Les activités scientifiques ne se réduisent pas à la production de connaissances, elles s’insèrent dans une dynamique plus générale de la circulation et de la confrontation des connaissances.
Le Magazine de l'Acfas s'entretient avec Jean-Pierre Alix, ingénieur de recherche au Centre national de la recherche scientifique de France. Depuis plus de quinze ans, il consacre ses énergies à la question, devenue incontournable, des relations entre le milieu de la recherche et l’ensemble des acteurs sociaux. C’est la montée de la méfiance du public envers la science qui l’a d’abord motivé à se pencher le sujet.
Voici donc la première partie de cet entretien dont vous pouvez lire ici la suite.
Johanne Lebel : Quel bilan tirez-vous de votre action « Sciences en société » au CNRS entre 2006 et 2011?
Jean-PIerre Alix : Cette action fut enrichissante et reste inachevée. En 2006, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) décidait de s’intéresser de nouveau à une question ancienne : Comment traiter la relation entre la recherche et la société? Il prenait un parti pionnier en créant une structure d’animation composée de quelques personnes dont la mission était de sensibiliser chercheurs et dirigeants à la perte de confiance envers la science enregistrée depuis une trentaine d’années dans un grand nombre de sociétés occidentales.
En France, cette année-là, la confiance dans la science et ses applications, mesurée par des enquêtes longitudinales depuis 19731, avait franchi à la baisse la barre de 50 % des Français. La figure du scientifique, quant à elle, était maintenue dans la plus haute considération par les mêmes Français, de façon constante. Quels étaient les phénomènes sous-jacents à ce constat paradoxal? Quelle en était la signification pour notre société? pour notre institution aussi, centrale dans le dispositif de recherche français? Il fallait comprendre les raisons de cette situation pour élaborer de nouveaux modes d’action entre scientifiques et partenaires. Une première intuition était que, transformée par la production massive de connaissances scientifiques et techniques, notre société réagissait à la fois en acceptant le progrès et en refusant les risques qu’il engendre.2
Johanne Lebel : Comment alors regagner la confiance perdue?
Jean-PIerre Alix : Dans les années 2000, l’ampleur des réformes gouvernementales entreprises pour réorganiser la recherche française à une échelle globale conduisait en parallèle à réviser le concept de politique scientifique : la tradition, en effet, était de s’intéresser en priorité au financement et aux structures de la recherche et de s’assurer de la qualité des scientifiques, sans trop se préoccuper des effets sur la société; effets repoussés vers le registre politique, parce que considérés comme externes à la science. L’Europe n’était pas étrangère à l’intérêt porté à la question science-société, ayant inclus celle-ci dans sa problématique, et soutenant nombre d’actions et de réflexions parmi les 27 pays. Entre 2006 et 2011, sous le regard bienveillant de la présidence et de la direction générale du CNRS, nous avons tenté d’apporter quelques réponses. Le chemin parcouru s’est traduit par la prise de conscience, de la part des chercheurs, des laboratoires et de l’institution, que la production des connaissances est couplée à leur usage, à terme, en société.
L’accroissement des connaissances est souvent plus rapide que leur maîtrise. Rabelais avait inscrit dans Pantagruel (1524) que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Aujourd’hui, comme le suggère Edgar Morin, le problème n’est plus la maîtrise, c’est la maîtrise de la maîtrise. Quelle société produisons-nous par l’activité scientifique, et qui maîtrise le processus? La réponse est confuse, donc inquiétante.
Johanne Lebel : Quel est le rôle du CNRS dans le paysage institutionnel français?
