La médiation des sciences aujourd'hui c'est dialoguer avec des publics qui à la fois adhèrent à la science, et en sont critiques.
La médiation des sciences0 aujourd'hui, c'est s'engager auprès de publics ambivalents : à la fois convaincus des bienfaits des sciences et des technologies, et inquiets des risques que leurs développements comportent; c'est dialoguer avec des publics qui à la fois adhèrent à la science, et en sont critiques.
C'est en gardant en tête cette ambivalence du public, parce qu'elle est au fondement des enjeux et des défis du projet contemporain de partage du savoir, que je voudrais attirer l'attention sur cinq points – cinq choses si vous préférez – qui me semblent caractériser la situation actuelle; cinq choses sur lesquelles on ne peut faire l'impasse lorsque l'on cherche à rapprocher la science du public et, réciproquement, le public de la science.
Première chose : la culture d'aujourd'hui est d'abord scientifique
Lorsque l'on aborde la question de la médiation des sciences, le débat se focalise généralement sur trois aspects :
- la diffusion formelle des sciences, c'est-à-dire l'école, du primaire à l'université;
- la diffusion non formelle, qualifiée de médiation des sciences, qui regroupe toutes les actions hors des stratégies de l'école et de celles des médias;
- le journalisme scientifique qui concentre ses activités d'information dans les médias.
1. Diffusion formelle
Traditionnellement, on attend de l'école qu'elle perpétue pour l'ensemble de la population les valeurs de rationalité sur lesquelles s'est édifiée notre modernité en favorisant l'assimilation des processus de raisonnement inhérents à la pensée scientifique, en acquérant des savoirs et en développant des habiletés requises par l'évolution de la société. Ceci implique un double travail d'apprentissage et de socialisation. Le processus est continu : il repose sur l'assimilation graduelle de notions, de faits, de conventions, de méthodes, de principes, etc. articulés les uns aux autres en vue de restituer un ensemble cohérent de connaissances déjà établies.
Certes, les approches pédagogiques d'aujourd'hui, centrées autour de projets, réservent une plus grande part à l'initiative individuelle et au travail en équipe : elles font des étudiants les acteurs de leur propre apprentissage. Mais même avec une pédagogie active, on demande toujours à l'école de dispenser et de garantir l'acquisition et la maîtrise des savoirs et des savoir-faire qui permettent une insertion professionnelle pour ceux qui se destinent aux sciences ou aux métiers à forte composante scientifique et technique.
La forme canonique en reste le programme que l'on parcourt étape après étape, même si l'enseignement des sciences s'est renouvelé avec des enseignements en partie individualisés pour mieux s'adapter au rythme de chacun. Pour y arriver, l'école forme des groupes homogènes (âge et compétence) et captifs. Et elle dispose de moyens coercitifs : les étudiants sont tenus de se présenter aux cours auxquels ils sont inscrits et, du moins idéalement, d'en affronter les difficultés avec un degré de préparation comparable. Ils ne peuvent (théoriquement) briser le « contrat » d'apprentissage, ni y renoncer, une fois qu'ils y ont souscrit.
2. Diffusion informelle
A contrario, on attend de la médiation des sciences, qu'elle supplée l'école ou qu'elle la prolonge là où l'enseignement scientifique est déficient, ou lorsque celle-ci s'avère incapable de suivre le rythme du développement des connaissances. De plus, on souhaite que la médiation des sciences suscite et stimule un intérêt pour les sciences pour orienter vers les carrières scientifiques. C'est d'ailleurs pour cela que beaucoup d'initiatives de médiation scientifique ciblent les jeunes publics. Dans l'ensemble, la médiation des sciences est jugée plus attrayante que l'école, soupçonnée de provoquer un désintérêt pour les sciences parce que rigide et contraignante malgré les tentatives de modernisation de l'enseignement des sciences. D'ailleurs, les médiateurs scientifiques ne se privent pas de semoncer l'école, ni de la sommer de se réformer et d'explorer de nouvelles voies.
