Ce petit livre invite aussi à assumer cette position singulière d’un médiéviste du Nouveau Monde qui étudie un objet lié à sa culture, mais étranger à la réalité monumentale de son continent.
Le livre Profession médiéviste s’inscrit dans la collection « Profession » des Presses de l’Université de Montréal qui se donne pour mission d’éclairer le rôle des universitaires dans la Cité. Ce petit ouvrage (qui devait nécessairement tenir en moins de 70 pages) répond donc d’abord aux exigences de la collection et à la commande de son directeur, Benoît Melançon. Il s’inscrit cependant pour moi dans un contexte particulier, puisqu’il a été écrit, notamment, après le mouvement social du printemps 2012 qui a remis au centre du débat public la réflexion sur la place des intellectuels et des universités dans la société québécoise. Dans ce contexte, la question de ce que fait un « médiéviste » et de la pertinence de cette profession dans le monde actuel se posait avec une acuité particulière.
Mille ans à couvrir
Le premier paradoxe auquel j’étais confronté venait du fait que, pour moi, être médiéviste ne correspond pas tout à fait à la définition qu’on se fait généralement d’une profession. En réalité, il s’agit d’une profession qui se décline à côté ou en complément de plusieurs autres puisque, tout en étant médiéviste, le chercheur est aussi (et souvent d’abord) historien, historien de l’art, musicologue, spécialiste de la littérature ou de la philosophie. Un des principaux défis du médiéviste est bien de savoir naviguer entre la nécessaire spécialisation et l’interdisciplinarité rendue impérative par ce champ d’étude qui incite à multiplier les perspectives afin d’arriver au portrait le moins imparfait possible de ce millénaire (qui se situe entre le Ve et le XVe siècle), souvent plus radicalement étranger que clairement ancestral.
Les sciences de la médiévistique
Plutôt que de parler d’interdisciplinarité, il serait peut-être plus juste de parler pour les médiévistes de « pluridisciplinarité » dans la mesure où, en plus des perspectives croisées où l’histoire politique et sociale devrait idéalement s’écrire en se confrontant toujours à l’histoire des formes et des idées, le chercheur doit aussi faire intervenir d’autres sciences qu’on a souvent qualifiées d’auxiliaires, mais qu’on pourrait plus justement définir comme fondamentales tant elles sont à la base de la médiévistique. Mon livre a tenté de les présenter brièvement, qu’il s’agisse de la paléographie, étude des écritures manuscrites anciennes, de la codicologie, analyse matérielle du livre manuscrit, de la diplomatique, authentification et classification des documents officiels (notamment les chartes et les diplômes, d’où son nom), de la philologie, étude historique des langues, de l’ecdotique, édition critique de textes anciens dont il existe plusieurs manuscrits.
Ce dernier cas invite à prendre position sur le rôle du médiéviste face aux documents anciens, oscillant entre la fidélité à la source et le devoir de transmettre un texte compréhensible, l’obligeant toujours à faire des choix qui peuvent aller du refus d’intervenir – parfois au risque de l’obscurité et du renoncement à notre mission de passeur –ou, à l’inverse, de céder au fantasme de la restitution parfaite, avec ce qu’a d’illusoire le retour à la pureté d’une origine perdue. La volonté de donner à lire un texte proche de l’original (le Urtext) est rendue d’autant plus difficile dans le contexte médiéval que le statut de l’auteur et de la propriété intellectuelle n’ont que bien peu à voir avec ceux qui se sont développés après l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles.
Travailler sur les traces
Des problèmes analogues se posent d’ailleurs en archéologie, qui a vu passer la discipline d’une archéologie monumentale où, à l’instar d’un Viollet-Leduc qui reconnaissait explicitement la part de l’invention dans la possibilité de donner à voir un objet « dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » (Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1875, article « Restauration », t. VIII, p. 14), à une archéologie de fouille, qui ne porte plus tant sur l’évolution des types de construction que sur les différentes strates laissées dans l’occupation d’un habitat. L’archéologie joue alors aussi un rôle préventif, non seulement pour les vestiges du passé, mais pour l’aménagement du territoire dans une perspective de conservation et de sauvegarde du patrimoine.
Les médiévistes peuvent ainsi se trouver dans l’actualité, comme ce fut le cas en août 2012 quand des archéologues de l’Université de Leicester ont trouvé dans un terrain de stationnement le squelette du roi Richard III, dont on a pu, grâce à la tomodensitométrie (reconstruction tridimensionnelle de coupes anatomiques) et à la stéréolithographie (fabrication d’un objet solide à partir d’un modèle numérique), reconstituer le visage.