Jean-PIerre Alix : Quelques mots d’abord sur la science. Sans être la voie unique, la science est un système très puissant de compréhension de la nature et des sociétés, fondé sur l’idée d’objectivité… Ce système, né en Europe à la Renaissance, a été conçu par des philosophes comme Bacon – « Knowledge and human power are synonymous » ou Descartes – « […] devenir comme maîtres et possesseurs de la nature […] ». Les sciences sont l’outil intellectuel qui a permis un cheminement civilisationnel de plusieurs siècles. Le mouvement des Lumières, au 18e siècle, posa avec Condorcet cette idée que le savoir émanciperait l’humanité. La révolution industrielle ensuite, en Angleterre, puis en France et en Allemagne une cinquantaine d’années plus tard, a été le soutien et le terrain de mise en œuvre de théories scientifiques sans précédent. Le mouvement s’est poursuivi pour des raisons militaires, stratégiques, industrielles jusqu’à nos jours. Ces paris se révèlent extrêmement justes quand on considère la plupart des résultats atteints aujourd’hui…
Fort de cette culture, le CNRS a suivi au cours de son histoire, depuis 1939, quelques lignes fortes de construction institutionnelle : intégrer les meilleurs jeunes chercheurs, distribuer la manne financière au profit des laboratoires, évaluer les résultats. Il a ainsi bâti à la fois un environnement protégé, une institution et ses processus structurants, et une capacité reconnue à produire des connaissances. La culture dominante ainsi née au cours de son histoire est celle d’une maison des chercheurs, d’une enceinte où l’on peut aborder librement les questions du métier : qualité de la recherche effectuée, intérêt de la découverte, poids des disciplines, insertion dans les réseaux internationaux de la recherche tout en bénéficiant d’une sécurité inscrite dans les statuts du personnel, et avec la garantie du financement public. Ces sujets sont traités chez nous dans un esprit de « liberté de la recherche », principe consubstantiel d’une activité par nature incertaine et coûteuse. Le modèle initial a été bien décrit, en 1945, dans Science : The Endless Frontier, aux États-Unis, après le Manhattan Project. Il se fonde sur l’emploi des meilleurs scientifiques dans un cadre de financement public, comme moteur de la découverte. Et il est resté au cœur du CNRS.
Cette institution est aussi un dispositif central pour la France dans la sélection et l’orientation de la recherche, et à ce titre elle entretient, dans la diversité, de nombreuses relations avec la société et l’économie françaises, et au-delà. Aussi le CNRS abrite-t-il une culture variée de la société par les relations entretenues entre chercheurs, laboratoires et institutions d’un côté, et de l'autre, avec les nombreux partenaires intéressés par la connaissance, qu’il s’agisse des sphères de l’éducation, de l’économie, des médias et de la communication, du politique. On imagine qu’un physicien fondamental travaillant sur l’unification des théories, un chercheur-médecin, un écologiste, un historien ou un archéologue entretiennent, selon leur champ de recherche, des relations variées avec des partenaires eux-mêmes très différents en société.
Johanne Lebel : Ainsi, l’institution ne pouvait indéfiniment faire fi des préoccupations hors de ses murs?
Jean-PIerre Alix : Le CNRS, héritier de Marie Curie, se trouve par sa taille et la variété des recherches placé au centre de tous les débats sur la science, la technoscience, l’innovation, le public et l’opinion. Une première réponse avait été donnée en instituant dans les années 1970 un service de valorisation (relations avec les entreprises), puis dans les années 1980 un service de communication aux côtés des structures historiques d’évaluation et de planning des activités. Le temps semblait venu de réviser cette conception et d’examiner la nature réciproque des échanges qu’entretient le CNRS, dans le système de recherche, avec la société. La situation semblait alors avoir mûri suffisamment pour compléter la vision classique de diffusion des connaissances, dérivée de celle de l’éducation, par une autre, plus interactive, davantage à l’écoute d’une société qui avait changé, devenant elle-même un enjeu de communication.
Les activités scientifiques ne se réduisent pas à la production de connaissances, elles s’insèrent dans une dynamique plus générale de la circulation et de la confrontation des connaissances. Dans les années 2000, on pensait que le décalage entre les structures existantes et les fonctions à remplir pouvait être mieux analysé et que, pour mieux remplir la fonction du CNRS en société, les activités menées par les chercheurs « hors paillasse » méritaient d’être reconnues. En effet, même si le jeu des relations partenariales est asymétrique et varie selon le partenaire, il faut le maîtriser.
Johanne Lebel : De quel point de vue vous placiez-vous pour développer le thème « science en société »?
Jean-PIerre Alix : Délibérément dans la perspective du temps long et dans le pragmatisme.
Comme nous l’avons vu, la civilisation occidentale a emprunté, dès le 17e siècle, une bifurcation importante qui a permis à la science classique d’éclore et de projeter sa puissance dans la société environnante… et c’est cet horizon dans lequel nous vivons depuis.
De ce mouvement naît aussi la question résurgente de la « science en société ». Pour le dire simplement, la science porte un projet de transformation pour la société, tandis que la société soutient la science. Mais cette relation générique n’est pas nécessairement placée sous le signe de l’harmonie. On y trouve, de façon simplifiée, deux familles de relations, les unes acceptées parce les sujets traités concernent directement le bien-être, alors que les autres sont objets de polémiques fortes parce qu’elles heurtent une culture sous-jacente qui irrigue l’ensemble de la société. Il faut aussi se convaincre que, parallèlement à la maîtrise de la nature que promet la science, on a besoin d'une solide sagesse.
