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Pionnière de la recherche et de l'enseignement de la psychologie du développement au Québec, Thérèse Gouin Décarie s'est intéressée sa vie durant aux problèmes de l'intelligence et de l'affectivité chez le jeune enfant. Première femme francophone à devenir membre du Conseil national de recherches du Canada, elle s'est vu, par ailleurs, confier, en 1962, l'évaluation du potentiel intellectuel et affectif de jeunes enfants atteints de malformations congénitales dues à la thalidomide. Ses travaux ont retenu l'attention de Jean Piaget qui a rédigé la préface de son premier volume.

Gouin Décarie[Propos recueillis par Jean-Marc Gagnon, et publiés dans la version imprimée du présent magazine en mai-juin 1985]

 

Été 1949. Pointe-au-Pic.

Installée dans le grenier de la résidence d'été familiale, Thérèse Gouin Décarie fait la découverte du psychologue suisse encore peu connu, Jean Piaget, en lisant « comme des romans policiers » ses trois œuvres inspirées de l'observation de ses propres enfants : La Naissance de l'intelligence chez l'enfant, La Construction du réel chez l'enfant et La Formation du symbole chez l'enfant.

Thérèse Gouin Décarie a 26 ans. Rompant avec la tradition familiale de la pratique du droit, elle a choisi d'orienter sa vie vers une profession impliquant une relation d'aide. Elle avait d'abord songé à la médecine, mais elle s'est vite rendu compte que son intérêt allait plutôt du côté de la psychologie dont l'enseignement avait démarré à l'Université de Montréal.

1960. Quatre enfants et onze années plus tard. La thèse de doctorat de Thérèse Gouin Décarie parait chez Delachaux et Niestlé : L'intelligence et l'affectivité chez l'enfant, avec préface de Jean Piaget. (Le livre sera traduit et publié en anglais.)

II y avait vraiment un fossé dans l'état des connaissances de l'époque.

« Probablement en raison de ma formation initiale en clinique, j'avais cherché à comprendre le développement de l'attachement de l'enfant aux figures primaires (la mère surtout) dans un contexte freudien et le développement de ce que Piaget appelle la notion d'objet (c'est-à-dire comment les choses qui entourent le nourrisson arrivent à devenir des objets permanents, se maintenant dans l'existence même quand elles ne sont plus directement perçues par lui). En somme, comment se développent la dimension affective et la dimension cognitive avant la période verbale? Dans l'état des connaissances de l'époque, Il y avait vraiment un fossé entre les deux et je me suis demandé si, expérimentalement, on pouvait en déceler les liens. »

L'étude des relations existantes entre le développement affectif et mental (cognitif) de l'enfant durant les 15 premiers mois de son existence a été le point de départ de l'inlassable recherche que Thérèse Gouin Décarie poursuit toujours à l'Université de Montréal.

Pourquoi étudier les nourrissons? « Pour commencer par le commencement! » Elle aurait pu ajouter : « Voyons! », tant cette évidence s'impose d'elle-même quand on étudie le développement de la personnalité. Elle ne l'a pas fait. Bien plus, j'en suis certain, en raison du très grand respect qu'elle porte à autrui que par politesse...

C'est toujours quelque chose de très profond comme désir et comme plaisir quand je découvre un lien.

« Ma thèse était une tentative de raccord entre deux approches : psychanalytique (alors en vogue) et piagétienne (en pleine évolution depuis lors, surtout en Amérique du Nord). J'ai toujours eu ce souci de ne pas considérer les enfants comme des "sujets", des individus en pièces détachées. Nous ne sommes pas faits d'un ensemble de pièces détachées. L'enfant non plus. J'essaie toujours de tisser des relations. Pour moi, c'est toujours quelque chose de très profond, comme agir et comme plaisir, quand je découvre un lien. »

Cette conception globale de la psychologie, Thérèse Gouin Décarie l'a toujours eue. Elle paraissait d'ailleurs un peu insolite dans les années 40, au moment où la psychologie génétique en était encore à ses premiers balbutiements. Elle ajoute : « Une telle conception était plutôt rare à cette époque parce qu'on savait si peu de choses qu'il fallait presque se cantonner à un aspect bien précis : problèmes de développement moteur, de développement cognitif, etc. En fait, le chemin parcouru depuis 40 ans a été énorme. Les découvertes des années 70 surtout ont démontré clairement qu'on ne peut pas séparer développements mental, affectif, social et moteur. Je me sens tout à fait à l'aise dans ce "nouveau" courant où l'on cherche davantage à cerner l'intégration de l'enfant dans l'univers. Cette intégration implique autant sa capacité de maîtriser des objets physiques animés ou inanimés que celle d'entrer en contact avec d'autres personnes, le contrôle de ses émotions, la méprise de ses gestes, etc. »

En matière de contrôle des émotions et des gestes notamment, 1962 a été, pour Thérèse Gouin Décarie, une date charnière : elle a été appelée en consultation par le chef du service de psychologie de l'Institut de réadaptation de Montréal, le Dr Bernard Hébert, pour évaluer le potentiel intellectuel et social de la trentaine d'enfants victimes de la thalidomide, alors hospitalisés à l'Institut.