Il est vrai que la médiation scientifique a tout le loisir de tenir compte des intérêts du public ou de s'inspirer de l'actualité, car elle n'est liée ni par des programmes ni par des exigences de qualification. De plus, son auditoire volontaire n'est ni homogène ni captif. Et la mise en forme des messages est surtout conçue pour éveiller, capter et maintenir constant l'intérêt de cet auditoire, et incidemment de l'informer ou de le cultiver. Une médiation réussie se mesure tant à la satisfaction du public qu'à l'étendue de l'audience. Dans ce contexte, la question du contrôle des apprentissages, ou plus modestement celui des informations retenues, n'est tout simplement pas pertinente. L'école se déploie dans un temps contraint – le temps scolaire – avec pour enjeu la réussite; la médiation a pour elle le temps du loisir et du plaisir sans contrainte de rendement.
3. Journalisme scientifique
Le journalisme scientifique, pour sa part, tient un discours quelque peu différent. Il voit dans le monument érigé par les sciences l'une des plus grandes réalisations de l'esprit humain, mais aux mains d'un groupe trop restreint qui vit plus ou moins à l'écart du reste de la population. D'ailleurs, les journalistes scientifiques considèrent que les scientifiques sont de mauvais communicateurs, ce qui contribuerait à les isoler encore plus. Le journalisme scientifique se donne donc pour mission de rapprocher la science de la population. De plus, soucieux de l'intérêt public, il veut aussi le sensibiliser la population aux retombées, positives comme négatives, des sciences et de la technologie.
Ces trois modes de diffusion des sciences sont complémentaires. Ils ont en commun de relayer auprès de différents publics des connaissances produites en amont, dans des micromilieux (universités, laboratoires, centres de recherche…).
Ces trois modes de diffusion des sciences ne s'opposent pas l'une à l'autre, comme on pourrait le croire spontanément : ils sont complémentaires. Ils ont en commun de relayer auprès de différents publics des connaissances produites en amont, dans des micromilieux (universités, laboratoires, centres de recherche…), et reformulées en fonction d'objectifs différents qui commandent des stratégies de communication distinctes et distinctives : sensibiliser, intéresser, informer, instruire…
Chaque forme de diffusion, à sa manière, contribue à la socialisation des connaissances et plus généralement à celle des sciences. Ainsi, leurs actions conjuguées témoignent de l'impact des sciences et des technologies sur la société. Car, au XXe siècle « la science s'est développée d'une manière extraordinaire et s'est organisée en systèmes autour de communautés, groupes, zones d'influence ». De plus, elle s'est associée de manière telle avec la technologie que les deux sont devenues presque indissociables. On parle d'ailleurs de technoscience pour décrire cette interrelation et le rôle qu'elle joue « comme acteur de transformation de la société » (Jantzen 1996 : 10).
Aussi, la conjoncture culturelle et sociale actuelle, à bien des égards, résulte-t-elle de l'impact du développement des sciences et des technologies, et de leurs effets. Car, « la science a partie liée avec la modernité, avec l'émergence des sociétés dites modernes », et avec leur évolution. Et le « progrès apparaît dès lors comme le produit de ce qu'on peut appeler l'effet de la science, c'est-à-dire de l'imposition d'une représentation de la nature et de la société qui doit de plus en plus à la connaissance scientifique » (Fournier 1995 : 7). Le progrès n'est plus conçu comme la capacité de quiconque de passer d'une culture littéraire à une culture scientifique, ni comme la simple addition des compétences individuelles, pour s'adapter à une nouvelle réalité et contribuer ainsi au développement collectif, mais bien comme l'effet d'un changement de paradigme. Un changement qui conduit tant à une transformation des mentalités, des formes d'organisation de la société, que des compétences individuelles et collectives maintenant requises par l'évolution des sociétés modernes. Dans ce sens la socialisation continue des connaissances est une nécessité.
En d'autres mots, la science est déjà là : elle est matérialisée dans le moindre des objets familiers qui meublent aujourd'hui notre quotidien; socialisée dans les représentations à partir desquelles nous nous pensons et interagissons les uns avec les autres; et inscrite dans la majorité des formes d'organisation modernes. La science, et les valeurs dont elle s'accompagne, ne sont donc ni hors de la culture ni hors de la société : elles sont aujourd'hui constitutives des deux.
La science, et les valeurs dont elle s'accompagne, ne sont ni hors de la culture ni hors de la société.
