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Jean-Claude Simard, Université du Québec à Rimouski
En plus de la dimension socioéconomique, l'analyse historique de Kenneth Pomeranz intègre les aspects technoscientifiques, géographiques et géologiques, sans oublier les facteurs tirés de l’histoire environnementale.

C’est la révolution industrielle qui a favorisé la colonisation planétaire tous azimuts. Les nations européennes du 19e siècle ont pu asseoir ainsi leur domination sur la terre entière. Comme l’Angleterre avait lancé cette révolution, elle fut le premier pays à se tailler un empire planétaire grâce à la science et à la technologie occidentales, une position que les États-Unis ont simplement occupée à leur tour après la Première Guerre mondiale.

On ne remettra pas ici en cause ces lieux communs. Cependant, l’émergence rapide de la Chine sur la scène internationale et son récent statut de grande puissance posent une série de questions inédites. En effet, pendant de longues périodes de son histoire, elle a devancé l’Occident. Ce fut entre autres le cas sous les Tang et les Song, au cours de notre Moyen-Âge. Au 18e siècle, certaines de ses provinces faisaient jeu égal avec l’Angleterre. Pourtant, non seulement furent-elles alors incapables de s’industrialiser, mais la Chine tout entière sombra ensuite dans une torpeur qui permit aux nations européennes de lui forcer la main, puis de l’exploiter sans vergogne. Ce furent, au milieu du 19e siècle, les deux guerres anglaises de l’opium, qui se terminèrent par ce que les historiens chinois appellent les Traités inégaux. Pourquoi ce recul soudain et inattendu? Et pourquoi est-ce aujourd’hui seulement que la Chine renoue avec son statut traditionnel, contribuant à la libéralisation des échanges au point d’être rapidement devenue la première exportatrice mondiale et de mettre en cause le rôle stratégique de l’hyperpuissance américaine?

Revisiter l’histoire du monde

C’est à de telles questions, aussi inédites que passionnantes, que tentent de répondre les adeptes d'une nouvelle discipline, l’histoire globale (en anglais, la World History). Anticipée par des chercheurs comme Fernand Braudel (1902-1985), mais née véritablement au début des années 1980 avec la libéralisation mondiale des échanges, cette approche fait éclater le cadre traditionnel de l’histoire occidentale. Pour accéder à cette histoire-monde, il faut en effet développer une vision à la fois transdisciplinaire et transnationale, ce qui implique évidemment un double dépassement, d’abord de l’européocentrisme, ensuite de l’américanocentrisme qui l’a suivi. Dans ce contexte renouvelé, on adoptera une perspective planétaire en s’interrogeant, par exemple, sur la façon dont les différentes régions de notre globe sont devenues interconnectées, tissant des réseaux d’échanges de plus en plus serrés. Ou alors, on prendra comme objet d’étude la généalogie et l’évolution de la mondialisation économique : quand au juste est-elle née? comment et pourquoi? D’où en est donc venue l’impulsion initiale : de l’Asie orientale ou de l’Europe occidentale?  

C’est dans ce cadre élargi que plusieurs chercheurs éminents ont publié leurs idées, qu’il s’agisse du système-monde d’Immanuel Wallerstein, du choc des civilisations de Samuel Huntington, ou encore de l’effondrement des sociétés selon Jared Diamond, un auteur dont les essais sont largement publicisés depuis quelques années.

Le grand écart entre la Chine et l’Occident

Dans cette série d’histoires globales, on est peut-être moins familier avec l’ouvrage de Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World (2000). Rejetant lui aussi toute forme d’ethnocentrisme, l’historien américain se montre original dans le choix de son sujet : cet essai se penche, en effet, sur les origines du monde actuel, proposant rien de moins qu’une analyse comparée des conditions propres à engendrer les révolutions industrielles.  

Selon Pomeranz, le fossé entre l’Europe et le reste de la planète s’est creusé à partir du début du 19e siècle. Il en veut pour preuve le développement avancé du bassin inférieur du Yang-Tsé-Kiang vers 1750. De fait, la consommation, l’agriculture et l’industrie manufacturière s’y comparaient avantageusement à ceux de l’Angleterre, pourtant la nation la plus avancée d’Europe. Pourquoi est-ce alors l’Angleterre qui a accompli la première révolution industrielle, devenant rapidement la nation dominante de la planète?

L'Angleterre a développé son industrie manufacturière parce qu'elle pouvait tabler sur les territoires illimités de ses colonies.

Pomeranz dépasse les explications usuelles liées à l’extension du libéralisme, au système des prix basé sur la loi de l’offre et la demande, etc. Il avance, par exemple, que l'Angleterre a développé son industrie manufacturière parce qu’elle pouvait tabler sur les territoires illimités de ses colonies, entre autres américaines, et sur leurs ressources colossales. Pensons au célèbre commerce triangulaire1 ou, plus tard, à l’exploitation du bois tiré des immenses forêts de l’Amérique du Nord dite britannique, le Canada... 

