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Francis Dupuis-Déri, UQAM et UQAC
« La militance, peut être aussi d’une certaine manière de l'observation participante, comme on dit en termes méthodologiques », Francis Dupuis-Déri.

[Ce texte a été publié une première fois en avril 2008, dans la version imprimée du présent magazine]

Les deux chercheurs sont invités à échanger librement des idées à partir d’un thème proposé. Pour le thème, « engagement social et démocratie », nous avons convié les professeurs-chercheurs Francis Dupuis-Déri, de l’UQAM, et Alejandro Rada, de l’UQAC, à dialoguer. Nous leur avons d’abord demandé de se présenter, puis les avons laissés s’exprimer librement.

Francis Dupuis-Déri : Je suis un « hardcore » politologue. J’ai étudié en sciences politiques du bac au postdoc, et maintenant j’enseigne dans ce domaine à l’UQAM. Mais j’ai aussi presque toujours eu un pied dans les milieux militants, dans les groupes autonomes qu’on qualifierait d’extrême gauche, qui sont engagés, par exemple, contre la brutalité policière, la guerre ou le néolibéralisme – ce qui correspond, dans ce dernier cas, au mouvement altermondialiste. Par la suite, ma pratique militante est devenue mon objet de recherche.

Alejandro Rada : Je travaille aussi comme militant, avec les jeunes. J’agis un peu comme une éminence grise. Une militance que je dirais indirecte parce qu’elle est parallèlement un laboratoire de recherche appliquée. Par exemple, après l’organisation de « forums sociaux des jeunes pour un monde meilleur », j’ai collaboré pour  transformer les idéaux en entreprises. La première a été la coop VERTE  (Vision Entrepreneuriale Régionale Touristique et Environnementale), un centre d’essaimage de PMEJ (PME de jeunes) qui a pour objectif de valoriser l’économie sociale régionale.

J’étais déjà engagé dans mon pays d’origine, le Chili, où je travaillais à l’organisation des citoyens avec des jeunes. Ça m’est resté collé à la peau! Cela dit, j’ai un peu de difficulté avec le terme « militant »… Le mot « militant » (du latin miles-militis, militaire) me renvoie à « rapports de forces », « pression sociale ». Ma collaboration avec le milieu vise l’émergence de l’intelligence collective et l’attirance par des valeurs. Je me considère davantage aujourd’hui comme un citoyen chercheur plutôt qu’un chercheur citoyen à l’occasion. Toute ma recherche devient ainsi « militante » parce que son sens est défini d’avance en complicité avec le savoir scientifique.

Francis Dupuis-Déri : La militance, peut être aussi d’une certaine manière de l’« observation participante », comme on dit en termes méthodologiques. De mon côté, j’analyse, par exemple, comment les idées politiques sont portées par les mouvements sociaux. Je fais donc de la sociologie politique, mais aussi de la philosophie politique, de l’analyse théorique des idées. En termes universitaires ou théoriques, je suis en fait entre deux chaises. Finalement, je me penche sur la question de la démocratie, et je suis proche d’une vision, disons, de démocratie directe ou participative.

 

Alejandro Rada : Pour ma part, ma formation est en phénoménologie des sciences et en sociologie de l’économie. Au cœur de ma recherche avec le milieu se trouve la démocratie informationnelle, qui peut être définie comme le pouvoir de la conscience collective des citoyens bien informés. Elle se distingue de la démocratie représentative et de la démocratie participative, qui sont des pouvoirs fonctionnant par volonté et par rapport de forces. La démocratie informationnelle fonctionne par l’intelligence collective et l’information socialement et organiquement partagée. C’est une nouvelle rationalité éthique et politique. Sa légitimé n’est pas dans la volonté populaire ni dans la participation au pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire, mais dans la sagesse des citoyens bien informés – à ne pas confondre avec l’opinion publique.

Mon laboratoire, c’est le Saguenay – Lac-Saint-Jean. Je me dois d’avancer au rythme du milieu et de faire la recherche avec lui. Je n’écris jamais un livre à partir des livres. Je tiens compte des recherches précédentes pour ne pas réinventer la roue, mais mon inspiration vient essentiellement des phénomènes eux-mêmes. Il y a dans la société des avancements majeurs de la pensée qui ne viennent ni des technologies, ni de la science, ni de la philosophie conventionnelle.