En plus de spécialisations de l’archéologie, comme l’archéozoologie, qui étudie les ossements d’animaux afin de mieux comprendre, entre autres phénomènes, les habitudes alimentaires ou les vecteurs de propagation de la peste, ou la dendrochronologie, qui propose des datations à partir des anneaux de croissance des arbres, le médiéviste peut aussi être appelé à se faire numismate, spécialiste des monnaies, des médailles et de jetons, sigillographe, spécialiste des sceaux anciens, ou héraut d’armes, spécialiste des blasons, et fonction officielle au Canada relevant du Gouverneur général et d’ailleurs actuellement occupée par une médiéviste.
La fabrication de l’idée de Moyen Âge
Dans cet ouvrage, j’ai aussi voulu, donné un aperçu de l’évolution de la discipline en abordant le développement des sciences auxiliaires et en soulignant le rôle des médiévistes dans les transformations qu’ont connues les lettres et les sciences humaines depuis la fin du XIXe siècle et l’affirmation de la médiévistique comme science, alors en lien avec l’affirmation du modèle national qui souhaitait donner une profondeur historique à des frontières politiques, culturelles et linguistiques. Ce faisant, je souhaitais insister sur l’historicité de la construction historique, tributaire du contexte idéologique dans lequel (ou, parfois, contre lequel) elle se situe. Au modèle national des années 1870-1940, se substitue ainsi, à partir de 1945, l’idée d’un Moyen Âge berceau de l’Europe, tout aussi marquée idéologiquement.
Par ailleurs, et ce dès les années 1920, notamment avec Marc Bloch qui redoutait déjà la tendance à l’hyperspécialisation qui se dessinait dans le découpage de l’histoire, la médiévistique s’ouvre à l’histoire sociale et économique, de même qu’en littérature l’analyse intègre progressivement des méthodes critiques nouvelles (psychanalyse, sémiologie, gender studies), comme l’histoire de l’art délaisse peu à peu la description stylistique des époques (romanes, gothiques) au profit d’une analyse des images en contexte, dans l’esprit du travail pionnier d’Erwin Panowski et de Raymond Klibansky.
Un médiéviste du Nouveau Monde
Si le médiéviste ne peut pas faire totalement abstraction de son époque, il ne peut davantage ignorer le lieu à partir duquel il écrit. À la singularité de la position historique s’ajoute donc une spécificité géographique qui prend un sens particulier dans le cas d’un chercheur né sur un continent d’où le Moyen Âge est absent. Ce petit livre invite aussi à assumer cette position singulière d’un médiéviste du Nouveau Monde qui étudie un objet lié à sa culture, mais étranger à la réalité monumentale de son continent, comme devrait d’ailleurs le faire le médiéviste languedocien qui ne peut nier la spécificité de sa position face aux questions de langues et de frontières dans la France médiévale.
La part de la subjectivité et de l’imagination
En intitulant « Les jouets des médiévistes » le premier chapitre, qui présente les principales sciences auxiliaires auxquelles le médiéviste a recours, et « L’indiscipline des médiévistes » le deuxième qui souligne la dimension profondément pluridisciplinaire de cette profession, j’ai voulu insister sur la part ludique de ce travail, contre la tendance à valoriser la discipline en invoquant son caractère objectif et ses résultats « positifs » (au sens de faits vérifiés par l’expérience) qui seraient, pour plusieurs, la seule façon de justifier une démarche intellectuelle. Je crois, au contraire, que la réflexion sur un objet historique comporte une part importante de subjectivité, voire d’imagination, et que, plus généralement, il importe de toujours penser le point de vue à partir duquel nous observons et nous construisons notre objet, bref que la réalité du sujet qui interprète est partie intégrante de la construction de l’objet et de notre interprétation des productions sociales de cette période dont les délimitations chronologiques sont, dès le départ, une convention savante.
Aucun médiéviste ne peut sérieusement revendiquer de penser le Moyen Âge pour lui-même, indépendamment de sa réalité propre. Tous les discours sur le Moyen Âge seront donc toujours, à des degrés divers, empreints de la subjectivité de ceux qui les énoncent. Les médiévistes ne sont pas des cerveaux désincarnés. Ce sont, comme tous ceux qui se piquent d’étudier l’histoire, les images et les discours de ceux qui les ont précédés, des hommes et des femmes de leur temps qui regardent plus loin derrière à partir d’ici et de maintenant pour tenter de construire du sens. Or le sens n’est pas un absolu anhistorique ; il est, lui aussi, le produit d’un lieu et d’un temps particuliers.
