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Catherine Broué, Université du Québec à Rimouski
En mettant en lumière les enjeux rhétoriques, voire politiques, de l’écriture d'Hennepin, nous pouvons entrevoir une version de l’histoire dégagée des présupposés coloniaux dans lesquels la recherche historique s’est longtemps empêtrée.

L'exploration du Mississippi, à la fin du 17e siècle, a donné lieu à la production d’un nombre impressionnant de documents restés manuscrits et à la publication de divers récits, journaux ou pseudo-journaux de voyage grâce auxquels l’Europe a peu à peu découvert un territoire d’une grandeur insoupçonnée. Parmi ces documents, certains sont encore aujourd’hui considérés comme des sources historiques majeures, tandis que d’autres ont été écartés comme « non fiables » et sont graduellement tombés dans l’oubli. Néanmoins, l’étude littéraire et rhétorique de ces textes en révèle des dimensions insoupçonnées qui permettent de relativiser ce classement.

Un récollet écrivain

Le récollet missionnaire Louis Hennepin a participé à la première expédition officielle de Cavelier de La Salle de 1678 à 1681 dans la région du Mississippi. Il a aussi beaucoup écrit, laissant un témoignage des plus riches et des plus populaires en son temps.

Ses relations de voyage ont « fait date » dans l’histoire littéraire européenne : la publication de la première de ces relations, Description de la Louisiane, en 1683, a connu un succès tel que cet ouvrage a été réédité à peine cinq ans plus tard et traduit en plusieurs langues avant la fin du siècle.

En 1697, Louis Hennepin faisait paraître la Nouvelle Découverte, qui racontait le même voyage et ajoutait au récit initial une revendication susceptible de remettre en question les prétentions de la couronne française sur le territoire louisianais. De fait, le récollet, entretemps chassé du royaume de France pour des raisons encore inexpliquées, affirmait dans ce nouveau récit avoir découvert, deux ans avant La Salle, l’embouchure du Mississippi. Cette revendication aurait pu conférer à la Grande-Bretagne, qui venait d’accorder sa protection au récollet, un avantage géopolitique majeur.

L’intégrité du missionnaire a été dès lors remise en question, et la recherche historique s’est peu à peu désintéressée de son œuvre, la jugeant peu fiable, voire mensongère. Pourtant, la prise en compte des silences et des sous-entendus de ces textes permet de dépasser une lecture simplement littérale et d’ouvrir sur d’autres interprétations de cette période historique et ethnohistorique tumultueuse.

La relation de voyage : un statut ambigu

Comme l’a montré la recherche des quarante dernières années sur la littérature viatique, le genre de la relation de voyage prospère dans un espace où le réel et l’imaginaire, le constat et le commentaire s’imbriquent et se confondent. L’œuvre viatique d’Hennepin, si elle déroge à l’idée que la recherche historique s’est longtemps faite de la fiabilité documentaire, ouvre sur de nombreux questionnements dès lors qu’on veut bien la « lire entre les lignes » et permet au chercheur de subodorer, au-delà d’une version officielle tenace, d’autres représentations possibles de l’Histoire.

De fait, la lourde charge implicite de l’ensemble de l’œuvre du récollet, l’invention, l’allégorie, le sous-entendu et le mystère qui y planent, loin de mériter qu’on les balaye d’un revers du clavier, en fondent justement une grande part de la spécificité et de l’intérêt – littéraire et historique – par rapport à la plupart des relations de voyage antérieures.

« Dans la Nouvelle Découverte, la "nouveauté" revendiquée réside dans la subjectivité affichée de son auteur.»

Par rapport aux Relations jésuites dont l’étonnante stabilité formelle, sur plus de 40 ans, provient notamment d’une volonté d’effacement du scripteur au profit d’un projet collectif – celui de l’évangélisation des peuples autochtones –, la Nouvelle Découverte est « nouvelle » à plus d’un égard. L’originalité de ce texte réside notamment dans la subjectivité affichée de son auteur.

Débarrassé des énumérations fastidieuses qui ponctuaient les journaux d’explorateurs et les Relations jésuites même les plus enlevées, le lecteur d’Hennepin peut enfin plonger dans la narration fluide, pleine de rebondissements et de détails croustillants, d’une véritable aventure où le narrateur, héros de son récit, doit surmonter divers obstacles qui débordent du cadre du voyage pour englober, dans la Nouvelle Découverte puis le Nouveau Voyage (1698), troisième et dernier récit sur l’exploration louisianaise, de grands pans de la vie du missionnaire qui apparaît tour à tour comme une victime, un héros ou un homme comme les autres :

  • « Les chefs de ces barbares, voyant mon inclination à apprendre leur langue, me disaient souvent, Vatchison égagahe, c’est-à-dire, “Esprit, tu prends bien de la peine. Mets du noir sur le blanc”. Par ce moyen, ils me faisaient souvent écrire. Ils me nommaient un jour toutes les parties du corps humain. Mais je ne voulus point coucher sur le papier certains termes honteux dont ces peuples ne font point de scrupule de se servir à toute heure. Ils me réitéraient souvent le mot d’égagahé pour me dire “Esprit, mets donc aussi ce mot comme les autres”. »

