Ces photos illustrent la libération ultrarapide, en moins de cinq secondes, de nombreuses spores mobiles de "Ectocarpus siliculosus". Particulièrement résistante et considérablement fertile, cette peste à croissance fulgurante envahit les bassins de l’écloserie au détriment des algues cultivées. Nettoyer les dégâts et recommencer à zéro, il n’y a rien d’autre à faire.
À quelques mètres sous la surface de la mer, on trouve, insoupçonnés, d’immenses jardins d’algues. Ces végétaux vertueux, alliant propriétés antibiotiques et antioxydantes, ont évolué indépendamment des plantes terrestres. Ils ont ainsi développé des caractéristiques singulières.
Traditionnellement, les algues étaient utilisées comme fertilisant agricole ou fourrage, ou tout simplement en tant que légume... de mer. Aujourd’hui, grâce à la recherche, on les intègre dans la composition de produits aussi divers que les biocarburants, les biomatériaux, la peinture, les suppléments nutritionnels ou les produits cosmétiques.
Les récolter ou les produire n’est cependant pas de tout repos. Par exemple, plusieurs menaces planent sur les fragiles forêts sous-marines du golfe du Saint-Laurent. Des espèces exotiques envahissantes commencent à étouffer les « indigènes » tandis que d’imposantes armées d’oursins verts affamés rampent dans les profondeurs en rangs serrés, ne laissant souvent derrière eux que des fonds nus et dévastés.
Comment inventorier les algues? Comment les protéger? les cultiver? en tirer profit? C’est sur ces questions que se penche une équipe d’experts de Merinov, un centre collégial de transfert de technologie des pêches, dans le cadre d'une chaire de recherche industrielle consacrée aux grandes algues. Plongeons dans le monde de la science algale.
Qu’est-ce qu’il y a dans l’incubateur?
L’histoire naturelle d’une algue commence souvent par une minuscule spore nageuse, produite au printemps ou à l’automne. Mais l’histoire ici racontée prend un autre parcours parce que l’équipe de la chaire a réussi à manipuler le calendrier de sporogénèse par un conditionnement artificiel.
L’histoire se poursuit donc artificiellement dans des ballons en verre conservés sur les tablettes d’incubateurs. Chaque ballon est ensemencé avec des centaines de milliers de spores, qui germent pour se transformer en gamétophytes, des filaments microscopiques mâles et femelles. Les gamétophytes sont maintenus en suspension et en mouvement permanent grâce à l’injection intense de bulles d’air filtré dans le ballon de culture. Ce mouvement fait en sorte que les filaments s’allongent et se ramifient, puis se fragmentent. Chaque fragment poursuit alors sa croissance et se brise à son tour. Ce phénomène a deux conséquences : les filaments gamétophytes ne dépassent jamais 50-80 microns de longueur et leur nombre s’accroît au fur et à mesure de la durée de la culture in vitro. Ainsi, exposés à la lumière rouge, ces gamétophytes demeurent immatures et poussent en toute tranquillité, à l’abri des oursins.
Cette banque de semences d’algues, qui n’occupe que quelques longueurs de tablettes, produira à terme des milliers d’algues adultes d’une taille de plusieurs mètres chacune. Avec cette approche in vitro, il devient possible de conserver différentes variétés, de sélectionner les souches les plus intéressantes et de réaliser des croisements, comme cela se fait en agriculture
Dans un univers contrôlé ou presque...
L’étape suivante se poursuit dans l’écloserie marine. Il s’agit d’un bâtiment en bord de mer contenant des bassins alimentés en eau salée pompée en mer. Des systèmes de filtres et de désinfection améliorent la qualité de l'eau. On y pratique la reproduction tant des animaux que des plantes marines. C'est là qu'on élève les « juvéniles » jusqu’à ce qu’ils aient la taille requise pour être transférés dans les fermes marines.
Dans l’écloserie marine, les gamétophytes sont pulvérisés sur de petites cordes de kuralon, une sorte de coton synthétique fabriqué en Asie pour les besoins des pêcheurs. L’exposition à la lumière blanche enclenche aussitôt le processus de reproduction et rapidement de jeunes embryons apparaissent. La température, l’éclairage, les fertilisants, tout est alors finement réglé pour optimiser leur croissance dans les bassins. L’eau de mer filtrée tient la compétition à l’écart. Les cordelettes quittent l’écloserie lorsqu’elles ressemblent à un vert de golf couvert d’un gazon de jeunes algues de 3 à 4 mm, prêtes à affronter l’océan.
Pour l’instant, les travaux de l’équipe se concentrent principalement sur la laminaire sucrée (Saccharina latissima), une algue brune d’eau froide en forme de ruban et dont la croissance peut atteindre de 2 à 3 cm par jour. Elle a fait l’objet de plusieurs études dans les années 1980 au Québec et son potentiel de commercialisation était déjà reconnu alors. Moins mystérieuse que ses consœurs, elle apparaissait par conséquent comme un excellent point de départ pour développer l’algoculture québécoise.
