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Vincent Larivière, Université de Montréal
Ce désintérêt des entreprises et gouvernements pour la création de connaissances est susceptible d’affecter l’embauche de diplômés de doctorat au sein de leurs services, en plus d’entraîner une baisse des travaux de recherche sur des thématiques spécifiques, d’intérêt public dans le cas des gouvernements ou d’intérêt économique dans le cas des entreprises.

Les échos de The New Production of Knowledge

L’année 1994 marqua la publication d’un ouvrage collectif1 sur les transformations du monde de la recherche. L'une de ses conclusions était qu’une délocalisation des lieux de production des connaissances s’opérait, ayant pour effet de réduire l’importance des universités dans le système de la recherche. À la suite de la publication de cet ouvrage séminal – cité à ce jour près de 13 000 fois dans Google Scholar –,  bon nombre d'auteurs se sont affairés a contrario à montrer le rôle central que jouaient les universités2, particulièrement en recherche fondamentale3.

Toutefois, plus de 20 ans après cette publication, et après 10 ans de gouvernement conservateur, il importe de mettre à jour le poids relatif des différents acteurs du système de la recherche. Les universités, sur ce plan, sont-elles aussi importantes aujourd’hui? Leur part des activités de recherche fondamentale est-elle en croissance ou, au contraire, en déclin? Les universités ont-elles été marginalisées comme le prévoyait Gibbons et ses collègues? La présente chronique vise à répondre à ces questions, mais également à analyser l’importance relative des autres secteurs institutionnels traditionnellement actifs en recherche, tels les gouvernements et les entreprises.

Méthodes

Afin de mesurer l’évolution des activités de recherche des divers secteurs, nous avons utilisé les données de l’Observatoire des sciences et des technologies – basées sur le Web of Science de Thomson Reuters –, qui effectue depuis près de 20 ans le nettoyage des institutions canadiennes et le regroupement des unités de recherche sous leur affiliation principale. Plus spécifiquement, chaque institution canadienne fait l’objet d’une classification au sein de chacun des quatre grands secteurs suivants :

  • universités (incluant hôpitaux affiliés);
  • gouvernements4 (fédéral et provinciaux);
  • entreprises;
  • autres5.

Ainsi, 1 314 581 articles publiés entre 1980 et 2014 ayant au moins une adresse canadienne ont été « nettoyés », livrant  le portrait à long terme de la place des différents secteurs dans l’activité de recherche canadienne.

Cette analyse s’appuie sur deux méthodes de comptage d’articles. Une première, le comptage unitaire, attribue une unité d’article à chaque institution signataire. Une seconde, le comptage fractionnaire, octroie à chacune des institutions apparaissant dans l’article une fraction correspondant à sa proportion des adresses présentes. Alors que la première méthode dénombre simplement le nombre d’articles auxquels les chercheurs d’une institution ou d’un secteur institutionnel ont contribué, la seconde évalue l’importance relative d’une institution ou d’un secteur dans la liste des institutions signataires. L’avantage de la seconde méthode est de permettre la compilation, pour chaque secteur institutionnel, d’une part des activités de recherche canadienne dont la somme ne dépasse pas 100 %. Les figures ci-dessous utilisent ce type de calcul; les tendances obtenues par comptage unitaire sont similaires et seront discutées dans le texte.

La croissance de la recherche universitaire…

La figure 1 présente l’évolution du nombre d’articles (panel de gauche) et de la part des articles canadiens (panel de droite). Deux tendances émergent : pour les universités – et, plus légèrement, pour le secteur Autres  –, on remarque une croissance constante de l’activité de recherche. En effet, hormis une baisse entre 1995 et 2003, le nombre d’articles écrits par les universités a augmenté de façon constante au cours des 35 dernières années, passant de 15 300 à plus de 40 000 en comptage fractionnaire, ou de 17 000 à 60 000 en comptage unitaire. En termes relatifs, la place croissante prise par les universités est encore plus frappante (panel de droite). Alors que les universités représentaient 81 % des articles canadiens en 1980, la proportion est passée à 89 % en 2014. Cette tendance est encore plus marquée en comptage unitaire, alors que la participation des universités aux publications canadiennes passe de 83 % à 94 % au cours de la même période.