Et ma « découverte », sans doute naïve, est qu’à peu près tous les laboratoires ont des réseaux de travail externes importants, y compris dans des disciplines assez fondamentales. Ceci pourrait signifier que beaucoup sont « en société » bien au-delà de ce que l’institution reconnaît ou prétend.
Plus encore, le mouvement est universel. Il l’est non seulement par la portée de ses découvertes pour l’humanité, mais aussi parce que tous les pays qui se développent aujourd’hui à grande vitesse se dotent concrètement d’une politique scientifique à un moment ou à un autre… et cela semble irrésistible.
Aussi la question « science en société » ne peut-elle se poser que dans le temps long, et dans un espace mondial comparatif, car elle constitue pour chaque pays ou confédération de pays un élément majeur de politique scientifique. Elle ne peut trouver de nouvelles résolutions que dans une expérimentation pragmatique, adaptée et portée par chaque institution de recherche. Ici, le CNRS, par sa situation de connexion avec la plupart des universités, peut jouer un rôle d’entraîneur.
Johanne Lebel : Que disaient les sciences sociales sur le sujet lorsque vous avez commencé?
Jean-PIerre Alix : Les programmes STS (Sciences Technologies Sociétés) des années 1980 avaient investigué de nombreuses pistes disciplinaires, et toute une génération d’historiens, de sociologues, d’anthropologues en avait fait son miel. Constituée à l’origine d’histoires de découvertes et de figures de scientifiques, l’approche se composait alors de nombreuses « études de cas » de développement scientifique et technique. Ce savoir restait cependant partiel et ne rendait pas suffisamment compte de la dimension majeure que nous venons d’aborder. L’une des conclusions possibles était alors que le temps était venu d’aller du particulier vers une approche plus générale, celle des « régimes » de la recherche en société3, qui représenteraient l’ensemble des relations du monde scientifique avec la société, leurs déterminants et leur variabilité dans le temps… Une foule de questions en découlaient, capables de former un programme scientifique futur en sciences sociales.
De son côté, l’Europe, avec le programme-cadre de recherche, avait elle aussi fixé le ton dans les années 1990, suggérant que la seule formulation technologique des grands programmes ne suffirait pas à les faire soutenir par la société, et proposant dès le PCRDT 64 l’inclusion des préoccupations science-société. Un grand nombre d’initiatives ont ainsi été appuyées dans les années 2000 (à travers les sujets du type équilibre masculin-féminin, rôle des ONG, et en pratiquant le soutien aux festivals des sciences, à la création d’un prix européen de la communication, au prix Descartes, etc.) jusqu’aux projets sophistiqués dits « mobilisation and mutual learning », qui sont des programmes d’action en commun d’acteurs de la science et d’autour de la science originaires de plusieurs pays. On y observe les implications réciproques, de façon à comprendre les situations critiques potentielles et à en tirer éventuellement des outils destinés à favoriser le développement.
Johanne Lebel : Quel programme s’est alors élaboré pour le CNRS?
Jean-PIerre Alix : Dans le contexte de 2006, il fallait définir un programme d’action pour le CNRS avec pour objectif d’insérer celui-ci dans le concert européen « science en société » tout en tenant compte de la trajectoire historique de l’institution. La question était stratégique, car elle impliquait une transformation de l’institution, des activités de recherche autant que des activités dites de valorisation ou de communication : il fallait apprécier les nouvelles actions possibles de façon à respecter le cœur de l’activité de recherche (production) tout en travaillant avec les communautés de recherche sur la façon dont elles s’inséraient en société (relation), sans méconnaître l’état de développement atteint par ces relations. En effet, au CNRS, rares sont les initiatives top-down, imposées. Il fallait donc créer les outils de discussion, débattre des responsabilités entre chercheurs, laboratoires et gouvernance pour développer les relations avec la société, détecter et encourager les meilleures actions en cours dans un ensemble de 35 000 personnes fortement imbriquées avec les universités, etc.
Le programme de travail a commencé par la sensibilisation et la connaissance, soit l’appréciation des conditions réelles d’un changement, avant de se concentrer plus tard sur les actions possibles.
Pour apprécier la demande interne de changement, nous avons tenu un colloque destiné à diagnostiquer et à lancer la question "science en société" dans toute la sphère du CNRS. Cela concerne non seulement les 35 000 personnes de l’institution (dont environ 50 % de chercheurs), mais aussi une part majeure de l’université à laquelle nous sommes liés par plus de 1000 laboratoires communs où l’activité quotidienne mélange sans distinction d’origine les chercheurs. De fait, deux colloques se sont tenus. L’un, Sciences et société en mutation, sous l’égide du CNRS. L’autre, Sciences en société au XXIe siècle – autres relations, autres pratiques, en collaboration avec l’Université Louis-Pasteur de Strasbourg.