Pourtant, et c'est l'un des paradoxes de notre époque, le savoir des scientifiques n'enrichit pas spontanément la pratique quotidienne du grand public; de plus, malgré toutes les actions entreprises pour les rapprocher les uns des autres la distance entre eux s'accroît. Ainsi l'omniprésence des technosciences qui transforment les conditions d'existence, et qui exigent des acteurs sociaux de nouvelles compétences, ne se traduit pas nécessairement par une plus grande appropriation des savoirs par tout un chacun.
Deuxième chose : l'inculture scientifique croît au rythme de progression des connaissances
Il n'est donc plus question, tâche impossible, de tenter de combler non pas un fossé, ni non plus une multitude de fossés qui vont sans cesse en s'élargissant, mais d'engager des actions de coopération.
Dans la conception traditionnelle – disons celle de la vulgarisation pour bien la distinguer de la médiation ou de la participation –, le public était réputé souffrir d'un déficit de connaissances scientifiques1. Il s'agissait donc d'augmenter son bagage de connaissances. De plus, on craignait qu'un manque de connaissances ne se traduise par une attitude négative envers la science et les scientifiques. Ce qui rendait d'autant plus impérieuse cette mise à niveau pour modifier un régime potentiel d'attitudes. Les stratégies déployées pour y arriver consistaient principalement à expliquer la pensée scientifique et technique, hors de l'enseignement officiel et de ses méthodes2, à un public réputé passif.
Dans cette approche, la culture scientifique était ramenée à la somme des connaissances que chacun se devait de maîtriser pour prétendre être un honnête homme. Plus nombreuses elles étaient pour quelqu'un, plus scientifiquement cultivé il était. Pour cette vision encyclopédique de la culture, tout le dilemme résidait dans le choix du bon médium de communication. Et toutes les politiques de promotion et de valorisation de la culture scientifique mises de l'avant par les gouvernements depuis les années quatre-vingt ont pour l'essentiel consisté à démultiplier et optimiser les moyens de diffusion pour toucher toutes les catégories de public possibles.
Le déficit de connaissances est structurel. Il l'est, d'une part, parce que de nouvelles connaissances sont constamment produites dans tous les domaines et que leur rythme de production tend à s'accélérer.
Or, une telle vision relève de la pure utopie. Car le déficit de connaissances est structurel. Il l'est, d'une part, parce que de nouvelles connaissances sont constamment produites dans tous les domaines et que leur rythme de production tend à s'accélérer, creusant ainsi encore plus l'écart non seulement entre les scientifiques et le public, mais entre les scientifiques eux-mêmes. Ceux-ci d'ailleurs admettent tout de go, qu'ayant de la difficulté à se tenir à jour, ils ne maîtrisent pas la totalité de leur champ.
Comment alors, à moins de limiter la culture scientifique des profanes à quelques notions élémentaires – comme celles que mesurent les enquêtes du type Eurobaromètre –, attendre d'eux ce que les chercheurs ne peuvent réussir? Mais peut-être faut-il rappeler en passant que si l'image du savant hante encore certains films de science-fiction, la recherche aujourd'hui est une entreprise collective, chaque chercheur dans sa spécialité contribuant à l'édification d'un édifice dont il ne saisit que l'architecture d'ensemble. N'a-t-il pas fallu quelques milliers de chercheurs collaborant ensemble au CERN pour isoler le Boson de Higgs! D'autre part, le développement des connaissances s'accompagne de la création de nouvelles disciplines ou sous-disciplines, conférant ainsi à la science l'image d'un archipel – pour reprendre l'expression de Jean-Marc Lévy-Leblond – bien plus que celle d'un champ unifié.
Donc pour les uns comme pour les autres, le manque de culture scientifique est certainement la chose la mieux partagée au monde. Et cette inculture ne peut que croître dans un monde dont l'évolution est de plus en plus caractérisée par une spécialisation des savoirs. Le moment est donc venu de rompre avec une conception encyclopédique de la culture et de l'homme dit cultivé.
Le manque de culture scientifique est certainement la chose la mieux partagée au monde.