Dans l’univers aseptisé de l’écloserie, l’ennemi, ce sont les autres… algues, comme cette redoutable Ectocarpus siliculosus, qui parvient à déjouer les systèmes de traitement de l’eau. Particulièrement résistante et considérablement fertile, cette peste à croissance fulgurante envahit les bassins de l’écloserie au détriment des algues cultivées. Nettoyer les dégâts et recommencer à zéro, il n’y a rien d’autre à faire
À quand la baignade à la mer?
L’Europe et l’Asie possèdent une longue tradition d’algoculture et de transformation des grandes algues. Et nous avons pu nous en inspirer. Toutefois, vu la rigueur de notre hiver et la présence de glaces dérivantes en surface, il a été nécessaire de modifier les techniques et de mettre au point un calendrier de culture sur mesure pour notre laminaire sucrée.
Le transfert des plantules de l’écloserie terrestre vers la ferme marine, au moment où elles sont le plus vulnérables, constitue une étape critique pour les jeunes pousses. Au Québec, ce transfert en mer se déroule vers la mi-octobre. À cette période de l’année, l’eau est libre de toute concurrence, puisque les larves de moules, d’hydrozoaires et d’autres invertébrés se sont déjà fixées ailleurs. Proche de 10 °C, la température de l’eau est idéale pour maximiser la croissance des plantes. Afin de survivre à l’hiver, celles-ci se renforcent et s’attachent solidement à leur corde de culture, tendue horizontalement et soutenue par des bouées. Aux premiers signes annonciateurs de froid, les cordes sont descendues de quelques mètres, entre la surface et le fond de l’océan, hors de portée de la glace et des oursins. Dès la fonte des glaces, elles seront remontées vers la lumière printanière. Ailleurs dans le monde, les cultures sont généralement maintenues toute l’année près de la surface.
Fin juin-début juillet arrive le moment de la récolte. Intactes, propres et d’une belle couleur, les laminaires atteignent maintenant près de 3 m de longueur. Inutile d’attendre plus longtemps, puisque dès que le mercure grimpe, tout se complique : les algues cessent de grandir pour se concentrer sur la reproduction et leur extrémité s’érode progressivement. En plus, le bryozoaire Membranipora membranacea disperse ses larves durant le mois de juillet. À défaut de prédateur local, cette espèce exotique envahissante est un vrai fléau pour les laminaires de l’est du Canada, sur lesquelles elle développe des dizaines de colonies pour finir par momifier les algues dans un cocon imperméable. Si les Asiatiques et les Européens peuvent se permettre, dans certains cas, de laisser leurs algues jusqu’à deux ans à l’eau, les algoculteurs québécois n’en tireraient, eux, aucun avantage.
Malgré les nombreux paramètres à optimiser, les avancées de la recherche sont tangibles. Les tout premiers essais avaient permis d’obtenir un maigre kilo d’algues par mètre de corde tandis qu’au cours des deux dernières années, le rendement moyen est passé à 12 kg par mètre. D’autres essais ont depuis été menés pour intégrer l’algoculture aux fermes d’élevage de moules, ouvrant ainsi la porte à la polyculture marine.
Les travaux en collaboration avec d’autres centres collégiaux de transfert de technologie ont démontré que les laminaires de culture étaient plus riches en certaines molécules d’intérêt commercial que leurs homologues sauvages, ce qui ouvre la porte à de nouveaux marchés. Quant aux fibres provenant des coproduits d’extraction des molécules d’algues, elles ont été intégrées avec succès dans des biomatériaux à base de résine végétale. Finalement, des travaux sont en cours pour documenter les méthodes de conservation des algues-légumes et développer de nouveaux produits alimentaires pour le marché québécois.
En émergence au Québec, la culture des algues, ces plantes d’une incroyable polyvalence, représente une voie extrêmement prometteuse. Chaque progrès réalisé en laboratoire rapproche l’algue de l’assiette du consommateur… ou de la peinture des murs de sa maison.
- Éric Tamigneaux et Marie-Ève Murray
Cégep de la Gaspésie et des Îles et Merinov
Océanographe de formation, Éric Tamigneaux est titulaire d’un doctorat en biologie. Depuis près de quinze ans, il est professeur-chercheur à l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec du Cégep de la Gaspésie et des Îles ainsi que chez Merinov, un centre collégial de transfert de technologie des pêches. Il est l’un des fondateurs du Centre d’étude et de valorisation des algues marines du Québec. En 2012, une chaire de recherche industrielle dans les collèges du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada lui a été confiée. Il s’est entouré d’une solide équipe d’experts afin de mener à bien les nombreux projets portant sur les algues : Aurélie Licois, Daniel Bourdages, Isabelle Gendron-Lemieux, Anissa Merzouk, Marie Lionard, Jean-Claude Blais, Karine Berger, Henryette Michaud, Marie-Hélène Fournier, Damien Grelon et Lisandre G. Solomon. Parmi les précurseurs en sol québécois, cette équipe compte huit années d’expérience dans le domaine.Marie-Ève Murray est conseillère en communication chez Merinov.
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