Francis Dupuis-Déri : Notre approche se recoupe. Je travaille beaucoup sur – et toujours en contact avec – le milieu, qui aussi me transforme. Ce sont les activistes qui m’ont fait comprendre la réalité, leur réalité, leurs motivations à partir d’entrevues ou d’observations. J’ai pu mieux saisir alors les pratiques démocratiques au sein de groupes d’action et de mouvements sociaux. Il en ressort, entre autres, que ces mouvements sont des lieux d’une expérience politique significative.

Cette expérience, elle est beaucoup plus proche, selon moi, des principes de base et des idéaux déclarés de notre démocratie que la plupart des institutions officielles, dont l’État fait partie évidemment. Desquelles je me méfie d’ailleurs en tant que citoyen.

Alejandro Rada : Je vois un renversement avec les nouvelles générations de chercheurs en sciences humaines, dont la tienne, qui pensent à partir du milieu, mais agissent aussi à partir de lui. C’est dans cette approche que je vois un grand espoir, car l’espérance de changer la société passe indirectement par les professeurs; elle passe d’abord par les jeunes.

Francis Dupuis-Déri : Si ça passait par les professeurs, ça n’irait pas très vite... J’ai beaucoup de difficulté à rester uniquement dans l’écriture ou dans la réflexion universitaire. J’ai comme une envie, une colère irrésistible qui fait que souvent je vais prendre la parole publique et écrire, par exemple, des lettres dans les journaux ou même des essais sous forme de livres. J’ai écrit, il y a deux ans, un essai sur la guerre; contre la guerre en Afghanistan, en fait. Une analyse du discours de justification de la guerre. Je ne prétends pas que soit un ouvrage universitaire, même s’il est évidemment appuyé par beaucoup de recherche. Mais ce n’est pas purement de l’opinion non plus.

« J’ai beaucoup de difficulté à rester uniquement dans l’écriture ou dans la réflexion universitaire. J’ai comme une envie, une colère irrésistible qui fait que souvent je vais prendre la parole publique et écrire, par exemple, des lettres dans les journaux ou même des essais sous forme de livres », Francis-Dupuis-Déri.

Alejandro Rada : J’ai moi aussi de la difficulté maintenant à continuer à reproduire la culture universitaire. Non pas parce que je ne l’aime pas et que je ne pourrais pas y dire des choses, mais parce que le public pour qui j’écrirais est tellement restreint. Et ce public – et ça, c’est prétentieux de le dire de ma part – je le trouve tellement passéiste. La discipline scientifique la plus vénérée, c’est celle qui a les données les plus sures coulées dans le béton du passé. Et ces chercheurs se coupent de la dynamique de la société. Ils en parlent quand le train a déjà passé.

Alors, j’écris pour les nouvelles générations. Mais toujours à partir, comme toi, de ce que j’appelle – j’ai mis un nom sur ce que nous faisons – de la « recherche concomitante ». Une recherche qui « se produit en même temps », qui ne se fait pas séparément des gens concernés et qui chemine avec eux. Elle est plus exigeante que la recherche conventionnelle parce qu’elle doit de toute manière se mesurer à celle-ci en plus de faire cela. Je ne fais rien qui ne puisse avoir l’élan de la vie derrière et qui ne puisse être utile à quelqu’un. À quelqu’un qui a un nom et un prénom.

« J’ai moi aussi de la difficulté maintenant à continuer à reproduire la culture universitaire, [...] parce que le public pour qui j’écrirais est tellement restreint. Et ce public – et ça, c’est prétentieux de le dire de ma part – je le trouve tellement passéiste », Alejandro Rada.

Francis Dupuis-Déri : Tu continues tout de même à produire dans le circuit scientifique?

Alejandro Rada : Oui, on n’a pas le choix. Pour traverser l’évaluation des pairs, on est obligé de faire cela. Mais ma préoccupation principale, c’est d’avoir des résultats dans la société, d’être évalué en fin de compte par la société. Et je n’ai pas voulu développer des théories qui ne pouvaient pas, d’une façon ou d’une autre, se refléter dans la véritable évaluation d’un scientifique : ce que ces théories apportent à l’humanité réelle qui a toujours les deux pieds sur terre. Je veux produire un savoir qui ne soit pas spéculatif, qui ne soit pas au service des cercles scientifiques qui s’autoévaluent. Parce que le problème fondamental de la recherche, c’est cette autoévaluation, valable mais insuffisante, et on se pose des questions sur sa pertinence.