Ainsi, quiconque voudrait encore se limiter à des actions de propagation, diffusion ou transmission pour favoriser le développement d'une culture scientifique, alors que les enjeux sont maintenant d'une tout autre nature, risquerait de réifier une conception qui non seulement opposait culture et culture scientifique, assignait à celle-ci un statut inférieur (Godin 1999), mais surtout isolait et maintenait à distance les scientifiques, faisant d'eux les représentants d'un monde à part sans commune mesure avec celui dans lequel vivait le reste de la société. Le débat s'est donc déplacé d'une conception qui visait d'abord à doter quiconque d'un bagage minimal de connaissances qu'il se devait de maîtriser pour prétendre être un interlocuteur crédible, à une approche qui maintenant privilégie la participation et l'engagement des citoyens. Car, c'est collectivement, par un engagement et une participation de chacun, quel que soit l'horizon des compétences individuelles, que les situations auxquelles nous sommes confrontées trouveront leur solution. C'est donc à la fois une mobilisation et un engagement des scientifiques et de tous les acteurs sociaux, conviés à collaborer ensemble, qu'il faut préconiser et susciter3.
Troisième chose : l'autorité scientifique est, elle aussi, remise en question
L'idée de médiation est maintenant synonyme d'engagement du public. Un public qui ne veut plus être tenu à l'écart de décisions susceptibles de l'affecter; qui plus est : écarté de décisions qui engagent des choix sociétaux à son insu. Le public n'est plus dupe : ce qui est souvent présenté comme des questions purement scientifiques ou techniques masquent en réalité d'autres considérations sociales, économiques, éthiques. Les exclure du débat attise le doute et le ressentiment. Car confronté aux conséquences tout un chacun est l'égal de quiconque. Le débat sur le nucléaire suffit à lui seul à illustrer ce nouvel esprit. Ce mouvement est qualifié dans les pays anglo-saxons de participation citoyenne. L'enjeu n'est donc plus une impossible mise à niveau des connaissances, mais l'impact de leurs retombées sur la collectivité. C'est pourquoi il est désormais plus question de participation et de dialogue, et moins de diffusion. Et l'idée même de dialogue implique celle de réciprocité. Autrement dit, il engage des partenaires égaux. En conséquence, il ne suffit plus de se prétendre scientifique ou expert pour être écouté, ni pour être le seul à trancher.
La mobilisation du public est devenue un phénomène social important qui témoigne d'une crise de confiance. C'est d'ailleurs cette crise de confiance qui avait frappé les Lords britanniques. Ils déclaraient dans leur rapport Science and Society : « la relation de la société avec la science est dans une phase critique » (House of Lords 2000). Malgré une grande effervescence des activités de publicisation des sciences, et malgré un intérêt élevé de la population pour la science, une crise de confiance s'exprime ouvertement. Il faut dire que les années 1990 avaient été celles de la catastrophe de l'encéphalopathie spongiforme (la maladie de Kreutzfeld-Jacob), qui avait fortement marqué les esprits. On peut en dire tout autant aujourd'hui dans le sillage du désastre du déversement de pétrole dans le Golfe du Mexique en 2010, et de Fukushima en 2011. Bref, les controverses des dernières années et les toutes dernières, comme par exemple celle du Mediator en France, y sont pour quelque chose. Il faut donc voir dans ce mouvement de participation un effet en retour de l'impact des sciences sur la société. Dans ce contexte, avec un public tout à la fois attentif aux sciences et sur ses gardes, on voit mal ce qui pourrait se substituer au dialogue direct. C'est ce pari qu'entend tenir la médiation des sciences.
Avec un public tout à la fois attentif aux sciences et sur ses gardes, on voit mal ce qui pourrait se substituer au dialogue direct.
Sensible à cette nouvelle réalité la Commission Romanow sur le futur de la santé au Canada rompant avec les mécanismes habituels de consultation, s'est mise à l'écoute du public en organisant en plus des consultations habituelles, des forums télévisés dans les universités, et des consultations en ligne. Au modèle habituel de communication avec le public, celui à sens unique, qui comme dans le cas de la vulgarisation va des élites scientifiques au public, tendent à se substituer des formes participatives de l'engagement public. Ces approches bidirectionnelles préconisent des forums de discussion qui favorisent le dialogue et l'apprentissage mutuel entre les chercheurs, les experts, les citoyens et les décideurs politiques (Medlock 2011). Ce sont donc de nouvelles formes d'interaction entre les scientifiques et le public, bien sûr, mais aussi entre les partenaires sociaux qui se développent. S'y rattachent : les consultations nationales ou locales, les deliberative pollings4, les comités consultatifs, les conférences de citoyens, les conférences de consensus, les stakeholder dialogues5, et les forums sur Internet (Lemelin 2002). Ce mouvement multiforme exprime une profonde évolution des attentes, des attitudes et des comportements du public envers les sciences et les technologies; et plus généralement envers les politiques de développement scientifique et économique.