… et le déclin de la recherche gouvermentale et industrielle

À l’opposé, le nombre d’articles des gouvernements est au même point en 2014 qu’en 1980 – après avoir connu deux cycles de croissance dans les années 1980 et 2000. Les entreprises ont pour leur part vu leur activité de recherche croître légèrement, passant de près de 900 articles en 1980 à plus de 1 100 en 2014. Ce nombre est toutefois plus faible que celui atteint en 1995, où près de 1 250 articles avaient été écrits par des chercheurs associés à ce secteur. Puisque le comptage fractionnaire nous permet d’avoir un jeu à somme nulle, la croissance de la part des universités dans le système de la recherche amène nécessairement la décroissance de la part d’autres secteurs. Sans surprise, tant les gouvernements que les entreprises voient leur importance relative diminuer dans le système de la recherche canadien. Dans le cas du secteur gouvernemental, sa baisse est régulière au cours des 35 dernières années – hormis une certaine période de stabilité entre 1999 et 2004 –, le faisant passer de 12,9 % à 5,9 % de l’ensemble canadien. Une tendance similaire est observée pour les entreprises : alors qu’elles représentaient 5 % des articles canadiens en 1980, cette part n’est plus qu’à 2,6 % en 2014. On remarque donc, dans l’ensemble, une croissance marquée de la centralité des universités dans le système de la recherche canadien, et un déclin sans équivoque de celle des gouvernements et des entreprises.

 

 

Cette dépendance croissante du système de la recherche canadien vis-à-vis des universités s’illustre également dans les pratiques de collaboration des chercheurs industriels et gouvernementaux. Alors qu’environ 17 % de leurs articles étaient co-écrits avec des universités en 1980, ce pourcentage a grimpé de façon régulière au cours de la période étudiée pour atteindre 60 % dans le cas des entreprises et 65 % dans le cas des gouvernements (figure 2). C’est donc dire que non seulement les entreprises et les gouvernements effectuent de moins en moins de recherche fondamentale, mais celle-ci s’appuie également de plus en plus sur l’établissement de partenariats avec les universités. 

 

L’importance relative des différents secteurs institutionnels varie toutefois en fonction du domaine de recherche. La figure 3 présente la proportion des publications canadiennes, toujours fractionnées, de chacun des secteurs, selon la discipline, pour la période 2010-2014. On remarque l’importance du secteur gouvernemental en biologie et en sciences de la Terre, que l’on peut associer aux mandats des différents ministères fédéraux et provinciaux, telle la gestion de la faune, de l'environnement, des océans et des ressources naturelles. Les entreprises sont, quant à elles, beaucoup plus actives en génie et en chimie – domaines à forte tendance industrielle – ainsi qu’en sciences de la Terre, principalement dans les spécialités associées à l’exploitation des ressources naturelles. Mentionnons qu’un déclin des entreprises est particulièrement marqué en génie, où leur part de l’ensemble canadien est passée de 30 % à 6 % au cours de la période.

Sans surprise, les universités sont responsables de la quasi-totalité de la recherche dans les différents domaines des sciences sociales et humaines – hormis les arts, au sein desquels le secteur Autres, regroupant les théâtres, musées et galeries d’art, contribue d’une façon importante – ainsi que des mathématiques.

Conclusion

Les universités sont au cœur du système de la recherche canadien. En plus d’effectuer la majorité de la recherche générant des connaissances publiables, et donc mise au patrimoine collectif du savoir, elles forment les étudiants aux cycles supérieurs – qui, pour une part d'entre eux deviendront des chercheurs – et embauchent une proportion importante des diplômés. Au cours des 35 dernières années, les gouvernements et entreprises ont massivement quitté l’univers de la recherche originale (distincte de la simple application et du développement), laissant les universités seules à occuper cet espace essentiel. Bien que cette situation puisse être interprétée par certains comme une « bonne nouvelle », démontrant la centralité accrue des universités dans la société canadienne, cette concentration de la production dans le monde académique – qui, rappelons-le, participent à près de 95 % des articles scientifiques au pays – n’est pas sans générer certains problèmes.

