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Sanni Yaya, Université d'Ottawa
Il semble que notre civilisation abrite des êtres humains moins blessés par la maladie du corps et davantage par celle de l’intelligence. Il ne s’agit pas de condamner la biomédecine, dont les bienfaits sont aussi évidents que les méfaits potentiels. Mais il faut envisager l’avenir autrement en faisant des choix raisonnés et fondés si possible sur une éthique commune, dans le cadre d’une liberté ordonnée, en se posant l’ultime question de savoir si tout ce qui est scientifiquement possible est nécessairement juste et mérite d’être fait

C'est après avoir lu les ouvrages de Claude Lévi-Strauss, Georg Simmel, Norbert Elias, Max Weber, Herbert Spencer, Émile Durkheim et Pierre Bourdieu que j'ai commencé à me préoccuper, lors de mes études en socio-anthropologie, des problèmes sociaux dans une perspective philosophique. La santé et la maladie ne m'intéressent pas seulement pour elles-mêmes. Les problèmes qui y sont liés constituent une sorte de fil conducteur passionnant pour quelqu’un comme moi qui est intrigué par les rapports que les individus et les groupes sociaux entretiennent avec la science, et plus particulièrement par la manière dont on pense et traite ce que certains ont appelé les « pathologies du lien social ». Le souci d’entreprendre une réflexion sur ce véritable exercice de funambule auquel les individus sont de plus en plus contraints – entre une épidémiologie qui les pousse à la prévention et un discours linéaire, hygiéniste et moralisateur qui participe à l'oubli du malade au profit de soins toujours plus rationnels et scientifiques – m'a conduit à diriger cet ouvrage collectif.

La santé, entre raison et culture

Depuis la nuit des temps, magie et médecine se sont confondues, tout comme astrologie et astronomie, alchimie et chimie. Dans les cavernes et les grottes, nos ancêtres cherchaient à se prémunir contre les aléas d'une nature hostile et pleine de dangers. Leur souci majeur a d'abord été de se nourrir et de se mettre à l'abri de la faim, des maux, des guerres et des catastrophes naturelles. Face à la maladie, ils ont inventé des rituels magiques, des mots et le sacrifice. Les questions de santé et de maladie étaient alors du ressort des sorciers, des guérisseurs et des magiciens.

Ce n'est qu’au Ve siècle avant J.-C., avec Hippocrate, que les Grecs développeront le premier système médical rationnel. Il s’agissait, non plus simplement d'appliquer des recettes retransmises par la tradition, mais d'apprendre à connaître le mécanisme de la maladie et le fonctionnement du corps humain1. Pourtant, là encore, le cordon ombilical entre savoir traditionnel et connaissances acquises n'était pas coupé : on enseignait la médecine dans un temple, celui d'Asclépios. À Rome, c'était au Temple d'Esculape que les malades venaient implorer la guérison. Les prêtres les endormaient et, durant ce sommeil provoqué, Asclépios le dieu apparaissait en rêve aux élus et leur indiquait les moyens d'atteindre la guérison. Puis, la médecine progressivement sera reconnue comme un art à part entière : un médecin à lui seul, dira Idoménée alors roi de Crète, vaut beaucoup d'hommes2.

Les questions de santé et de maladie, on le constate, ne sont pas une préoccupation contemporaine. Mais, alors que nous entrons dans l'ère du génie génétique, avec une portée et une rapidité des développements de la connaissance médicale ahurissantes, se cache sous ces formidables progrès une inquiétude grandissante.

C'est comme si l'instabilité de l'humeur, la tristesse ou encore la mélancolie relèvent toujours de la pathologie ou d'une maladie sous-jacente.

La tendance, qui consiste à se tourner de plus en plus vers la science pour comprendre les questions importantes de la vie dans un environnement où certains phénomènes (vieillissement, maladie, handicap, ménopause, andropause, etc.), sont vécus comme un échec technique, pose un sérieux problème éthique. Tous aujourd'hui courent pour atteindre une santé parfaite, devenue obsessive comme si l'instabilité de l'humeur, la tristesse ou encore la mélancolie relèvent toujours de la pathologie ou d'une maladie sous-jacente3.