Quatrième chose : une science omniprésente et distante à la fois
Ce dialogue voulu et recherché ne vise pas à enrichir le bagage de connaissances scientifiques de quiconque, bien qu'il puisse y contribuer. Il s'inscrit dans une tout autre perspective : il témoigne du fait que nous vivons dans un « âge scientifique » pour reprendre les propos de Richard Feynman, le célèbre physicien, « si par âge scientifique nous voulons dire un âge au cours duquel la science se développe rapidement et complètement aussi vite qu'elle le peut » (Feynman 1998). Pour certains, comme pour le futuriste américain Ray Kurzweil nous sommes même sur le point d'entrer dans la plus grande phase de transformation de l'histoire et la plus passionnante aussi : celle où le rythme du changement technologique sera si rapide et son impact si profond que la vie humaine en sera irréversiblement modifiée (Kurzweil 2005). Et même ceux qui sont d'un naturel plus réservé admettent que les sciences sont aujourd'hui le principal acteur du devenir de la société.
La culture scientifique n'est pas "quelque chose qui arrive après la science, et qui s'ajoute à celle-ci. Elle est au premier chef constituée par cette science qui nous habite déjà tous avant même que nous en ayons conscience", Benoit Godin
Aussi, la culture scientifique n'est pas « quelque chose qui arrive après la science, et qui s'ajoute à celle-ci. Elle est au premier chef constituée par cette science qui nous habite déjà tous avant même que nous y réfléchissions ou en ayons conscience » (Godin 1999). En d'autres mots, nous héritons de la culture scientifique, car nous y sommes initiés du seul fait de vivre dans des sociétés modelées par la science. Nous acquérons ainsi des schémas, des structures, des schèmes et des habitus qui facilitent notre adaptation à l'évolution du milieu sociotechnique dans lequel nous vivons. De plus, contrairement au sens commun d'autrefois, dont « le vocabulaire et les notions indispensables pour décrire et expliquer l'expérience ordinaire (…) provenait du langage et de la sagesse longuement accumulée par les communautés régionales ou professionnelles (…) la genèse du nouveau sens commun (est) désormais associée à la science » (Moscovici 1976 : 22). Car les sciences « inventent et proposent la majeure partie des objets, des concepts, des analogies et des formes logiques dont nous usons pour faire face à nos tâches économiques, politiques ou intellectuelles » (Moscovici 1976 : 22). Ainsi la science nous est-elle à la fois constamment présente et familière.
Pourtant, et c'est là tout le paradoxe, la réalité, contre-intuitive, décrite par les sciences contemporaines est en rupture avec l'expérience sensible. Gaston Bachelard en son temps avait déjà souligné ce divorce entre l'expérience ordinaire et le monde décrit par les sciences. Richard Feynman, dans une conférence publique sur l'électrodynamique quantique, disait, dans son style inimitable :
- « Il se peut que vous ne compreniez pas ce que je vous dis de la manière dont opère la Nature, pour la raison que vous ne voyez pas pourquoi elle opère de cette façon. Mais il faut bien voir que personne n'est capable d'expliquer pourquoi la Nature se comporte de cette façon, et pas d'une autre. (…) C'est un problème que les physiciens ont plus d'une fois rencontré. À la longue, ils ont compris que le fait qu'une théorie leur plaise ou pas n'avait pas à entrer en ligne de compte. Ce qui est important, c'est que la théorie en question permette des prédictions qui soient en accord avec l'expérience. La question n'est pas de savoir si telle théorie est agréable du point de vue philosophique, ou si elle est agréable du point de vue philosophique, ou si elle est facile à comprendre, ou si elle est acceptable du point de vue du sens commun. Mais elle est en accord parfait avec l'expérience. J'espère donc que vous accepterez la Nature telle qu'Elle est : absurde (Feynman 1987 : 24-25)».
