Revisiter Derek de Solla Price
Dans Science Since Babylon, l’un des ouvrages fondateurs de la scientométrie publiée en 19611, Derek de Solla Price montrait que le nombre de revues savantes créées annuellement était en croissance exponentielle, et ce, depuis la fondation des premières au milieu du 17e siècle. En effet, au cours des quelque 300 années étudiées par Price, leur nombre doublait environ tous les 15 ans. Price associait ces résultats à une certaine crise de l’information avec laquelle nous sommes familiers aujourd’hui : il était dorénavant impossible pour un chercheur d’appréhender l’ensemble de la littérature publiée dans son domaine. Price y voyait aussi un signe de l’importance croissante de l’activité scientifique dans nos sociétés, mais soulignait également que ce rythme de croissance était insoutenable : s’il se poursuivait ainsi, chaque chercheur aurait sa revue, voire ses revues… Ainsi, cette croissance exponentielle devait prendre fin plus tôt que tard, laissant la place à une croissance plus linéaire.
Les données de Price s’arrêtaient donc tout juste milieu du 20e siècle, moment où l’on entamait les Trente glorieuses, considérées comme une période de croissance importante pour la science et les universités. Il importe donc de s’interroger sur le rythme de croissance de la science — tel que mesuré par le nombre de nouvelles revues — et de voir si ce rythme est toujours exponentiel, ou bien s'il a atteint un certain niveau de saturation.
Bien que dans certains pays — tels la Chine — la production de connaissances ait connu au cours des dernières années une croissance exponentielle2, la question d’une telle croissance à l’échelle mondiale est toujours débattue. Si pour certains, elle est encore exponentielle3, d’autres la considèrent davantage comme étant linéaire4
De nouvelles données pour une vieille question
Cette chronique vise à contribuer à cette discussion, en présentant des données originales sur la création de nouvelles revues savantes depuis le 17e siècle, et sur les organisations qui sont derrière leur création.
Afin d’étudier la création de nouvelles revues, nous avons analysé la base de données Ulrich (Ulrich’s periodicals directory5) qui indexe certaines métadonnées relatives à plus de 300 000 revues et magazines de partout dans le monde. Par exemple, elle contient, entre autres informations, l’année de fondation de la revue, l’organisation et le pays qui en est responsable, et la langue de publication. En date du 26 octobre 2016, elle contenait un sous-ensemble de 117 383 périodiques de nature académique; ce sont ces périodiques qui sont analysés ici.
Croîtra, croîtra pas?
La Figure 1 présente le nombre de revues créées depuis 1665, année de création des Philosophical Transactions of the Royal Society of London et du Journal des Sçavants. On remarque que, pour la majeure des quelque 350 années étudiées, le nombre de revues connait une ligne exponentielle. Toutefois, entre 1990 et 2005, le nombre de revues créées annuellement est demeuré plutôt stable — légèrement au-dessus de 2000 — pour ensuite reprendre une croissance exponentielle à partir de 2005, et se stabiliser vers 20136. Ainsi, Price n’avait pas tout à fait tort : la croissance exponentielle ne peut durer éternellement. Par contre, il semble qu’il en soit également ainsi de la croissance linéaire. Bien qu’il soit difficile de déterminer les facteurs expliquant la relative stabilisation du nombre de revues créées à partir de 1990, on peut émettre l’hypothèse que le modèle des revues « papier » était considéré par plusieurs comme arrivant à la fin de sa vie utile, et que la communauté scientifique considérait avoir un nombre suffisant de revues pour répondre à ses besoins de diffusion. De façon analogue, la croissance observée depuis 2005 est vraisemblablement associée à l’ère numérique et à la plus grande facilité de création de revues qu’elle permet.
