La dénonciation de la part prise par les Grandes écoles françaises dans la reproduction socioscolaire a conduit plusieurs d’entre elles, au début des années 2000, à mettre en place des dispositifs dits d' "ouverture sociale". Ceux-ci sont censés œuvrer à une plus grande égalisation des chances d’accès d’élèves réputés défavorisés à ces établissements scolairement et socialement consacrés. Mais qu'en est-il vraiment?
L’homme heureux ne se contente pas de l’être, écrivait Max Weber, il veut de surcroît croire qu’il le mérite et qu’il y a droit. Les Grandes écoles françaises, voie traditionnelle de formation des élites du pays, (re)produisent ces hommes comblés, et elles le font d’abord en les distinguant de ceux qui « n’en sont pas », soit qu’ils ne pensent même pas à frapper à leur porte, soit que le verdict du concours leur interdise d’en franchir le palier.
Comme d’autres institutions dominantes, elles maintiennent un impératif de justification des honneurs, des titres et des situations qu’elles octroient, de sorte que tous, élus, recalés, spectateurs ou étrangers, y croient, c’est-à-dire acceptent cette réalité comme allant de soi, comme naturelle. Cette légitimation des inégalités n’existe toutefois que par des constructions historiques. Et c’est de l’une d’entre elles, la plus récente sans doute, qu'il est question ici, à savoir l’ « ouverture sociale » des Grandes écoles.
Comme d’autres institutions dominantes, les Grandes écoles maintiennent un impératif de justification des honneurs, des titres et des situations qu’elles octroient, de sorte que tous, élus, recalés, spectateurs ou étrangers, y croient, c’est-à-dire acceptent cette réalité comme allant de soi, comme naturelle.
Un nouvel avatar de la légitimation des inégalités socioscolaires
La légitimité des inégalités que le champ des Grandes écoles reconduit et renforce, longtemps fondée sur le privilège de la naissance et sur l'idéologie du don1 (qualités innées), a été battue en brèche tout au long du second XXe siècle. Nombre de travaux, au premier rang desquels ceux du sociologue Pierre Bourdieu, ont démontré que l’appartenance à cette élite scolaire, loin de se réduire au jeu des seules compétences individuelles, dépendait étroitement des milieux sociaux d’origine et des ressources (sociales, culturelles, économiques) qui y sont attachées.
La dénonciation de la part prise par les Grandes écoles dans la reproduction socioscolaire a conduit plusieurs d’entre elles, au début des années 2000, à mettre en place des dispositifs dits d’« ouverture sociale ». Ceux-ci sont censés œuvrer à une plus grande égalisation des chances d’accès d’élèves réputés défavorisés à ces établissements scolairement et socialement consacrés. Ils se structurent, dans leur grande majorité, autour d’un accompagnement des bénéficiaires, décliné sous forme de tutorat, de visites culturelles, de conférences ou encore de shadowing2 en entreprises.
Une analyse discursive de la littérature grise3 produite sur le sujet et une étude de cas portant sur l’un de ces dispositifs ont permis de mettre au jour un souci partagé de réhabilitation de l’idéologie méritocratique, au travers duquel point un certain conservatisme progressiste. Ainsi, plutôt que de refuser le changement, les Grandes écoles l’impulsent et, partant, lui dessinent un visage (à double face) fait pour assurer, sous les dehors consciencieux de quelque responsabilité sociale, le maintien de leurs lois et de leur raison d’être, aussi inégalitaires soient-elles. Comme dit un jour Pierre Bourdieu, les fausses révolutions prennent souvent les atours de restaurations chics. Et cela d’autant plus peut-être dans les palais de l’École de la République.
Comme dit un jour le sociologue Pierre Bourdieu, les fausses révolutions prennent souvent les atours de restaurations chics.
Juge et partie : les Grandes écoles (tout) contre la reproduction.
En problématisant elles-mêmes leur recrutement, les écoles pionnières de l’« ouverture sociale » se donnaient les moyens d’imposer une certaine représentation du problème, de ses causes et des solutions qu’il appelle. Ce faisant, elles circonscrivaient le champ du faisable, si ce n’est celui du souhaitable, dans le sens de la préservation de leurs intérêts. Ce point transparaît clairement dans le choix fait – par l’établissement étudié (Sciences Po Strasbourg) et l’essentiel des autres Grandes écoles concernées – de préparer les élèves bénéficiaires en amont, laissant ainsi les concours inchangés et, par là, soustraits aux remises en question – pourtant anciennes et scientifiquement éprouvées4 – de leur caractère juste et universaliste :
- « À court-terme, c'est sûr que le concours ne sera pas remis en question, c'est une tradition et une question de mentalités. Ça fait partie de l'identité de l'IEP. Et puis, franchement, ce n'est pas des discussions qu'on a (rires). En tout cas, ce n'est pas quelque chose qu'on aborde avec les enseignants ou la direction. On a fait des choix avec le programme [d’ "ouverture sociale"] et maintenant c'est acté si vous voulez », responsable administrative, Sciences Po Strasbourg.