Francis Dupuis-Déri : En effet, le milieu se mord la queue; mais il est certain que comme chercheur, il faut jouer le jeu… la constitution de notre CV, le rayonnement, etc. Côté subventions, pour ma part, je fais des demandes surtout – mais je le dis peut-être par autojustification, pour essayer de cacher mon besoin de reconnaissance – pour soutenir les étudiants de maîtrise ou de doctorat, pour qu’ils puissent vivre de leur recherche, de l’université. Je trouve que c’est vraiment important.

Ceci dit, sur la tension entre vie universitaire et vie « politique », une des problématiques, quand les chercheurs s’expriment sur la place publique – on fait tous ça, et je ne suis pas au-dessus de la mêlée –, c’est que leurs pairs, qui les évaluent, officiellement, officieusement, ne connaissent pas nécessairement ce qu’ils font en termes de recherche scientifique. On tend alors à estimer cette recherche à partir du deux minutes à la télé ou des deux feuillets dans le journal. « C’est vraiment pas fort ce que t’as écrit, ça relève plutôt de l’opinion », ai-je entendu à mon propos. J’espère bien, puisque c’est dans la section « Opinions » du Devoir!

Évidemment, quand j’écris un texte pour une revue universitaire, ou quand je monte un programme de recherche et que j’enseigne, ce n’est pas ce que je fais. Il y a différents registres de discours et d’analyse, différentes structures argumentatives. En termes de réflexion et d’écriture, il n’y a pas de manière unique de dire les choses, et je pense que c’est stimulant et même important de faire les deux, l’un nourrit l’autre.

« Il y a différents registres de discours et d’analyse, différentes structures argumentatives. En termes de réflexion et d’écriture, il n’y a pas de manière unique de dire les choses », de Francis Dupuis-Déri.

Alejandro Rada : D’autant qu’à mon avis, les nouvelles sources d’inspiration des sciences humaines émergent toutes de la société, et c’est là qu’il faut être. Mais quand, par exemple, j’ai été obligé d’étudier les sciences politiques, je me suis rendu compte que c’est une science d’auteurs. On n’y travaille que les grands auteurs, à commencer par Machiavel.

Francis Dupuis-Déri : Et Platon, Platon et Platon!

Alejandro Rada : En effet. En plus, quand il est question de nouveauté, ils vont chercher Hannah Arendt, la seule qui semble avoir dit des choses extraordinaires avec un langage bien à elle. On ne trouve pas beaucoup d’avenir dans les sciences politiques actuelles.

Francis Dupuis-Déri : C’est une discipline très bizarre. Si elle n’est tout de même pas que dans les livres, son arrimage avec la société est très institutionnel. C’est une discipline obsédée par l’État et par les institutions officielles.

Il y a des collègues qui trouvent « sympathique » ce que je fais, mais qui, parce que je ne suis pas aligné sur les institutions, s’inquiètent un peu...  Quand j’étais au postdoc et que je me cherchais un boulot – maintenant que je suis prof, c’est un peu moins pire –, les profs me donnaient ce qu’ils appelaient des « conseils d’ami » : « Arrête de travailler sur ce que tu fais, sur tes actions de militant, tu es en train d’être identifié à ton sujet. Cela va te nuire, parce qu’on ne veut pas engager des militants, on veut engager des politologues. Tu devrais faire plus de science. » Puis, en même temps, je regardais le profil de plusieurs professeurs importants en sciences politiques de l’Université de Montréal, exemple que je connais bien, et ils étaient tous « engagés »...

Il y en avait un, en études stratégiques, qui s’était associé pendant son année sabbatique au ministère de la Défense pour faire un livre blanc. Un autre s’était joint au Conseil privé de Jean Chrétien. Un autre était conseiller de Bernard Landry, et on le voit d’ailleurs dans le documentaire À hauteur d’homme, dans son chalet, la fin de semaine avant le débat des chefs de la campagne électorale, conseiller sur le « comment bien performer devant les médias ». L’autre était un indépendantiste notoire, etc. Bref, ils étaient associés aux plus hautes instances de la société politique.

Non seulement cette « militance » est acceptable; mais plus encore, elle est comme invisible. Cela m’a pris des mois, des années à réaliser qu’il y avait un double standard.