En outre, l’Angleterre a pu utiliser à profusion une innovation technologique déterminante, la machine à vapeur à peine inventée, parce que son sous-sol recelait de vastes réserves de charbon. Et par chance, ces gisements se trouvaient à proximité des centres industriels, ce qui réduisait les coûts d’exploitation et de transport. C’est ainsi qu’elle a pu creuser l’écart et franchir un seuil écologique inédit : la libération des énergies fossiles sur une large échelle. Sans la conjugaison de ces deux facteurs, le « Rule, Britannia! », cette hégémonie industrielle de plus d’un siècle, n’aurait jamais eu lieu. 

La Chine, en revanche, n’a jamais connu le Nouveau Monde. Elle ne pouvait procéder à une production d’envergure sans réquisitionner des terres arables par ailleurs nécessaires à la survie de sa nombreuse population. Bref, même si elle était alors beaucoup plus développée que ce qu’on a coutume d’affirmer, sa situation n’autorisait pas le décollage économique et technoscientifique qui a lancé la révolution industrielle. À partir de ce moment précis s’est amorcée the great divergence entre la Chine et l’Occident.

Ressources, technoscience et économie

La thèse de Pomeranz est particulièrement intéressante pour diverses raisons. Tout d’abord, contrairement à la plupart des études antérieures, elle ne limite pas l’analyse à des agents d’ordre socioéconomique, mais intègre également des aspects géographiques et géologiques, sans oublier les facteurs tirés de l’histoire environnementale. 

Selon lui, les révolutions industrielles résulteraient d’abord de la conjonction réussie de divers facteurs endogènes : un vaste réservoir de ressources naturelles, une technoscience à la fine pointe et un environnement économique facilitant. En d’autres termes, elles deviendraient possibles à partir du moment où l’on dispose des moyens nécessaires pour harnacher efficacement une source d'énergie inédite. C’est ce qu’on pourrait appeler les conditions structurelles. 

Le hasard joue aussi un rôle important dans le devenir des communautés.

Ensuite, pour notre historien, le hasard joue aussi un rôle important dans le devenir des communautés. En effet, sans la découverte antérieure de l’Amérique ou la proximité des carburants fossiles, la possibilité d’une révolution britannique devenait illusoire. Or, notons-le, ce sont là des facteurs externes, dont le caractère accidentel ne peut s’expliquer par l’évolution de la nation anglaise elle-même. Si le bassin du Yang-Tsé, dont le niveau de développement était comparable, avait lui aussi bénéficié de ces avantages, il aurait pu épouser la voie de l’industrialisation et son destin en aurait été bouleversé. Malheureusement pour la Chine, les réserves de charbon, certes abondantes, se trouvent au nord-ouest du pays, dans des régions peu accessibles et éloignées des centres traditionnels de production. Bref, à un point tournant de leur histoire respective, la chance a favorisé Albion plutôt que l’empire du Milieu.

200 ans de retard

The Great Divergence permet également de jeter un éclairage inédit sur l’essor fulgurant de la Chine actuelle, devenue, en quelques années à peine, une grande puissance technoscientifique et militaire, en plus d’agir comme atelier du monde. On le sait, après la mort de Mao en 1976, Deng Xiaoping a imprimé à son pays la politique dite des quatre modernisations. Depuis, la Chine avance à pas de géant. Si l’analyse de Pomeranz est juste, on peut dire que, d’une certaine façon, elle réalise aujourd’hui seulement sa révolution industrielle, accomplissant ainsi un rattrapage longtemps différé.

On le constate, l’histoire globale adopte une optique suffisamment vaste pour autoriser des rapprochements aussi fructueux qu’inédits. Et plus la Chine occupera d’espace sur la scène mondiale, plus nous aurons besoin de telles analyses pour évaluer correctement sa place ou celle des autres puissances émergentes dans le concert des nations. L’ouvrage de Pomeranz, appuyé sur une connaissance solide de l’histoire économique, géographique et technoscientifique, est tout à fait apte à ouvrir de tels horizons.

Note :

1. Les historiens appellent ainsi le commerce établi par les Occidentaux entre nations européennes, Afrique et continent américain. Il impliquait la réduction à l’esclavage des Noirs africains, que l’on transférait ensuite dans les plantations du Nouveau Monde pour les y assujettir à divers types de culture comme le coton, le sucre ou le café, que l’on écoulait ensuite en Europe ou... en Afrique. La boucle étant bouclée, le cycle pouvait alors se répéter. 


  • Jean-Claude Simard
    Université du Québec à Rimouski

    Présentation de l’auteurJean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel. Note de la rédaction :Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

     

    Note de la rédaction :
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