Dans les deux cas, la discussion a porté autant sur les approches rationnelles connues que sur les multiples exemples de coopération science-société réussis en France comme en Europe (les textes intégraux sont disponibles aux adresses suivantes : http://www.cnrs.fr/colloques/sciences-societe/ et http://sciences-societe.u-strasbg.fr).
Plusieurs enquêtes auprès des chercheurs ont été lancées. La première d’entre elles5 est l’enquête symétrique de celles menées depuis 1973 dans un échantillon représentatif de la population et qui montre la décroissance de la confiance. Elle visait non pas à caractériser l’opinion des Français sur la recherche, mais l’opinion des chercheurs sur la société. Les données détaillées6 montrent que les chercheurs pensent approximativement comme leur société. Sur des questions difficiles et conflictuelles entre l’offre technique et la société, tels les OGM, les chercheurs réagissent comme les couches les plus éduquées de la société.
Deux autres enquêtes ont été lancées en 2007 : l’une auprès des membres du comité d’évaluation interne du CNRS (recrutement et carrière des chercheurs, constitué d’un peu moins de 1000 personnes organisées en 47 sections). Nous avons interrogé les 94 présidents et secrétaires7. L’autre population interrogée est celle des médaillés du CNRS auteurs d’une découverte ou de la résolution d’une question difficile. Les chercheurs interrogés sont d’une certaine façon les témoins de notre institution, puisqu’il s’agit de ceux qui découvrent et de ceux qui évaluent.
De cette étude ressortent un certain nombre d’éléments assez clairs :
- Les réponses sont convergentes entre les deux échantillons.
- La question science-société est considérée comme un sujet intéressant. Les réponses se situent toutes entre « important » et « très important ». Ceci témoigne d'une prise de conscience : si la recherche constitue le cœur des préoccupations, ses relations avec la société environnante le sont tout autant.
- Il n’y a pas absence de pratiques de communication « science et société » par les jeunes chercheurs – c’est une idée fausse fortement répandue –, comme si celle-ci était réservée aux chercheurs confirmés d’un certain âge. Il y a cependant un accroissement de ces pratiques avec l’âge. J’ai même trouvé chez les plus jeunes chercheurs, que j’ai pu interviewer en direct, une sensibilité plus grande à la question SeS qu’il y a 30 ans. Que s’est-il passé dans cette période? Nous avons eu le débat sur le nucléaire, toujours présent. Nous avons eu aussi le débat sur les OGM. Puis, ce furent les différentes crises liées à la croissance de la biologie moderne (usage des cellules-souches, par exemple). Ces débats se sont répandus dans la société et ont été intériorisés, d’une certaine façon, par les jeunes scientifiques. Il me semble qu’ils n’aiment pas être dans cette situation paradoxale où on leur fait, d’un côté, extrêmement confiance quant à leurs propres capacités d’intelligence, leur compétence, leur crédibilité personnelle, et où, d’un autre côté, quand leurs idées se transforment en applications, une partie de la société se déchaîne contre eux. C’est une situation qui est sans doute difficile à comprendre, en tout cas pour un certain nombre d’entre eux. Voilà deux différences entre les plus jeunes et les plus anciens chercheurs. Ces derniers ont vécu une époque où l’équation « science égale progrès » ne donnait lieu à aucune discussion. Pour eux, les questions philosophiques ou épistémologiques du métier ne se posaient pas dans les termes où elles se posent aujourd’hui : celles d’une société où il peut y avoir acceptation ou refus non pas de la démarche scientifique, de son honnêteté, de son intégrité, mais de certaines implications ou de certains usages des connaissances.
- Les chercheurs déclarent qu’ils seraient intéressés à faire davantage dans le domaine de la communication ou de la discussion avec les publics, sous un certain nombre de conditions toutefois : la responsabilité ne doit pas reposer que sur eux individuellement. Elle est aussi celle de l’institution. Donc, ils demandent à cette dernière un signal positif dans ce sens. Mais ce qui est facile en recherche appliquée est beaucoup plus difficile au CNRS, où l’on s’intéresse aux fondements de la science, très souvent en suivant des spéculations abstraites. Comment traduire le langage de la science en train de se faire dans un langage accessible à un certain public?