La fermeture de l’espace des solutions possibles passe par le fait de prêter à ces dispositifs d’ « ouverture sociale » un caractère d’évidence – « Rien d’autre ne pouvait être envisagé » – qui occulte leur part d’arbitraire et nie le fait qu’ils s’adossent à des choix proprement politiques. Cette fermeture, relayée dans les discours de leurs promoteurs et les médias s’en faisant les relais, s’appuie largement sur une mise en récit des inégalités socioscolaires – « Il était une fois un jeune homme de milieu populaire que rien ne prédestinait à faire une Grande école. Et pourtant… » –, laquelle a d’autant plus de force sociale qu’elle n’est jamais présentée comme telle – c’est-à-dire une parmi d’autres possibles : « Il était une fois un système scolaire très inégalitaire que l’on cherchait à faire durer… ». Loin de ne souffrir d’aucune alternative, l’idéologie de l’ « ouverture sociale » raconte des histoires dont on escompte qu’elles prennent, au prix d’un travestissement du réel, la place de la réalité elle-même.
L’idéologie de l’ "ouverture sociale" raconte des histoires dont on escompte qu’elles prennent, au prix d’un travestissement du réel, la place de la réalité elle-même.
La trame narrative de cette réalité tend à reléguer au second plan les facteurs structurels de la reproduction : la nécessité ou la nature du concours, la dualité entre universités et Grandes écoles, les rapports de classe, etc. Et ce peu importe que ces facteurs soient jugés légitimes et peu justiciables de critiques ou qu’ils apparaissent comme des éléments donnés, parties prenantes d’une réalité sur laquelle ni la réflexivité ni l’action politique n’ont de prises.
Le principal obstacle à une réelle égalité des chances tient ici au phénomène d’autocensure, vis-à-vis de la préparation des épreuves et de l’acte de candidature :
- « Le problème c'est surtout qu'il y a des élèves qui ont peut-être les capacités d’aller au général, mais qui choisissent plutôt une filière technologique ou professionnelle parce qu’ils ont peur, qu’ils ne s’en sentent pas capables ou parce que leur environnement fait qu’ils sont moins familiers du lycée général », Catherine Devaquet, fonctionnaire à la Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale.
Métamorphose du populaire et conformation à l’ordre socioscolaire
Dans cette histoire, les démentis qu’inflige à la méritocratie un réel émaillé d’inégalités (d’accès) sont en effet considérés comme la résultante de décisions solitaires, de réflexes irrationnels et de peurs individuelles, le plus souvent liés aux préjugés des élèves, de leurs parents ou de leurs enseignants. Il ne s’agit plus tant de questionner, de critiquer ou d’amender les frontières sociales que d’investir et de s’investir dans des actions (promotionnelles, tutorales ou professorales) susceptibles de favoriser leur franchissement par les élèves bénéficiaires. En faisant fi de tout ce qui les dépasse et les enserre, et sous le (paradoxal) prétexte de contrer quelque déterminisme sociologique, c’est à une désociologisation du social que l’on souscrit.
[...] les démentis qu’inflige à la méritocratie un réel émaillé d’inégalités (d’accès) sont considérés comme la résultante de décisions solitaires, de réflexes irrationnels et de peurs individuelles.
Cette posture sociopédagogique fait passer le « handicap socioculturel » du rang d’effet à celui de cause de la reproduction des inégalités devant l’École. Cette posture amène l’élève défavorisé, protagoniste principal du récit, à s’engager dans un « travail de soi », dont on attend qu’il lui permette, par l’apprentissage de savoirs, savoir-être et savoir-faire, de s’approprier la qualité de prétendant légitime et les clefs, sans doute plus sociales que scolaires, qui la rendent plausible. Partant, et comme si dire revenait (toujours) à faire, le bénéficiaire est dépeint comme libre de saisir ou non les chances qui lui sont offertes, et il est encouragé à se penser décideur de sa destinée scolaire. Entre valorisation du volontarisme et responsabilisation de l’élève, on le comprend sans peine, il n’y a qu’un pas rapidement franchi :
- « C’est quand même l’élève qui est l’acteur premier, principal. C’est lui qui travaille et qui doit se responsabiliser. Et pour cela, il faut l’aider à faire des choix. C’est dans ce cas-là que chacun doit mettre sa pierre à l’édifice. Ce que dit la dernière loi d’orientation, c'est que l’élève est acteur de ses apprentissages. Il doit pouvoir faire un certain nombre de choix, notamment en termes d’orientation », R. Barton, fonctionnaire chargé de mission égalité des chances.
