Partout l’activité collaboratrice est célébrée, la traversée des frontières est souhaitée. L’université s’ouvre à la société après nombre de générations passées de préférence en famille.
[Ce texte a été publié une première fois en juin 2008, dans la version imprimée du présent magazine]
Le monde du savoir est en pleine effervescence. Un nouveau vocabulaire s’impose dans les universités, les agences gouvernementales, les organismes subventionnaires : transfert, partenariat, valorisation, innovation. Partout l’activité collaboratrice est célébrée, la traversée des frontières est souhaitée. L’université s’ouvre à la société après nombre de générations passées de préférence en famille. Les défis sont d’autant plus grands! J’en compte cinq, d’entrée de jeu.
Le premier défi consiste à définir ce rapprochement. S’agit-il d’instruire la société et ses acteurs de ce que font les chercheurs universitaires ou d’instaurer un nouveau dialogue entre les uns et les autres autour de projets désormais communs? Il ne peut y avoir de rapprochement si la relation originale, distante et élitiste, ne se renouvelle pas; si de nouveaux liens sociaux ne sont pas créés. Il n’y a pas davantage de rapprochement sans médiation ni structure médiatrice.
Le deuxième défi nous amène à parler de la recherche et à nous interroger sur sa nature et sa portée. Si elle est destinée à traverser les frontières existantes, on doit en conséquence se pencher sur ses pratiques, ses méthodes, ses normes, ses valeurs. De nouvelles interfaces de connaissances deviennent nécessaires dès lors que les termes de la relation sont redéfinis, que la recherche devient affaire de collaboration et de médiation, que l’ancrage premier se situe dans ce nouvel espace partagé.
Le troisième nous oblige à réfléchir à cette société dont il importe de se rapprocher : même les chercheurs en sciences sociales et en sciences humaines ont parfois tendance à oublier que les gens qui la composent ne sont pas que des informateurs, des clientèles de politiques publiques ou des statistiques. Eux aussi détiennent des savoirs organisés, possèdent des expertises éprouvées et s’inscrivent dans des processus sociaux complexes qu’ils remettent en question et auxquels ils réfléchissent.
Le quatrième défi met l’accent sur l’idée de transfert, nouvelle finalité de la connaissance. Dans le débat sur les usages sociaux du savoir, la piste la plus fréquentée présentement est celle du transfert; s’il fallait autrefois publier pour ne pas disparaître de la communauté scientifique (publish or perish), il faut aujourd’hui transférer pour faire œuvre utile. Mais l’exportation des connaissances de l’université vers un autre lieu, d’un public universitaire vers un autre qui ne l’est pas, confère-t-elle d’office une quelconque valeur d’utilité sociale, économique ou intellectuelle à des résultats de recherche produits à d’autres fins, dans d’autres contextes et en réponse à des besoins de connaissance définis unilatéralement?
Le dernier défi se situe au carrefour des quatre premiers : c’est celui de l’apprentissage. Le rapprochement souhaité demeurera une vue de l’esprit si dès à présent les enseignements universitaires ne se transforment pas pour faire place, là aussi, à de nouvelles formules d’apprentissage collectives et interactives; si ces enseignements n’intègrent pas, au départ, le projet de la rencontre entre l’université et la société. L’accent mis sur la recherche, ses produits, leur transfert et leur valorisation a fait perdre de vue ces dernières années le rôle de la formation universitaire et la qualité professorale des chercheurs. Bien sûr, les nouvelles équipes polyvalentes et multisectorielles font une place aux étudiants, un incontournable pour les organismes subventionnaires d’ailleurs, mais leur formation dans ce cadre suit encore trop souvent les filières classiques. On ne peut continuer à offrir des enseignements comme si l’université était encore fermée sur elle-même. La capacité à interagir avec de nouveaux collaborateurs, de nouveaux partenaires, rend obligatoire l’acquisition de nouvelles compétences tant par les chercheurs que par leurs étudiants.
Le vocabulaire à la mode pourrait donc s’enrichir avantageusement de quelques termes supplémentaires : médiation, contextualisation, réflexivité, coproduction et partage des connaissances. En d’autres mots, les termes d’une réelle innovation sociale.
- Carole Lévesque
Centre Urbanisation, Culture et Société - INRS
Carole Lévesque est docteure en anthropologie sociale et culturelle, et directrice de DIALOG – Le Réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones. Elle est aussi professeure à l’Institut national de la recherche scientifique – Centre Urbanisation, Culture et Société.
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