Inégalité de la croissance
Bien que l’on puisse penser que l’arrivée des revues numériques, plus faciles à créer que les revues « papier », aurait démocratisé la création de revues, et qu’en conséquence un plus grand nombre de petits joueurs (sociétés savantes, centres de recherche, universités) produiraient leurs propres revues, on remarque l’inverse dans les données. En effet, une analyse fine des organisations chapeautant la création de ces revues montre qu’entre 1960 et 2005, le nombre de revues nouvellement créées par organisation est relativement stable, et elle montre aussi que ces organisations sont relativement petites et que seules quelques revues sont lancées par celles-ci chaque année. Et, à partir de 2005, la moyenne du nombre de revues créées par organisation augmente de façon importante, démontrant la facilité avec laquelle le numérique permet la création de nouvelles revues, mais également que les organisations qui les créent tendent à avoir un portfolio de revues d’une taille de plus en plus importante.
Elsevier et Springer
Cette tendance s’observe par l’évolution de la création de nouvelles revues par les deux plus importants éditeurs commerciaux, Elsevier et Springer (Figure 2); les deux organisations ayant créé le plus de revues au cours des 10 dernières années. Bien que les données oscillent d’une façon importante d’une année à une autre, on remarque que, tant pour Elsevier que Springer, le nombre de revues créées croit de façon relativement stable jusqu’aux années 1980, alors que le nombre de revues créées par Elsevier se stabilise, voire diminue, et que celui de Springer poursuit sa croissance jusqu’à la fin des années 1990 pour ensuite diminuer. Dans les deux cas, le nombre de revues créées augmente subitement — vers 2005 pour Springer et 2010 pour Elsevier — et les deux firmes mettent en marché davantage de revues aujourd’hui qu’à tout autre moment de leur histoire.
Éditeurs, prédateurs et proies
Les éditeurs commerciaux Elsevier et Springer, présents depuis plus d’un siècle dans le domaine de l’édition savante, ne sont pas les seuls à vouloir bénéficier de l’importance accordée par les chercheurs à la diffusion des connaissances et au prestige associé. Le Tableau 1 montre les 10 éditeurs — tous commerciaux — ayant créé le plus de revues entre 2006 et 2015. En parallèle avec des éditeurs commerciaux établis, on remarque trois éditeurs dont la légitimité est questionnable (Bentham Open, Scientific Research Publishing, Inc., et Omics Publishing Group, respectivement en 8e, 9e et 10e place), et qui se retrouvent sur la liste des éditeurs prédateurs de Geoffrey Beall. Bien que Geoffrey Beall soit un personnage controversé ayant des vues plutôt conservatrices sur la communication savante7, et qu’il ait abandonné sa liste il y a plus d’un an8, force est de constater que celle-ci a permis de repérer avec une bonne précision les revues n’effectuant pratiquement pas d’évaluations par les pairs sur les manuscrits reçus9, et qui sont prêtes à accepter n’importe qui sur leur comité éditorial10.
Le Canada, paradis éditorial?
À l’échelle canadienne, l’importance relative des éditeurs prédateurs est encore plus importante (Tableau 2). En effet, 9 des 14 éditeurs ayant créé 4 revues et plus au cours de la période 2006-2015 sont sur la liste de Beall, côtoyant principalement des organisations académiques. Bien que l’importance de ces éditeurs à la légitimité douteuse au Canada puisse paraître surprenante, elle peut s’expliquer par la bonne réputation du pays dans la communauté scientifique. Puisque ces éditeurs ont l’habitude d’envoyer des courriels de sollicitation de manuscrits — en promettant une acceptation rapide — à des auteurs potentiels, mentionner le Canada comme lieu d’édition paraît plus convaincant. Aussi, cette tendance n’est sans doute pas étrangère à l’achat, en 2016, d’un éditeur canadien de revues médicales par l’éditeur OMICS11.
Que croire?
Dans l’ensemble, cette chronique a montré que le nombre de revues savantes a cru de manière exponentielle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, croissance qui a trouvé depuis un rythme encore plus rapide avec l’arrivée de l’ère numérique. Par contre, ce nouveau rythme de croissance amène également beaucoup de « bruit ». En effet, en parallèle avec des revues dont le contenu est évalué par les pairs — malgré toutes les limites de l’exercice — existent maintenant des revues dont le contenu n’a pas subi un tel contrôle, ce qui rend encore plus problématique la crise de l’information soulevée par Price il y a plus de 50 ans. Celle-ci, en effet, est présente à deux niveaux : celui du lecteur, ne sachant plus à qui se fier, et celui du chercheur, ne sachant plus où publier. Cette crise est également exacerbée par le double rôle des articles savants contemporains, qui sont à la fois unité de diffusion et unité comptable.