Éloge de la métamorphose, l’« ouverture sociale » incline l’élève, plutôt qu’un système auquel il ne peut pas grand-chose (pour ne pas dire, rien), à se remettre en cause. De là, il n’est guère surprenant de constater que les dispositifs qui font exister cette « ouverture » sont le théâtre d’une foule d’opérations de jugement et de classement sociaux, réalisées sous couvert de n’évaluer que la distance scolaire séparant encore l’élève des prérequis du concours. Présenter le « profil Grande école » et le constituer en objectif auprès des bénéficiaires revient en fait à leur faire prendre la mesure de la distance sociale qui les en sépare, eux personnellement, mais aussi les pairs et parents qui ont contribué à faire d’eux ce qu’ils sont socialement :
- « Sciences Po ça ne veut plus rien dire. Comme je te disais, j’ai toujours le sentiment que peu importe ce que tu feras on regardera toujours d’où tu viens parce que tu ne peux pas changer ça. Que j’aie fait de bonnes études en Grande école ou de bonnes études à l’université, je serai quand même la fille de l’ouvrier et de la femme de ménage. […] Il y en a qui ne sont pas faits pour certaines choses. Quand je regarde les Grandes écoles, je me dis que ceux qui y sont, ils sont bons, ils vont réussir et que la société n’attend qu’eux. », Marie, ancienne bénéficiaire du programme de Sciences Po Strasbourg.
L' "ouverture sociale" incline l’élève, plutôt qu’un système auquel il ne peut pas grand-chose (pour ne pas dire, rien), à se remettre en cause.
(Re)légitimer les Grandes écoles
En définitive, c’est bien d’une tentative de (re)légitimation des Grandes écoles triplement conservatrice dont il s’agit.
D’une part, l’« ouverture sociale » autorise, c’est-à-dire permet et légitime, une préservation de l’essentiel des traits caractéristiques de ces établissements dits d’excellence, elle occulte la centralité de la distinction entre Grandes écoles et universités en matière de reproduction sociale, et elle réassure l’idéologie méritocratique dans ce qu’elle emporte, notamment, d’individualisation et de responsabilisation des individus.
D’autre part, elle permet un glissement, que le discours sur « l’égalité des chances » rend malaisé à percevoir, conduisant à ne plus tant rechercher l’égalisation des situations de tous les élèves face à l’École que l’élévation de quelques happy few en direction des Grandes écoles. Lesquels n’avaient le plus souvent d’ailleurs, dans le dispositif que nous avons étudié, de vraiment populaire que l’étiquette protocolaire.
Enfin, en intégrant (non sans altération) certains pans des griefs formulés à l’encontre de ces institutions (on parle bien le langage de l’inégalité, de l’injustice et de la reproduction), l’« ouverture sociale » désarme la critique. Elle la rend orpheline de schèmes d’interprétation propres et propices à la saisie de sa dimension conservatrice et tend à la cantonner à son seul versant réformiste, celui du « sur la bonne voie, mais peut mieux faire ». Fausse révolution, restauration chic disions-nous ; renoncement politique nous faudrait-il ajouter pour terminer.
Fausse révolution, restauration chic disions-nous; renoncement politique nous faudrait-il ajouter pour terminer.
Notes :
- 1. L'idéologie du don est une formule du sociologue Pierre Bourdieu. Elle renvoie à la croyance dans le caractère inné des aptitudes scolaires notamment ( "Notre fils Pierre est à HEC. Vous comprenez, depuis tout gamin, il est brillant, il est comme ça"), et ce, sans voir tout ce que cela doit au milieu social d'appartenance.
- 2. Le shadowing renvoie à des visites des élèves en entreprises, d'un ou plusieurs jours, durant lesquelles ils suivent un ou plusieurs employés pour se familiariser avec le quotidien de leurs activités.
- 3. La littérature grise renvoie ici tout à la fois aux fascicules, plaquettes et descriptifs du programme en tout genre. C'est la "production littéraire" qui entoure cette initiative. On y compte également les rapports publics et ceux produits par des think tanks (l'Institut Montaigne notamment) s'étant intéressés à l' "ouverture sociale".
- 4. Plusieurs travaux, dont ceux de Pierre Bourdieu et Jean-Michel Eymeri, ont montré que les concours eux-mêmes, du fait des types d'épreuves, des ressources qu'ils requièrent, etc. sont producteurs d'inégalités entre groupes sociaux. Cette littérature prend le contre-pied d'arguments consistant à dire "Le concours n'y est pour rien, il ne fait qu'enregistrer des différences de capacités qui existent en amont, indépendamment de lui". Nous savons, par exemple, que les épreuves de langues ou les oraux de culture générale ont tendance à être socialement discriminantes.
- Johan GiryÉtudiant·e au troisième cycle universitaireUniversité de Strasbourg et UQAM
Johan Giry est diplômé de l’Institut d’Études politiques de Strasbourg et titulaire d’une maîtrise en sciences sociales du politique. Il prépare une thèse en science politique sur les effets des réformes de politique scientifique dans les champs français et québécois de la sociologie, sous la codirection des professeurs Jean-Philippe Heurtin (Université de Strasbourg) et Yves Gingras (UQAM). Il est membre du laboratoire SAGE (Université de Strasbourg) et du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST).
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