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Jocelyn Gadbois, Université Concordia et Université de Montréal
Le crayon de plomb, le fusain, le bistre, la sanguine et le pastel m’ont offert le luxe de prendre le temps d’observer finement l’environnement devenu trop familier dans lequel évoluaient les joueurs. De plus, ils m’ont permis de réfléchir non seulement à ce que je voyais, mais aussi au regard que je portais sur le jeu.
#MagAcfas - Découvrir : Pour se faire un dessin, par Jocelyn Gadbois, Université Concordia et Université de Montréal
Crédits : Jocelyn Gadbois

Le sujet

Je dois l’admettre, l’achat d’un billet de Lotto 6/49 me semble une décision difficile à rationaliser. Bien sûr, je perçois le court moment d’évasion que le geste procure, mais les probabilités de gagner sont si faibles que cette explication ne me semble pas suffisante.

Incapable de comprendre la logique du jeu — la littérature scientifique ne m’a pas aidé à y voir plus clair, au contraire —, j’ai décidé d’aller m’informer directement auprès des joueurs avec l’idée de faire avancer les connaissances sur les jeux de hasard et d’argent.

Le terrain

J’ai d'abord tenté de mener une campagne d’entrevues semi-dirigées auprès de personnes qui avaient déjà joué à la loterie. Or, les résultats se sont révélés décevants : ces personnes finissaient par confier, comme un aveu libérateur, qu’elles avaient été naïves et s’étaient laissées prendre au piège. Si tel était le cas, pourquoi alors acceptaient-elles de racheter un billet de Lotto 6/49?

Avant de conclure que la loterie était une escroquerie étatisée, j’ai voulu m’entretenir avec des gens en train de jouer, in situ. Je me suis dit que les joueurs n’avaient peut-être pas le même discours lorsqu’ils étaient habités par l’« esprit du jeu ».

Ma volonté de parler à ces joueurs était toutefois ambitieuse, car je devais la conjuguer avec plusieurs contraintes éthiques et technologiques. J’ai en conséquence passé la majeure partie de mon terrain à attendre, au milieu des centres commerciaux de la ville de Québec, les différentes autorisations me permettant d’approcher cette « société » isolée, encore vierge de contacts avec l’anthropologie. Je devais me contenter d'observer passivement les joueurs, sans troubler leurs rites, ce qui rendait leurs transactions encore plus absurdes à mes yeux.

Le dessin

Dans un tel contexte ethnographique, j’ai décidé de ressusciter, pour me désennuyer, le dessin d’observation. Cette méthode n’est plus enseignée en anthropologie; elle est pour ainsi dire jugée vétuste. Les nouvelles technologies de captation présentent l’avantage de produire plus facilement et rapidement des documents iconographiques réalistes.

J’ai toutefois réalisé, en dessinant, que la discipline avait laissé de côté cette approche sans trop réfléchir à ce qu’elle perdait en préférant l’appareil-photo. Sans verser dans « l’arrière-gardisme », il faut rappeler qu’avant les technologies, c’est d’abord la perspicacité des chercheurs qui fait avancer les connaissances.

Le crayon de plomb, le fusain, le bistre, la sanguine et le pastel m’ont offert le luxe de prendre le temps d’observer finement l’environnement devenu trop familier dans lequel évoluaient les joueurs. De plus, ils m’ont permis de réfléchir non seulement à ce que je voyais, mais aussi au regard que je portais sur le jeu. Le dessin me donnait la distance nécessaire pour m’observer observer.

Le dessin me donnait la distance nécessaire pour m’observer observer.

Dès mon premier dessin (d'une série de treize), j’ai remarqué que je m’étais fait une certaine image du joueur de loterie, influencée par les portraits que j’avais lus dans la littérature scientifique. Cette image, reflétant mon état d’esprit, était caricaturée par une femme ronde coiffée d'une queue de cheval. Le reste des personnages étaient sombres, anonymes, fantomatiques; ils m’inquiétaient. Grâce au dessin, je venais d’identifier certains de mes préjugés et de mes préoccupations personnelles pouvant biaiser mon écoute, et donc mon analyse.

Dessiner m’amenait ainsi à choisir une posture plus neutre pour capter la réalité. J’ai pu constater, à travers l’évolution de mes traits de crayon, l’évolution de cette posture. De cette manière, quand j’ai finalement obtenu les autorisations des centres commerciaux pour réaliser une série de 200 entrevues à brûle-pourpoint, je me suis retrouvé dans le bon état d’esprit pour mener à bien mon enquête. Dans cette seconde ronde d’entrevues, les joueurs ne me parlaient plus de naïveté, mais de confiance. Quelque chose s’était passé.

Un retour aux sources

En adoptant la technique du dessin, j’ai eu l’impression de revenir aux sources de ma discipline pour aller puiser ses enseignements les plus fondamentaux et en renouveler la pertinence. De fait, cette expérience m’a incité à accorder une grande attention à l’histoire de l’ethnologie et à relire  un article oublié de Lucien Lévy-Bruhl. Ce pilier de l’anthropologie française a publié en 1924, dans une revue britannique, un article portant spécifiquement sur les jeux de hasard et d’argent. Dans ce « Primitive Mentality and Gambling », l’auteur rappelle que ces jeux sont une expression de la pensée magique. J’ai décidé d’explorer cette avenue, laissée en jachère, pour analyser mon corpus de témoignages.

La piste de Lévy-Bruhl m’a permis de comprendre que la confiance est une forme de pensée magique : elle autorise les joueurs à lever le doute qui pèse sur les chances réelles de gagner pour consentir à se mettre en jeu afin d’acquérir un plus grand pouvoir. Quand le jeu se termine, le doute revient. S’il ne revient pas, les joueurs diront être « pris » par le jeu. Ce constat éclaire autrement certains problèmes que les personnes disent affronter dans le jeu. Par exemple, plusieurs joueurs réguliers se disent terrorisés à l’idée d’oublier de miser sur leur combinaison lors d’un tirage, au cas où.

Ainsi, avant d’être en mesure de concevoir cette nouvelle manière d’appréhender la loterie, il a fallu que je me fasse un dessin. Littéralement. 


  • Jocelyn Gadbois
    Université Concordia et Université de Montréal

    Jocelyn Gadbois est chercheur postdoctoral, financé par le FRQ-SC, à l’Université Concordia et à l’Université de Montréal. Il tente de développer un modèle de compréhension des jeux de hasard et d’argent qui ne porte pas de jugement moral sur cette pratique. Il rédige en parallèle un livre issu de sa thèse de doctorat en ethnologie.

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