« J’étais très effrayée. Je n'ai pas accepté tout de suite. Je me suis dit que je devais aller les voir avant. Des bébés de quinze-vingt mois dont plusieurs n'avaient que des embryons de membres, pas d'oreille interne ou, dans le meilleur des cas, des doigts fusionnés. Quand je les ai vus, mon cœur a été pris tout de suite : ils étaient pour la plupart très très attachants. »

Les médecins éprouvaient le besoin de se déculpabiliser.

« Il fallait quand même savoir si ces enfants étaient capables d'apprentissage. En fait, les revues médicales de l'époque avaient répandu le mythe que ces enfants étaient soit d'intelligence normale, soit surdouée sans qu'on n'ait jamais fait d’évaluation systématique! La thalidomide avait été interdite aux États-Unis et ensuite au Canada (ce qui explique le petit nombre de victimes), mais il s'agissait quand même d'un médicament prescrit et les médecins éprouvaient sans doute le besoin de se déculpabiliser par de telles déclarations.»

Au cours des sept années où elle fit la navette entre l'Université et l'Institut, Thérèse Gouin Décarie trouva (« comme il était prévisible », commente-t-elle) que les victimes de la thalidomide montraient un déficit intellectuel selon la proportion habituelle des populations d'enfants présentant des problèmes neurologiques, de motricité ou de handicap visuel, c'est-à-dire une proportion plus élevée d'enfants d'intelligence lente que dans la population en général.

Elle fut aussi la première à se rendre compte du danger que présentait la poursuite de l'étude systématique de ces enfants pour eux-mêmes, du danger qu'ils deviennent des « cas ». « J'ai demandé qu'on limite les interventions au plan physique et qu'on ne fasse d'évaluation psychologique qu'à la demande des parents, pour que les enfants ne soient pas traités comme s'ils avaient besoin pour le reste de leurs jours d'une psychothérapie.

« Le problème de la mise au point de prothèses adéquates fut très long et, en fait, peu d'enfants les utilisèrent. Cependant, ces enfants se sont pour la plupart remarquablement bien développés. L'un d'entre eux vient même d'entreprendre des études universitaires, en dépit du fait qu'il ait deux bras et deux jambes artificiels.» En fait, c'est à des enfants et à des jeunes que Thérèse Gouin Décarie, femme, mère, professeur, chercheur, a consacré sa vie.

Les femmes ont besoin d'un certain quota de bonheur.

 « À l'instar de la présidente de l'Université de Paris 1, madame Ahrweiler, je pense que l'une des raisons pour lesquelles il n'y a pas suffisamment de femmes en recherche réside dans le fait qu'elles ont besoin d'un certain quota de bonheur personnel. Si une étudiante me demandait conseil pour entreprendre une carrière de professeur-chercheur, je l'interrogerais d'abord pour savoir si elle aime profondément cela, si elle est heureuse lorsqu'elle fait de la recherche et aussi de l'enseignement (ils sont intimement liés et il faut les aimer tous deux). Il faut être vraiment mordue. Autrement, ça doit être extrêmement pénible. »

« Mais, je lui poserais aussi une autre question très importante à mes yeux : Où est votre quota de bonheur? Que vous faut-il, à part la recherche, pour pouvoir être heureuse? »

«Je pense que les hommes ont autant besoin que les femmes de leur quota de bonheur, mais ils ne le savent pas! Ou, du moins, ils ne l'admettent pas! De sorte qu'il arrive un moment particulièrement dramatique où ils ont tout sacrifié à leur recherche (ou à leur travail): famille, femme, enfants, loisirs et, parfois, eux-mêmes. Quel réveil brutal! Ce sont les femmes qui ont raison de tenir avant tout à leur quota de bonheur. Il faudrait que les hommes soient davantage prévenus de ce côté et qu'ils admettent, entre autres, qu'on ne peut se passer de certaines choses. Les sacrifier serait un prix trop grand à payer, même avec le Nobel au bout. Il y aurait peut-être moins de carrières prestigieuses, mais je pense que la Terre en serait plus belle. »

Ne peut-on parvenir au sommet sans consentir à de pareils sacrifices?

« Je n'en suis pas très sûre. Pour garder le bonheur, il y a des sacrifices à faire dans la carrière. C'est à peu près inévitable. Comme, par exemple, de renoncer à participer à un congrès, donc à une communication scientifique, à cause de l'otite d'un enfant...»

« Les grandes découvertes scientifiques sont parfois appuyées sur trop de renoncements personnels. L'homme en est souvent inconscient. Il n'en sent pas les répercussions et ne sait pas toujours ce qu'il est en train de perdre, tandis que la femme, elle, le sent et le sait toujours.»