Alejandro Rada : Un double standard, en effet, avec un côté plutôt bien assis dans le statu quo, donc dans le passé. Pour s’en sortir un peu, il y a les sciences de la prospective qui ont acquis leur maturité. On appelle parfois la prospective la « discipline de l’indiscipline », parce qu’elle échappe aux conventions. Elle s’intéresse aux signes avant-coureurs d’une nouvelle société qui se manifestent, par exemple, dans l’altermondialisme. La prospective, quand elle devient stratégique, ajoute l’intention de bâtir le futur choisi en incorporant les aspirations de la collectivité. La prospective s’occupe davantage de l’avenir que du futur. Ce n’est pas un jeu de mots. Le « futur » se situe dans l’imaginaire abstrait et peut tout se permettre, y compris de la science-fiction. « Avenir », par contre, signifie littéralement « à venir ». L’avenir prend pied dans le devenir-présent pour nous dire ce que sera le jour de demain à partir de la réalité d’aujourd’hui. L’avenir, en utilisant une expression paysanne, on le trouve « sur le plancher des vaches », là où les scénarios de demain deviennent réellement possibles. Je prépare un programme avec les étudiants qui s’appelle « Prospective scientifique et philosophie des nouvelles générations ». Les étudiants se posent des questions sur leur avenir, et les disciplines scientifiques apportent les acquis de la science et offrent les outils pour répondre et bâtir avec eux la société qui s’en vient, dans la mesure du possible bien entendu.

« On appelle parfois la prospective la "discipline de l’indiscipline", parce qu’elle échappe aux conventions. Elle s’intéresse aux signes avant-coureurs d’une nouvelle société qui se manifestent, par exemple, dans l’altermondialisme », Alejandro Rada.

Francis Dupuis-Déri : Tu es plus optimiste que moi. Je sais que la science se définit, entre autres, par une capacité à prédire. J’ai des principes et des idéaux, des espoirs, mais je travaille peu en termes de prédictions. Mon approche est plus critique que programmatique. C’est peut-être un défaut. Je suis plutôt méfiant ou pessimiste par rapport aux  capacités de prédiction des sciences politiques. Certes, c’est une des disciplines des sciences sociales qui a une grande prétention scientifique. Mais, en même temps, elle a eu des échecs retentissants. Le sous-champ des relations internationales, par exemple, n’a pas été capable de prédire l’effondrement du bloc de l’Est. Il y avait des milliers de chercheurs qui travaillaient sur la guerre froide, l’équilibre de la terreur, l’Union soviétique, la kremlinologie, etc. Et le bloc de l’Est s’est effondré devant les politologues, à la limite aussi perplexes que le simple citoyen, sinon plus, parce que c’était leur sujet de recherche. Des doctorants en pleine rédaction de thèse se sont retrouvés sans sujet du jour au lendemain! Ce n’était pas l’assassinat de Kennedy à Dallas. C’était quand même majeur.

Je me rappelle cet auteur américain qui disait : « Parfois, c’est autre chose que la science qui permet de palper ce qui peut s’en venir. » Des romans, tu vois, de la littérature. Mais en termes de prédictions, en tout cas, dans mon domaine, j’ai beaucoup de difficultés à travailler en ce sens.

Alejandro Rada : Tu devrais peut-être sortir de ton domaine – mais tu le fais déjà – tout en demeurant scientifique. Quant à tes idéaux, il s’agit de voir comment cet espoir-là peut être réalisé. Si tu as de l’espoir, cela veut dire que tu es optimiste. Seulement, tu es un petit peu pessimiste sur les moyens. L’espérance, je la définis comme la possession partielle de quelque chose qui adviendra ou qui peut advenir. Donc, si je possède déjà partiellement ce qui va venir, je ne suis plus dans la prédiction rationnelle. Je suis dans la prédiction réelle, dont le rationnel fait partie. La « société de demain », ce n’est pas un concept de sciences sociales ou de sciences politiques. C’est un phénomène.Et pourquoi je suis optimiste? Parce que j’observe depuis un temps déjà un impressionnant mouvement de renaissance de la société; mais il faut prendre de l’altitude pour le voir, adopter une vision systémique et prospective. Et après, y ajouter le « où on veut aller » de la démocratie. Les jeunes générations savent où aller; du moins, elles savent qu’elles veulent un monde meilleur. Elles luttent pour cela. Faire de la prospective en concomitance avec eux, c’est commencer à vivre dès maintenant les valeurs de la nouvelle société, ce qui, par ricochet, se traduit par des comportements qui mènent dans sa direction. 


  • Francis Dupuis-Déri
    UQAM et UQAC

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