En insistant, sur cette dimension subjective de la profession de médiéviste, j’espère contrer un discours dominant qui tend à ne mesurer la valeur d’une démarche intellectuelle qu’à l’aune de la seule méthode expérimentale. Une démarche peut-être sérieuse tout en assumant la part qui revient à l’imagination (indissociable, à mon sens, du mouvement même de la recherche). Le médiéviste doit donc à la fois construire ce lien entre ces siècles lointains et sa propre historicité et déconstruire les relations faussement généalogiques qui se créent entre le Moyen Âge et le temps présent.
La rencontre avec l’autre, l’ailleurs et l’autrefois
Tenter de comprendre le Moyen Âge pour lui-même, indépendamment d’un lien de filiation affirmé entre hier et aujourd’hui, consiste pour une large part à accepter d’être exposé à des différences qui concernent aussi bien les êtres, que l’espace et le temps : le médiéviste, enseignant ou chercheur, s’expose et expose ses contemporains à cette triple altérité, que l’on peut synthétiser à la suite de Francis Dubost, comme celle de la rencontre avec l’autre, l’ailleurs et l’autrefois.
Reconnaître l’altérité du Moyen Âge, ce n’est pas pour autant supposer que le Moyen Âge est le reflet inversé de la société actuelle. Dans ce cas, comme dans la transposition des termes d’une époque à une autre, on poserait encore une relation spéculaire entre hier et aujourd’hui.
Une fois qu’on reconnaît la part de notre propre historicité dans notre façon de concevoir le Moyen Âge, il faut tenter de penser le Moyen Âge pour lui-même, comme une société qui a ses propres structures, ses propres codes, ses propres modes de communication. Il faut combattre la tendance naturelle à chercher dans telle ou telle institution médiévale l’origine ou l’ancêtre de son pendant contemporain et tenter de penser le Moyen Âge pour lui-même et par lui-même, notamment en partant de l’étude des mots et des images que les médiévaux ont utilisés pour se penser et pour se dire. Dès lors, il n’y a pas de réponse automatique : un aspect pourra se révéler radicalement différent de notre réalité et sans aucun rapport apparent avec notre actualité, tandis qu’un autre, une fois traversée l’opacité des sources anciennes, paraîtra très lié à une réalité qui dépasse les limites chronologiques du Moyen Âge, dont on a déjà dit ce qu’elles avaient d’artificielles.
S’exposer et exposer les autres à la différence
Penser le Moyen Âge pour lui-même, c’est donc accepter qu’il n’y a pas de relation directe et immédiate entre notre objet d’étude et la société dans laquelle le médiéviste exerce sa profession. Cette position s’accorde assez mal avec la logique utilitariste qui domine aujourd’hui. En participant à la nécessaire résistance à cette logique, notamment en défendant ce legs du Moyen Âge qu’est l’université comme lieu de production (et non seulement de reproduction du savoir), le médiéviste joue un rôle important dans la Cité, comme il le fait encore dès lors qu’il invite à penser le mouvement à partir duquel se construit un objet ou quand, aussi sérieusement qu’un enfant qui joue, il cherche à penser cette altérité pour elle-même, comme un système de signes d’une société singulière qu’il cherche à interpréter. En écrivant ce livre, j’ai pu revenir sur cette question de l’utilité et conclure que de s’exposer et d’exposer les autres à la différence, historique, sociale et géopolitique, tout en essayant de résister aux dictats d’une société qui cherche parfois à instrumentaliser le savoir, n’est peut-être pas tout à fait inutile.
- Francis Gingras
Université de Montréal
Francis Gingras est professeur titulaire au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal où il est également directeur du Centre d’études médiévales et secrétaire de la Faculté des arts et des sciences. Il est l’auteur, entre autres, des ouvrages Érotisme et merveilles dans le récit français des XIIe et XIIIe siècles (Paris, Champion, 2002) et Le Bâtard conquérant : essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge (Paris, Champion, 2011) et de nombreux articles portant, notamment, sur la mise en recueil dans la culture du livre manuscrit. Il a été directeur de la revue Études françaises (de 2007 à 2014) et est toujours codirecteur de la collection « Recherches littéraires médiévales » des Classiques Garnier à Paris. En 2014, il a été élu membre de la Société royale du Canada (Académie des arts, des lettres et des sciences humaines).
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