Ainsi la science est-elle à la fois omniprésente et distante, inscrite dans nos façons de faire et de pensée et simultanément abstraite et impalpable pour une large part de la population.
Cinquième chose : Internet,une galerie des glaces aux réflexions infinies
La rapidité et l'universalité des changements apportés par cet âge scientifique posent donc à la société des défis comme jamais auparavant.
La révolution des communications, elle-même issue de cet âge scientifique, en est une. Car c'est bien comme cela qu'il faut qualifier les changements radicaux qui se sont produits ces dernières années dans nos façons d'interagir et d'échanger des informations les uns avec les autres. Cette révolution se caractérise par un éclatement et un brouillage des référentiels. Ni David Suzuki au Canada, un scientifique engagé, qui a pris fait et cause pour la défense de l'environnement, ni Lisbeth Fog en Colombie, une journaliste scientifique qui anime le réseau mondial scidev.net, voué à la diffusion d'informations scientifiques fiables, personne, ni scientifique, ni communicateur, ni journaliste ne peut prétendre au monopole de la parole légitime dans le cyberespace. Car chacun n'est plus qu'un médiateur parmi d'autres médiateurs, et avec Internet toutes les paroles se valent, car toutes coexistent les unes avec les autres. Si Internet peut être un formidable outil d'information, il en est un tout aussi efficace de désinformation. Car, les informations qui y circulent, vraies ou fausses, réfléchies d'un site à l'autre et d'un message à l'autre, reprises et répétées y réapparaissent constamment sous de nouvelles formes (Oreskes et Conway 2011), perpétuant ainsi toute vérité ou fausseté, quelle qu'elle soit. Dans cette optique, une des préoccupations des communicateurs scientifiques – qui est aussi celle de tous les scientifiques – est de s'assurer de la validité des informations échangées sur le Net : véritable travail de Sisyphe.
Une des préoccupations des communicateurs scientifiques – qui est aussi celle de tous les scientifiques – est de s'assurer de la validité des informations échangées sur le Net : véritable travail de Sisyphe.
Avec l'immanence communicationnelle qui caractérise Internet, n'importe qui a, pour ainsi dire, le monde à sa portée. Un tel potentiel accrédite la thèse voulant que chacun soit maintenant un communicateur potentiel. Ceci résulte bien entendu du développement et de la pénétration accélérée des moyens de communication dans le social. Cette transformation est donc profonde, puisque les moyens de communication sont envahissants et omniprésents; durable, puisqu'elle affecte les pratiques professionnelles; et structurelle puisque ces changements sont irréversibles.
Car, la cyberculture – et l'un de ses avatars la cybercommunication scientifique – fait fond sur les trois grandes propriétés de l'Internet : une navigation qui fait voler en éclats les contraintes spatiales et temporelles des modes d'écriture traditionnels; un hypertexte qui permet « une mise en boucle généralisée des connaissances entre elles »; et une démultiplication des interactions, maintenant « permanentes et rétroactives » entre les producteurs et les utilisateurs d'informations « avec n'importe quel point du réseau de communication » (Weissberg 1999, Pélissier 2002 : passim). Cette cyberculture conduit à l'émergence de nouveaux acteurs et à la marginalisation des acteurs traditionnels de la culture scientifique. Ces nouveaux acteurs proviennent d'horizons divers – du scientifique totalement investi dans son travail à l'amateur passionné –, engagés dans la production et la mise en circulation de nouvelles scientifiques. Ce qui a pour effet de démultiplier les sources et, en conséquence, de défier les façons de faire habituelles. Il y a donc maintenant plus d'acteurs engagés dans la production de nouvelles scientifiques qu'il y a de journalistes ou de communicateurs scientifiques de métier.