II faut absolument faire une heure de travail intellectuel intense par jour.

« De mon côté, heureusement, j'ai eu un mari universitaire qui m'a vraiment supportée et encouragée, même si, à certains moments, j'ai dû réaliser pas mal d'acrobaties. J'ai été professeur à mi-temps (avec les répercussions qu'on peut imaginer sur l'avancement, la retraite, etc.) jusqu'à ce que notre quatrième enfant soit en première année scolaire, soit pendant une dizaine d'années! Les choses vont forcément un peu au ralenti en pareilles circonstances. Mais, je n'ai jamais regretté cela. C'est également un conseil que je donnerais volontiers : il faut que vous sachiez ce que vous voulez. Si vraiment vous voulez aussi tout le reste, mari, famille, amis, etc., il va falloir que vous consentiez à vivre des parenthèses, des temps forts et des temps moins forts. Mais si vous êtes mordue, vous ne pourrez pas lâcher. Dans mes moments "moins forts", l'un de mes anciens professeurs, le Père Mailloux, me disait : "II faut absolument faire une heure de travail intellectuel intense par jour. Si cette heure est très intense, elle vous garde en éveil et vous maintient la tête au-dessus de l'eau." »

Si Thérèse Gouin Décarie n'a pas sacrifié son rôle de mère, elle a su s'en tenir également à sa fonction de professeur-chercheur. Première femme en provenance des sciences humaines à devenir membre du Conseil national de recherches du Canada (de 1970 à 1976), membre de l'Assemblée universitaire, du Conseil et du Comité exécutif de l'Université de Montréal, elle a cependant toujours refusé toute fonction administrative susceptible de la contraindre à abandonner recherche et enseignement.

« J'ai toujours refusé d'assumer des tâches administratives comme celles de directeur de département ou de vice-doyen, par exemple, parce que je savais qu'étant donné le contexte universitaire actuel, il m'aurait fallu, pour bien faire mon travail, que je ferme ce que j'appelle pompeusement mon laboratoire et qui n'est en fait qu'une salle d'expérimentation. De telles fonctions demandent de renoncer à l'enseignement ou à la recherche. Et je savais que ce renoncement m'aurait coûté mon quota de bonheur. »

Elle a toujours refusé. Si souvent et avec une telle constance que certains collègues l'ont surnommée amicalement : Maria Goretti du campus, c'est-à-dire celle qui dit non!

Sur notre insistance, madame Décarie continue ses conseils aux jeunes attirés par une carrière de professeur-chercheur : « La première et la plus indispensable connaissance est celle du français écrit et parlé. Il s'agit la dune exigence minimale, même si de nombreuses publications devront évidemment être faites en anglais, langue seconde qu'il faut savoir écrire directement. Une troisième langue s'impose également : celle de l'informatique qu'il faut apprendre assez vite pour s'y trouver à l'aise. Enfin, il faut s'ouvrir aux autres disciplines au fur et à mesure des besoins. En fait, résume-t-elle, il suffit de vouloir étudier un problème qui nous passionne pour se rendre compte que, inévitablement, on se trouve obligé de se tourner vers d'autres disciplines pour l'approfondir.»

Travailler en collaboration, surtout avec des jeunes, fait partie de la joie de la recherche.

Nous ajoutons : savoir travailler en équipe. Depuis près de 15 ans, Thérèse Gouin Décarie a presque toujours publié avec un ou une collègue. Côté collaboration scientifique, celle-qui-dit-non répond toujours oui! « En fait, affirme-t-elle, travailler en collaboration, surtout avec des jeunes, fait partie de la joie de la recherche.

Et cette joie de la recherche, au bout de 35 ans de carrière, Thérèse Gouin Décarie semble l'éprouver comme au premier jour. Les travaux sur la socialisation du nourrisson, qu'elle poursuit avec sa principale collaboratrice, Marcelle Ricard, chercheur adjoint au Département de psychologie, viennent de franchir une étape méthodologique importante décrite dans un article à paraitre qu'elle montre fièrement. Un peu fébrilement aussi, comme un chercheur anxieux de connaître la réaction de ses pairs face à une contribution pour l'avancement de la connaissance dans un domaine où cette connaissance s'est accélérée de façon vertigineuse depuis une vingtaine d'années.

La contribution de Thérèse Gouin Décarie, pourtant, n'y est pas des moindres.

Depuis novembre dernier, elle est grand-mère et s'interroge : « Comment expliquer qu'un enfant qui n'est pas le vôtre vous apporte autant de joie, même en son absence, par sa seule existence? Savoir qu'il est là, quelque part, donne un autre sens à ce que je suis en train de faire. Un petit-fils, c'est comme un antidote contre la mort, la maladie, la tristesse. »

Nous serions tentés d'ajouter contre la vieillesse. Thérèse Gouin Décarie, femme, mère, professeur, chercheur et jeune.


  • Propos recueillis par Jean-Marc Gagnon, 1985

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