J’ai découvert la puissance du dessin comme outil de recherche scientifique en consultant un livre sur l’architecture des arbres de la forêt tropicale. Les dessins illustraient synthétiquement le fonctionnement des systèmes complexes que sont les arbres. Dès lors, mon regard s'est transformé. Dans le désordre apparent des branches, je reconnaissais le plan d’organisation d’une structure dont l’édification suivait une séquence de développement aux règles simples.
La recherche est un état, un état de disponibilité à voir ce qui n’a jamais été vu. Le dessin permet d’atteindre cet état. Il est un support à l’observation, mais plus que cela, il force le regard de l’observateur sur des éléments qui pourraient facilement passer inaperçus.
Dans les années 1970, la découverte des modèles architecturaux chez les arbres tropicaux a provoqué un changement de paradigme en biologie, tout cela grâce au dessin. Vingt ans plus tard, je me suis rendue en forêt tropicale pour apprendre la méthode d’analyse architecturale. J’ai expérimenté le dessin des arbres en forêt et j’ai compris les multiples raisons de sa nécessité. La recherche est un état, un état de disponibilité à voir ce qui n’a jamais été vu. Le dessin permet d’atteindre cet état. Il est un support à l’observation, mais plus que cela, il force le regard de l’observateur sur des éléments qui pourraient facilement passer inaperçus. Aucune photo ne peut remplacer le dessin puisque l’exécution même du dessin participe à la recherche. Aucune photo ne peut remplacer l’observation directe en forêt puisque la définition d’une photo ne peut égaler celle obtenue à l’aide de jumelles ou de longue-vue à l’intérieur d’un champ de vision permettant l’exploration d’une cime complète. Enfin, aucun film ne peut servir de support de remplacement pour l’analyse architecturale puisqu’il ne permet pas les changements à volonté d’angle de vision, en plus d’offrir les mêmes limites de définition que les photos.
L’analyse architecturale sert à identifier la séquence de développement d’une espèce et ses caractères architecturaux associés, en distinguant ces derniers de ceux qui varient selon les conditions de l’environnement. Une telle analyse demande qu’une vingtaine de caractères soient observés, chez plusieurs centaines d’arbres, de tous les âges et ayant poussé dans une diversité de milieux. Tous les axes (tronc, branches, rameaux) des arbres sont étudiés ainsi que l’ensemble des changements de caractères qui ont cours le long de ces axes. Le dessin permet d’intégrer rapidement dans une image le résultat des observations et de les comparer. Malgré l’ampleur du travail, l’analyse architecturale d’une espèce exige seulement quelques mois de travail. La prise de données numériques ne permet pas une telle étude. Elle est complémentaire tout au plus. Le temps de récolte des mesures serait trop long.
Fascinée par la force de l’outil, j’ai décidé d’en faire usage afin d’identifier le mode de développement des arbres de régions tempérées. À une époque où seul le quantitatif est considéré valable pour appuyer une démonstration, j’ai dû braver ce consensus pour publier. Les connaissances ainsi mises au jour par le dessin ont des répercussions dans plusieurs disciplines de recherche : biologie moléculaire, physiologie, génétique, morphologie, écologie, phylogenèse, etc. Entre autres, les dessins qui m’ont permis de découvrir les modèles architecturaux emboîtés ont ouvert un champ d'applications en gestion de l’arbre et de la forêt.
À une époque où seul le quantitatif est considéré valable pour appuyer une démonstration, j’ai dû braver ce consensus pour publier.
- Jeanne Millet
Université de Montréal
Jeanne Millet est docteure en biologie végétale. Pendant plus de 20 ans, elle a mené des recherches en architecture des arbres à l’Institut de recherche en biologie végétale. Forte de ses années de recherche et de travail de terrain, elle a produit en 2012 le premier livre jamais écrit sur L’architecture des arbres des régions tempérées: son histoire, ses concepts, ses usages. Depuis, elle enseigne au Département de sciences biologiques de l’Université de Montréal. Elle a publié en 2015 un deuxième livre Le développement de l’arbre : guide de diagnostic et elle a reçu en 2016 le Prix du mérite arboricole René-Pomerleau par la Société internationale d’arboriculture Québec. Elle donne des conférences et des formations dans plusieurs pays. Elle termine actuellement un troisième livre Arbres sous tension, dont la sortie est prévue pour février 2018.
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