Il s'ensuit, pour poursuivre, que les frontières autrefois bien marquées entre les professions tendent aujourd'hui à s'estomper. De plus, si la communication scientifique traditionnelle visait le public, fractionné intentionnellement ou non en auditoires ciblés, le nouveau régime de communication tend surtout à mettre en contact des groupes d'intérêts particuliers, à susciter de tels regroupements, et bien évidemment à chercher à en tirer parti. Ce qui change radicalement les règles du jeu! Dans tout le matériel produit pour le Net et mis en circulation, il est de plus en plus difficile de distinguer les stratégies d'information de celles de valorisation et de promotion des organisations. On peut noter au passage que cette confusion des genres n'est pas propre à Internet, mais qu'elle tend à se généraliser dans toutes les sphères d'activité. Ce qui évidemment accentue un effet de brouillage.
Outre, l'éclatement des référentiels, une autre conséquence du développement d'Internet et non la moindre, est la fragmentation de l'information. Pour Manuel Castells (1996), les changements culturels apportés par l'arrivée de la société en réseaux sont décisifs. Il y a bien sûr l'instantanéité de l'information avec laquelle nous sommes tous familiers maintenant. La rapidité des flux d'information a modifié tant la production des connaissances que leur diffusion. Qu'il suffise de dire que le travail d'équipes de recherche dispersées en divers point du globe est immédiatement coordonné et intégré par le flux constant d'informations échangées entre elles. Dans un tel univers, il n'y a plus de centre, ni de périphérie. Et le rapport au temps et à l'espace prend un tout autre sens : le temps devient atemporel et l'espace un espace de flux. Toutefois, pour Manuel Castells ce monde d'hyper-communication s'accompagne d'une rupture de sociabilité et de l'apparition de nouvelles formes d'exclusion à cause d'une individualisation des messages, d'une fragmentation des sociétés, et d'un manque de codes communs de communication (Castells 2010).
Or de nos jours, l'essentiel des informations que nous recevons nous vient des médias et d'Internet au point que distinguer réalité réelle et réalité virtuelle n'a plus de sens tant notre imaginaire et nos pratiques sociales sont organisés et conditionnés par cet apport constant des moyens de communication électroniques. En conséquence nos codes de communication culturelle sont remodelés par eux.
Conclusion
Ce colloque a résolument pris acte de cette nouvelle donne sociale; il a voulu se détacher d'une conception coupée de notre modernité et a provoqué un débat sur les moyens d'un véritable rapprochement entre l'université et le public. En prônant le dialogue et en examinant les pratiques émergentes susceptibles de le soutenir, il s'est montré sensible aux attentes du public.
La donne à changé. Il ne s'agit plus seulement d'inviter les médiateurs à rechercher les meilleures formes de communication, ni d'engager les scientifiques à redoubler d'efforts pour devenir de meilleurs communicateurs, il faut, comme nous l'avons souligné, que médiateurs, scientifiques et acteurs sociaux s'engagent les uns avec les autres pour, collectivement, aborder les problèmes et les enjeux qui nous confrontent tous.
C'est peut-être Michael Mann, qui, après avoir face à toute l'adversité6 que ses travaux sur l'évolution du climat et le constat que l'homme en était responsable avaient provoquée, caractérise le mieux ce nouvel état d'esprit :
- When we first published our hockey stick work in the late 1990s, I was of the belief that the role of the scientist was, simply put, to do science. (…) Everything I have experienced since then has gradually convinced me that my former viewpoint was misguided. (…) I can continue to live with the cynical assaults against my integrity and character by corporate-funded denial machine. What I could not live with is knowing that I stood by silently as my fellow human beings, confused and misled by industry-funded propaganda, were unwittingly led down a tragic path that would mortgage future generations (Mann 2012 : 253-254).
Il faut que médiateurs, scientifiques et acteurs sociaux s'engagent les uns avec les autres pour, collectivement, aborder les problèmes qui nous confrontent tous. Là est l'enjeu, là est le défi.
Références :
- Bauer, M. W. & Jensen, P., (2011), The mobilization of scientists for public engagement, Public Understanding of Science, 20(1), p. 3-11.
- Bodmer, W., (1985), The Public Understanding of Science, Londres : Royal Society.
- Bucchi, M. & Neresini, F., (2008), Science and Public Participation, in Hackett, O. Amsterdamska, Lynch, M., Wajcman (eds), The Handbook of Science and Technology Studies, Cambridge (MA) : MIT Press, p. 449-472.
- Castells, M., (1996), The Rise of the Network Society, Cambridge, Oxford : Blackwell.