Modifications stylistiques, précision du vocabulaire, ajout de détails, division du texte initial en petits chapitres au titre précis et évocateur  (Description du calumet, Récit de ce qui se passa entre les Illinois et nous jusqu’à la construction d’un fort, Chasse des tortues; Le canot enlevé à l’auteur par un vent impétueux, ce qui le jette dans une grande nécessité avec son compagnon de voyage, etc.), dramatisation du récit : rien n’aura été épargné pour satisfaire un lectorat toujours plus exigeant. Allant jusqu’à « internationaliser » son texte premier par un changement subtil dans la désignation des peuples protagonistes (les Français disparaissent au profit des Européens), le missionnaire-écrivain propose également à son lecteur, dans la Nouvelle Découverte, un paratexte élaboré (épîtres au roi, avant-propos, avis au lecteur et table des matières) : ce paratexte d’Hennepin fera date et influencera plus d’un écrivain voyageur après lui, dont Jean-François Regnard dans son Voyage de Laponie.

Un mystère à éclaircir

Malgré l’immense travail accompli par plusieurs générations d’historiens sur les écrits et la biographie du père Hennepin, on ne connaît aucun des événements les plus cruciaux de la vie de ce missionnaire, à commencer par sa date de naissance. Lequel des fils de Gaspard Henpin et de Norbertine Leleu, habitants d’Ath, a adopté le prénom de religion Louis sous lequel il signera tous ses ouvrages? Pourquoi ce sujet du royaume de France, religieux zélé, bien considéré et apprécié de ses supérieurs comme en témoigne son envoi en Nouvelle-France en 1675, finit-il par dédicacer un ouvrage à Guillaume III, roi d’Angleterre protestant, en 1697? Peut-on se suffire des explications que lui-même en donne? Comment se fait-il que la Description de la Louisiane, au demeurant très détaillée et précise sur nombre de détails géographiques ou temporels, soit restée muette sur près d’un mois de voyage? Louis Hennepin est-il un plagiaire, comme l’historien Pierre Margry l’a affirmé au 19e siècle?

Bien qu’elle procède d’un travail critique de longue haleine et s’appuie sur un vaste corpus de recherches historiques et littéraires antérieures, la lecture que je propose de la Nouvelle Découverte ne prétend pas répondre une fois pour toutes à l’ensemble de ces questions, mais suggère des pistes pour sortir des ornières du « vrai » et du « faux » et redonner ainsi un peu de « jeu » au texte. De fait, l’étude de l’œuvre de Louis Hennepin dans une perspective littéraire en dévoile une dimension insoupçonnée : celle du sous-entendu et du non-dit. Loin d’être un obstacle à la compréhension, les incohérences, les contradictions et les silences des textes du récollet permettent de décrypter, sous les conventions ou les intentions scripturales, une vérité travestie.

La relecture de Louis Hennepin ouvre sur une nouvelle interprétation de l’ensemble du corpus publié et manuscrit entourant l’exploration louisianaise par Cavelier de La Salle, y compris la correspondance officielle entre la France et sa colonie et les procès-verbaux rendant compte des démarches diplomatiques iroquoises auprès d’Onontio à partir des années 1680 : en mettant en lumière les procédés et les ressorts de ces textes ou les enjeux rhétoriques, voire politiques, de l’écriture, nous voyons s’estomper la marge entre « vérité » et « mensonge » et nous pouvons entrevoir une version de l’histoire de cette époque charnière dégagée des présupposés coloniaux dans lesquels la recherche historique s’est longtemps empêtrée.

Louis Hennepin, l’un des tout premiers voyageurs européens à avoir navigué sur le Mississippi, acteur fondamental et indocile de l’exploration de la Louisiane, témoin récalcitrant et inventif d’une vérité à lire entre les lignes, n’a pas fini de nous étonner.

Référence :

  • Hennepin, Louis (2012), Par-delà le Mississippi, texte établi, commenté et annoté par Catherine Broué, Toulouse, Les éditions Anacharsis, 368 p.

  • Catherine Broué
    Professeur·e d’université
    Université du Québec à Rimouski

    Catherine Broué est professeure au Département des lettres et humanités à l’Université du Québec à Rimouski. Les récits de voyage de l’époque de la Nouvelle-France ainsi que l’analyse de la parole rituelle diplomatique des Premières Nations telle qu’elle a été rapportée dans les documents écrits durant le Régime français constituent ses principaux axes de recherche. Parue sous le titre de Par-delà le Mississippi aux éditions Anacharsis en 2012, l’édition commentée et annotée de la Nouvelle Découverte du père Louis Hennepin remet à la disposition des lecteurs l’un des fleurons de la littérature de voyage du 17e siècle.

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