Bien que la religion ait autrefois joué un rôle suprême sur les questions de vie ou de mort, elle a été graduellement marginalisée au profit de la médecine, considérée comme la voix déterminante de la connaissance qui fait désormais autorité4. En 1976, Michel Foucault soulignait que « dans la situation actuelle, ce qui est diabolique, c'est que, lorsque nous voulons avoir recours à un domaine que l'on croit extérieur à la médecine, nous nous apercevons qu'il a été médicalisé ». L’alimentation est un excellent exemple. Les raisons gastronomiques sur lesquelles se base le plaisir de manger ont été substituées par un ensemble de règles codifiées par le savoir médical. Les risques que la nourriture fait courir sur le plan de la santé font de l’alimentation un important levier dans cette sphère. Et Foucault de poursuivre, « et quand on veut objecter à la médecine ses faiblesses, ses inconvénients et ses effets nocifs, cela se fait au nom d'un savoir médical plus complet, plus raffiné et plus diffus. » Trente ans après, ce constat n'a rien perdu de son acuité.

La médecine comme unique réponse aux malaises sociaux

On ne peut nier que de nombreuses personnes ont pu accéder à un mieux-être en raison des formidables progrès de la médecine. Mais, dans bien de cas, le mieux s'est souvent avéré être l'ennemi du bien, car la santé idéale et optimale tant recherchée finit elle-même par créer une dépendance inutile à l'égard des services et des produits de la médecine.

La médicalisation de l'existence semble avoir détruit chez les individus leur capacité à faire face aux épreuves de leur existence sociobiologique.

Est-ce une exagération rhétorique que de dire que la boucle semble aujourd'hui bouclée? L'envahissement médico-pharmaceutique, la médicalisation de l'existence et la pathologisation des difficultés de la vie semblent avoir détruit chez les individus leur capacité à assumer leur condition et à faire face, par eux-mêmes, aux événements et aux épreuves de leur existence sociobiologique.

Grâce à la régulation des grands flux biologiques (natalité, épidémie, mortalité, etc.), l'émergence du biopouvoir5 au 19e siècle mettra de l'avant l'impératif de la santé pour tous dont la fonction première est de contraindre les individus à s'atteler à leur santé6. La médecine se définit dès lors comme une pratique sociale au moyen de sa fonction d'hygiène publique, et les individus deviennent objet de surveillance, d'analyse et d'intervention. S'ensuit alors une inflation de la responsabilisation à l'intérieur de laquelle la cible principale est la préoccupation individuelle de la santé. Malheureusement, ce concept ne tient pas compte des ressources avec lesquelles nos collectivités doivent vivre et, souvent, le gaspillage économique qui en résulte, détournement des ressources liées à de la prévention et au traitement de maladies plus sérieuses, menace la viabilité des systèmes de santé publique.

Une communauté d’hypocondriaques en santé

On ne peut nier le formidable impact des savoirs cliniques et biomédicaux sur nos conditions de vie, qui sont pourtant éminemment de nature sociale. L’essor de la biomédecine a profondément bouleversé les représentations individuelles et collectives du normal et du pathologique. Garante de la jeunesse éternelle et dépositaire de pouvoirs exceptionnels sur la vie et la mort, voici la médecine devenue héroïne des temps modernes, empreinte de pureté et d’intelligence, et détentrice d’un savoir incontestable légitimé par la science. Impératif catégorique, la santé est devenue le nouvel horizon indépassable de notre époque.

Quant à la maladie, elle est considérée comme une transgression qui arrache l'homme à sa vie quotidienne, à son travail et à ses jouissances, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel. Elle devient rupture, obscénité et scandale, cessant ainsi d'appartenir au monde naturel.

Nos sociétés modernes pratiquent en permanence une stratégie de la rupture : vie et mort, santé et maladie, normal et pathologique sont constamment et systématiquement pensés en termes antinomiques. Opium du peuple à l'instar de ce que jadis la religion a été, la santé est proposée comme un bien de consommation. Y a-t-il croisade plus légitime que la protection de la vie, de la qualité de la vie, depuis que Michel Foucault, dans une de ses interventions au colloque sur Nietzsche de Royaumont de 1964 disait, en paraphrasant un célèbre historien du 19e siècle que « de nos jours la santé a remplacé le salut »? Dans la mesure où elle est perçue comme un idéal (élusif) à poursuivre, tout ce qui gêne la société est de ce fait transformé en symptômes et le pathologique devient en particulier un fourre-tout extrêmement commode.

Opium du peuple à l'instar de ce que jadis la religion a été, la santé est proposée comme un bien de consommation.