- Castells, M., (2010), Museums in the Information Era: Cultural connectors of time and space, dans Parry, R., (éd.), Museums in a Digital Age, Londres, New York : Routledge, p. 427-434.
- Einsiedel, E., (2008), Public Participation and Dialogue, in Bucchi, M. & Trench, B., (eds), Handbook of Public Communication of Science and Technology, London : Routledge, p. 299-322.
- Feynman, R. P., (1998), The Meaning of it all, Reading (MA) : Perseus Book.
- Feynman, R., (1987), Lumière et matière, Paris : InterEditions.
- Fournier M., (1995), L'espace public de la science ou la visibilité sociale des sciences, Étude réalisée pour le compte du Conseil de la science et de la technologie, Sainte-Foy, Gouvernement du Québec, ronéotypé.
- Godin, B., (1999), Les usages sociaux de la culture scientifique, Québec : Les Presses de l'Université Laval.
- House of Lords, (2000), Select Committee on Science and Technology Third Report, Science and Society.
- Jantzen, R., (1996), La cité des Sciences et de l'Industrie, 1996-2006, Paris : cité des Sciences et de l'Industrie.
- Kurzweil, R., (2005), The Singularity Is Near, Penguin Books.
- Le Lionnais, F., (1958), Débat de l'Association des écrivains scientifiques de France (AESF), Paris : Palais de la Découverte.
- Lemelin, A., (2002), Le soutien public à la culture scientifique dans quelques États, Étude effectuée pour le compte du Conseil de la science et de la technologie (Québec), Sainte-Foy : Les productions de l'espace-temps inc.
- Mann, M. E., (2012), The Hockey Stick and the Climate Wars, New York : Columbia University Press.
- Medlock, J., (2011), Rubrique : 'Canada, Science Communication in', dans Priest, S. H., (éd.), Encyclopedia of science and technology communication, Vol. 1, Sage, p. 103-107.
- Moscovici, S., (1976), La psychanalyse son image et son public, Paris : Presses Universitaires de France.
- Oreskes, N. & Conway, E. M., (2011) Merchants of Doubt, New York : Bloomsbury Press.
- Pélissier, N., (2002), « Cyberjournalisme : la révolution n'a pas eu lieu », Quaterni, 46, p. 5-26.
- Weissberg, J.-L., (1999), Présences à distance, Paris, L'Harmattan.
Notes :
- 0 : Texte développé dans le cadre des Journées Hubert Curien de la culture scientifique et technique, tenues du 4 au 7 septembre 2012 à Nancy (France).
- 1. Le rapport Bodmer paru en Angleterre en 1985 illustre cette conception qui a fortement influencé les programmes de Public Understanding of Science (PUS) créés dans la foulée pour favoriser le développement d'une culture scientifique (souvent appelée Science Literacy dans les pays anglo-saxons).
- 2. C'est F. Le Lionnais (1958) qui, en France, a le plus simplement et le plus directement défini ainsi la vulgarisation. Depuis, les autres définitions proposées se sont contentées de le paraphraser.
- 3. Sur ce point, voir : Bauer et Jensen 2011; Bucchi and Nerisini 2008 ; Einsiedel 2008.
- 4. Un groupe représentatif délibérant sur une question.
- 5. Une consultation qui ne regroupe que ceux qui sont directement affectés par une situation.
- 6. Qu'il suffise de mentionner que la controverse sur les changements climatiques est surtout alimentée par des groupes d'intérêt qui s'opposent à toute réglementation alors que la communauté scientifique a fait consensus sur sa réalité depuis plusieurs années.
- Bernard Schiele
Université du Québec à Montréal
Bernard Schiele, Ph. D. (Université de Montréal, 1979) est chercheur au CIRST (Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie), et il est professeur au programme d’Études supérieures en muséologie (programme qu’il a dirigé de 1999 à 2008), à l’École des médias, et au programme de doctorat conjoint en communication (UQAM, Université de Montréal et Université Concordia). Il a aussi dirigé le programme d’Études supérieures en Science, Technologie, Société de l’UQAM. Il intervient fréquemment en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. Jusqu’à tout récemment il présidait le comité scientifique international du futur musée de science de Beijing (CSTM), inauguré le 16 septembre 2009.
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