Il est tentant de démoniser ces firmes que l’on qualifie souvent d’éditeurs prédateurs. Il faut toutefois rappeler qu’ils ne sont pas les seuls prédateurs à bénéficier financièrement de la dépendance qu’ont les chercheurs aux revues savantes12, et qu’ils n’ont pas le monopole des résultats peu fiables13. En fait, tant que la communauté scientifique acceptera de sous-traiter la diffusion des connaissances à des organisations dont le but premier est la recherche de profits, de telles organisations continueront à prospérer. Ainsi, il importe pour la communauté scientifique de reprendre le contrôle sur la diffusion des connaissances, et d’investir dans des plateformes collectives de diffusion.
Tant que la communauté scientifique acceptera de sous-traiter la diffusion des connaissances à des organisations dont le but premier est la recherche de profits, de telles organisations continueront à prospérer. Ainsi, il importe pour la communauté scientifique de reprendre le contrôle sur la diffusion des connaissances, et d’investir dans des plateformes collectives de diffusion.
- 1de Solla Price, D. J. (1961). Science Since Babylon. New Haven and London: Yale University Press.
- 2Zhou, P., & Leydesdorff, L. (2006). The emergence of China as a leading nation in science. Research Policy, 35(1), 83-104.
- 3Larsen, P. O., & Von Ins, M. (2010). The rate of growth in scientific publication and the decline in coverage provided by Science Citation Index. Scientometrics, 84(3), 575-603; Bornmann, L., & Mutz, R. (2015). Growth rates of modern science: A bibliometric analysis based on the number of publications and cited references. Journal of the Association for Information Science and Technology, 66(11), 2215-2222.
- 4Larivière, V., Archambault, É., & Gingras, Y. (2008). Long‐term variations in the aging of scientific literature: From exponential growth to steady‐state science (1900–2004). Journal of the Association for Information Science and Technology, 59(2), 288-296; Ziman, J.M. (1994). Prometeus bound: Science in a dynamic steady state. Cambridge, England: Cambridge University Press.
- 5https://ulrichsweb.serialssolutions.com/
- 6 La baisse observée en 2014-2015 est vraisemblablement due à des délais d’indexation dans la base de données ULRICH.
- 7Voir, entre autres, Swauger, S. (2017). Open access, power, and privilege: A response to “What I learned from predatory publishing”. College & Research Libraries News, 78(11), 603. http://crln.acrl.org/index.php/crlnews/article/view/16837/18435
- 8Une archive de celle-ci demeure disponible : https://beallslist.weebly.com/
- 9Bohannon, J. (2013). Who's afraid of peer review?. Science, 342(6154), 60–65.
- 10Sorokowski, P., Kulczycki, E., Sorokowska, A., & Pisanski, K. (2017). Predatory journals recruit fake editor. Nature, 543, 481-483.
- 11Brown, C. (2016). Alleged predatory publisher buys medical journals. CMAJ, 188 (16) E398; DOI: https://doi.org/10.1503/cmaj.109-5338
- 12Larivière, V., Haustein, S., & Mongeon, P. (2015). The oligopoly of academic publishers in the digital era. PLOS ONE, 10(6), e0127502.
- 13Brembs, B., Button, K., & Munafò, M. (2013). Deep impact: unintended consequences of journal rank. Frontiers in human Neuroscience, 7, 291. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fnhum.2013.00291/full
- Vincent Larivière
Université de Montréal
Vincent Larivière est professeur agrégé à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, où il enseigne les méthodes de recherche en sciences de l’information et la bibliométrie. Il est également directeur scientifique de la plateforme Érudit, directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie.
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