est intimement liée aux capacités physiques d’effectuer des mouvements des personnes qui la pratiquent et qui, en retour, modifie leur capacité physique. Ainsi si la pratique de la danse permet de développer des habiletés motrices et d’accroître l’amplitude des mouvements, elle peut également provoquer des blessures d’usure et autres traumatismes physiques.

Par ailleurs, comme ces assemblages d’activités humaines se trouvent entrelacés avec des constellations ordonnées d’entités non humaines et qu’elles sont redevables aux milieux des non humains au sein desquels elles procèdent, la compréhension d’une pratique spécifique implique l’appréhension d’une configuration matérielle singulière (2001, pp. 11-12). Un « tournant pratique » a par ailleurs touché les sciences humaines et sociales tout comme la recherche-création au début des années 2000 provoquant un changement majeur par rapport aux paradigmes logocentristes et modernistes28. Dans ce contexte, le paradigme logocentriste, dénoncé par Jacques Derrida29, fait reposer essentiellement sur la raison la donation de sens aux choses, particulièrement aux textes, tandis que le paradigme moderniste renvoie au primat de la démarche scientifique distanciée et la recherche de causes aux phénomènes.

Pour Henk Borgdorff, ce tournant a non seulement mis en lumière le rôle constitutif des pratiques, des actions et des interactions, mais a également provoqué un passage d’une recherche centrée sur le texte à une recherche centrée sur la performance « où les pratiques et les produits deviennent eux-mêmes les formes matérielles-symboliques d’expression, par opposition aux formes numériques et verbales utilisées par la recherche quantitative et qualitative »30. Cela nous ramène au « tournant performatif » dont il a été question précédemment.

Cartographier la diversité des pratiques de recherche-création

Définir la recherche-création comme une pratique nous mène au paradoxe suivant : si d’un côté définir c’est gommer la matérialité, la vitalité, la concrétude, la situation d’une chose ou d’un phénomène et que de l’autre une pratique est une activité incarnée et inscrite dans une configuration matérielle singulière, comment alors prendre en compte la diversité d’une pluralité de pratiques qui se réclament de la recherche-création? La résolution de ce paradoxe passe selon nous par un changement d’attitude épistémologique : abandonner la démarche définitoire au profit d’une démarche cartographique.

Selon Guillaume Sibertin-Blanc, le schème cartographique relève :

  • [d’]une pensée « spatialisée » et « spatialisante » […] une pensée des différences irréductibles plutôt que de l’unification sous des principes et des lois ; une pensée qui n’appréhende les phénomènes que par leurs manières multiples de se disperser dans des rapports extérieurs, et non en les rassemblant dans l’intériorité d’une essence ; une pensée qui affirme la répartition des distances et la coexistence des hétérogènes plutôt que leur subsomption sous des rapports d’identité31.

Cartographier n’est pas qu’un mode de représentation graphique et de transcription symbolique, c’est également « une manière de concevoir un régime de savoir impliqué par ces processus »32. Si définir consiste à assigner des limites à un objet ou un phénomène et que la définition est utilisée à des fins normatives — comme la réglementation des projets qui se disent de recherche-création étant admissibles aux subventions des organismes institutionnels —, cartographier au contraire c’est appréhender et rendre compte de la diversité et de la singularité des manifestations de ces objets ou phénomènes. Dans le sillon de Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour qui la carte est « tout[e] entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel [, elle] ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit »33, Guillaume Sibertin-Blanc considère que la carte « n’est pas un instrument de réflexion, mais de mobilisation; elle n’est pas un moyen de reproduire une réalité supposée préexistante, mais un opérateur d’exploration et de découverte créatrice de réalités nouvelles »32.

Une cartographie en cours

Nous avons fait nôtre l’énoncé programmatique selon lequel : « vivre et penser en cartographe impose de renoncer aux catégories de l’essence, pour promouvoir une analyse sensible à la fois à l’immanence et à la contingence du réel »34, c’est-à-dire une appréhension du réel sans métaphysique, sans chercher à aller par-delà ce qu’offre l’expérience sensible ni à en rabattre l’indétermination et l’imprévisibilité sur une quelconque nécessité.

Depuis septembre 2017, nous nous sommes ainsi mis à la tâche de la cartographie de la recherche-création. Dans un premier temps, nous avons choisi de cartographier les différents enjeux rattachés à la recherche-création en effectuant des forages dans des corpus de textes théoriques, en langue française comme en langue anglaise, pour réaliser des cartes autour des termes  recherche-création, practice-based research, practice-led research, practice as research et artistic research35. Parmi les enjeux cartographiés on retrouve : les caractéristiques, la nature de la connaissance produite, le rapport théorie/pratique, la documentation des processus, l’artefact, l’exégèse, la réflexivité, la cognition, la méthodologie, la posture épistémologique, la portée politique, l’évaluation, le rapport à la pratique artistique, à la sphère académique, à la personne, l’éthique et la conduite responsable en recherche, l’encadrement des étudiantes et des étudiants, la publication et la dissémination.

Dans une prochaine phase, au printemps 2018, nous comptons effectuer une première cartographie des pratiques de recherche-création en tant que telles à partir des réponses à un questionnaire où les chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs du réseau Hexagram36 seront appelés à décrire la composante recherche et la composante création de leur pratique. Nous espérons que nos efforts de cartographie de la recherche-création permettront d’enrichir la compréhension actuelle de cette pratique et de ses enjeux au bénéfice de la communauté universitaire — praticiens comme théoriciens, évaluateurs et accompagnateurs —, et ce, en célébrant ses déclinaisons multiples plutôt qu’en tentant de les contraindre par trop de régulation.

DC - Paquin - carte
Extrait de la cartographie en cours de la littérature sur la recherche-création. (Paquin et Noury, 2017). La cartographie complète est disponible via le PDF, en haut, à droite, de l'article.

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  • Wesseling, J. et Boomgaard, J. (2011). See it again, say it again: the artist as researcher. Amsterdam: Valiz.

  • Louis-Claude Paquin
    Université du Québec à Montréal

    Louis-Claude Paquin est professeur [titulaire] à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre fondateur d’Hexagram. Après avoir longtemps enseigné et étudié la rhétorique, l’interactivité et la création de multimédias interactifs, il enseigne depuis dix ans l’épistémologie et la méthodologie de la recherche-création. Ses travaux récents portent sur le tournant performatif de la recherche en sciences humaines et sociales, la théorisation incarnée et les méthodologies post-qualitatives dont la cartographie. Ses contributions sont disponibles en ligne sous licence Creative Commons [lcpaquin.com].

  • Cynthia Noury
    Université du Québec à Montréal

    Cynthia Noury est doctorante en communication à l’UQAM. Sa recherche-création porte sur le développement de pratiques d’entrevue médiatiques performatives, sujet dont elle a amorcé l’exploration dans le cadre de sa maîtrise en recherche-création média expérimental. Elle est notamment membre du comité de programmation du Réseau Hexagram et collabore à une action concertée des Fonds de recherche du Québec (FRQ) visant l’élaboration d’outils de formation sur la conduite responsable en recherche-création.

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