En effet, ce désintérêt des entreprises et gouvernements pour la création de connaissances est susceptible d’affecter l’embauche de diplômés de doctorat au sein de leurs services, en plus d’entraîner une baisse des travaux de recherche sur des thématiques spécifiques, d’intérêt public dans le cas des gouvernements ou d’intérêt économique dans le cas des entreprises. Le déclin des activités de recherche de ces dernières réduit d’autant leur capacité d’innovation, tant du point de vue des découvertes qu’elles pourraient générer que de l’absorption de découvertes effectuées par les chercheurs universitaires. Notons toutefois que cette tendance n’est pas unique au Canada. Par exemple, les Bell Labs – fleuron de la recherche industrielle américaine, associés à la découverte du transistor, du laser, ainsi qu’à 8 prix Nobel – sont passés de 30 000 employés en 2001 à 1 000 en 20096, conséquence de l’arrêt de leur programme de recherche fondamentale7.

Enfin, nos résultats montrent que le déclin de l’expertise étatique en sciences et technologie date de bien avant l’arrivée du gouvernement conservateur de Stephen Harper. Celui-ci l’a accéléré par une destruction accrue de la capacité de recherche intra-muros du gouvernement fédéral, dont la « restructuration » du Conseil national de recherche du Canada, la réduction des budgets d’Environnement Canada ou la fermeture de la station scientifique des lacs expérimentaux et de 7 des 11 bibliothèques de Pêches et Océans Canada ne sont que des exemples parmi d’autres. L’élection d’un gouvernement libéral en octobre dernier a soulevé un vent d’optimisme dans la communauté scientifique canadienne. Bien que certaines actions aient été entreprises, telles que le rétablissement du questionnaire long et obligatoire du recensement, les chercheurs canadiens attendent encore la matérialisation des promesses faites en campagne électorale, dont la plupart passent par une relance de l’économie qui, elle, est indissociable de la capacité d’innovation des entreprises.

Références :

  • 1. GIBBONS, M., C. LIMOGES, H. NOWOTNY, S. SCHWARTZMAN, P. SCOTT et M. TROW (1994). The new production of knowledge: The dynamics of science and research in contemporary societies, Sage. Pour de détails sur cet ouvrage, visionnez cet entretien avec l'un des auteurs, Camille Limoges.
  • 2. Voir, entre autres, GODIN, B., et Y. GINGRAS (2000). « The place of universities in the system of knowledge production », Research Policy, 29(2), 273-278; GODIN, B., C. DORÉ, et V. LARIVIÈRE (2002). « The production of knowledge in Canada: Consolidation and diversification », Journal of Canadian Studies, 37(3): 56-70; LEBEAU, L.M., M.C. LAFRAMBOISE, V. LARIVIÈRE et Y. GINGRAS (2008). « The effect of university-industry collaboration on the scientific impact of publications: the Canadian case (1980-2005) », Research Evaluation, 17(3), 227-232.
  • 3. Ce sont toutefois les entreprises qui sont les plus actives en recherche et développement – tel que mesuré par les dépenses effectuées. En effet, celles-ci réalisent plus de 50 % des dépenses de recherche et développement au pays, contre 40 % pour les universités. Source : STATISTIQUE CANADA (2015), Dépenses intérieures brutes en recherche et développement (DIRD), selon le secteur d'exécution, par province (Canada). [En ligne].
  • 4. Dans la toutes les provinces, sauf la Colombie-Britannique, très peu de recherche fondamentale est effectuée par les ministères provinciaux. C’est pourquoi les deux niveaux de gouvernement ont été regroupés.
  • 5. Le secteur "Autres" regroupe les types d’institutions suivantes : arts de la scène, associations professionnelles, bibliothèques, cégeps et collèges, centres de recherche non universitaires, écoles secondaires, municipalités, musées et galeries d'art.
  • 6. SLYWOTZKY, A. (2009). « Where Have You Gone, Bell Labs? », Bloomberg Business, 28 août 2009.  [En ligne].
  • 7. GANAPATI, P. (2008). « Bell Labs Kills Fundamental Physics Research », Wired, 27 août 2008. [En ligne].

  • Vincent Larivière
    Université de Montréal

    Vincent Larivière est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante, professeur adjoint à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, membre régulier du CIRST et directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies. Ses recherches s’intéressent aux caractéristiques des systèmes de la recherche québécois, canadien et mondial, ainsi qu’à la transformation, dans le monde numérique, des modes de production et de diffusion des connaissances scientifiques et technologiques. Il est titulaire d’un baccalauréat en Science, technologie et société (UQAM), d’une maîtrise en histoire (UQAM) et d’un Ph.D. en sciences de l’information (Université McGill).

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