Aux dires du médecin et essayiste Thomas Lewis, il y a un réel danger « de créer une communauté d’hypocondriaques en santé, vivant avec moult précautions et inquiets d’eux-mêmes comme des semi-mourants ». Au même moment, la médicalisation des phénomènes sociaux (dépendances affectives ou amoureuses, allaitement, ménopause, troubles de l’humeur, magasinage compulsif, etc.) exerce une pression indue sur des systèmes de santé à la dérive.

Ce n’est plus seulement de médicalisation ou de biomédecine dont il est question aujourd’hui, mais d’une nouvelle société médicale où la médecine tend à s’enraciner de façon omniprésente et omnipotente, dans un univers d’action où elle participe activement, au nom de la santé publique, à faire passer des conditions sociales et des comportements au statut de pathologies.

Le biologique ne peut être notre seul destin

En 1958, Jean Rostand prédisait que l’avènement de l’homo biologicus était pour bientôt, convaincu que l’espèce humaine pourrait repousser les limites de la nature. Il n’avait pas tort, car plusieurs explorent aujourd’hui les chemins de notre longévité dans le but de réécrire le livre de la vie. La question qui mérite d’être posée est : à quelles fins?

Au cours des dernières décennies, les progrès médicaux et les nouvelles technologies ont ouvert au d’incroyables perspectives. Mais aujourd’hui, l’enjeu porte sur la façon dont il est possible d’accueillir les fruits de la créativité scientifique sans que l’homme finisse par se perdre. La santé, l’apparence extérieure, l’autonomie et la productivité apparaissent comme des idéaux supérieurs à tout autre idéal. Le sujet ne vit plus le corps comme une fatalité, mais comme un moyen au service d’une finalité.

Il semble que notre civilisation abrite des êtres humains moins blessés par la maladie du corps et davantage par celle de l’intelligence. Il ne s’agit pas de condamner la biomédecine, dont les bienfaits sont aussi évidents que les méfaits potentiels. Mais il faut envisager l’avenir autrement en faisant des choix raisonnés et fondés si possible sur une éthique commune, dans le cadre d’une liberté ordonnée, en se posant l’ultime question de savoir si tout ce qui est scientifiquement possible est nécessairement juste et mérite d’être fait. Et si, grâce à cette conscience qui exige temps, réflexion et empathie, nos sociétés trouvent le moyen de faire autrement les choses, alors ce serait déjà un bienfait pour l’Humanité.

Notes :

  •  1. Annas, Julia (1986), « Classical Greek Philosophy », dans John Boardman et coll. (1986), The Oxford History of the Classical World, New York, Oxford University Press.
  •  2. Jouanna, Jacques (1992), Hippocrate, Paris, Fayard.
  •  3. Lejoyeux, Michel (2004), Le nouveau malade imaginaire, Paris, Hachette littérature.
  •  4. Winckler, Martin, Jorg Blech et Isabelle Liber (2005), Les inventeurs de maladies : manœuvres et manipulations de l'industrie pharmaceutique, Paris, Actes Sud.
  •  5. Michel Foucault estime que la médicalisation sociale est engendrée par le fait d'une politique des pouvoirs publics dont le souci majeur est la vie. Il définit le biopouvoir comme une forme d'étatisation du biologique, c'est-à-dire la « prise en compte de la vie par le pouvoir » et « l'ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l'espèce humaine, va pouvoir entrer à l'intérieur d'une politique, d'une stratégie générale de pouvoir ». De son côté, Giorgio Agamben reprendra dans un tout autre sens, la pensée d'un rapport entre vie et pouvoir. Pour en savoir plus, voir Foucault, Michel (1976), La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, p. 213 et Agamben, Giorgio (1997), Homo sace. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil
  •  6. Il faut désormais contribuer à cet impératif en adoptant de saines habitudes de vie, en se soumettant au dépistage et à la vaccination.

  • Sanni Yaya
    Université d'Ottawa

    Sanni Yaya est professeur agrégé à la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa et directeur adjoint de l’École interdisciplinaire des sciences de la santé où il assume la direction des études de premier cycle. Avant l’Université d’Ottawa, il a enseigné à l’Université Laval, à l’Université du Québec à Montréal et à l’École nationale d’administration publique (ENAP). Il a été chercheur postdoctoral à l’Université Yale et chercheur invité à l’Université de New York aux États-Unis. Il dirige la collection Santé et Société aux Presses de l’Université d’Ottawa, et il est rédacteur en chef de La revue de l’innovation. Auteur d’une quinzaine de livres sur la sociologie de la santé, l’économie et la santé internationale, il a publié plusieurs articles dans des revues scientifiques.

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