À propos des pratiques : le nombre d’actes de communication déclarés par les chercheurs8 est d’environ 7000 par an pour une population de 12 000 chercheurs, soit 0,6 acte en moyenne de communication avec des classes, avec le public, les médias… Pablo Jensen a montré que les chercheurs qui publient le plus sont aussi ceux qui valorisent le plus la recherche dans l’économie et communiquent le plus avec le public. La capacité à définir, mener et mettre en valeur la recherche se trouve ainsi concentrée parmi une minorité de scientifiques (15 à 20 %), dont un nombre important en sciences humaines et sociales.
Aujourd’hui, la situation au CNRS correspond à une espèce de… libéralisme originel concernant la capacité à communiquer. Un chercheur en train de faire carrière ne sera pas jugé sur sa capacité à convaincre le public, même s’il s’agit d’une tâche d’intérêt général. Il sera jugé sur la qualité de sa production, sa quantité de publications et sur le facteur H (rapport entre la quantité de publications et leur impact en citations). Ceux qui sont intéressés le font. Et les autres n’ont aucune obligation de le faire. Il n’y a pas d’incitation réelle autre que l’intérêt personnel.
Johanne Lebel : Pouvez-vous nous présenter votre étude LABO-CITÉ qui brasse un peu quelques idées reçues sur les pratiques des chercheurs?
Jean-Pierre Alix : D’une discussion avec Michel Callon était ressortie l’idée de construire une « table de distance » discipline-société, à partir des relations entretenues par les laboratoires avec leur environnement.
On a étudié in vivo sept labos assez différents, dans différents domaines, différentes régions de France, avec leur participation active, en réunissant chaque fois le directeur ou la directrice du laboratoire et cinq à dix de ses collaborateurs. L’enquête était centrée sur : « Avec qui travaillez-vous? » plutôt que : « Qu’est-ce que vous produisez comme science? ».
Et ma « découverte », sans doute naïve, est qu’à peu près tous les laboratoires ont des réseaux de travail externes importants, y compris dans des disciplines assez fondamentales. Ceci pourrait signifier que beaucoup sont « en société » bien au-delà de ce que l’institution reconnaît ou prétend.
L’exemple des archéologues est frappant : beaucoup travaillent à la reconstitution des civilisations égyptienne, grecque, romaine, sur le pourtour de la Méditerranée. Aujourd’hui, cela veut dire d’être présent dans des pays comme l’Égypte, la Tunisie, la Syrie, la Jordanie, la Turquie, où une quantité de fouilles sont en activité. Or ils ne peuvent pas faire leur métier s’ils ne sont pas aussi des diplomates. Il leur faut entretenir des relations qui s’apparentent à la diplomatie, sans laquelle aucun travail en profondeur ne sera possible. Voilà donc une double compétence avérée.
Dans les labos d’ingénierie, on trouve toutes les types de relations avec les entreprises. Mais on constate dans plusieurs secteurs que les liens ne sont pas destinés qu’à l’innovation. Il y a aussi la relation avec les collectivités territoriales et un certain nombre de relations déclarées avec l’enseignement secondaire, pour motiver les jeunes.Donc, tout un système relationnel existe, avec des degrés de développement assez variés, avec ses pratiques singulières. Elles existent, mais ne font pas partie du langage institutionnel, qui les reconnait mal. Il y a des liens pour obtenir de l’influence. Il y a des liens pour faire de l’expertise. Il y a des liens pour la culture. C’est ce qui fait des labos des systèmes vivants, organisés à la fois pour la production et pour l’échange.
Johanne Lebel : On pourrait réussir avec ces données à abattre ce fameux mythe de la tour d’ivoire qui a, comme on dit au Québec, « la couenne dure ».
Jean-Pierre Alix : Il ne s’agit pas de réduire la recherche à ses échanges externes. Évidemment, la majorité des liens se trouve dans le milieu scientifique et cela est bien nécessaire à l’élaboration des nouvelles connaissances. Mais la tour d’ivoire pure n’existe pas, même si le recueil sur soi-même est une nécessité du travail intellectuel personnel. C’est un faux débat qui apparaît régulièrement et obstrue la compréhension de la situation de la science en société. Il faut reconnaître ce fait que les laboratoires ont aussi de nombreuses relations économiques et sociales. Peut-on dire que la recherche est duale en ce qu’elle a besoin de temps, de travail d’expérimentation et de réflexion partagée, et qu’elle entretient aussi – et en même temps – tout un réseau de relations qui vont au-delà de l’évaluation et du financement?
Johanne Lebel : Comment imaginer une hypothèse positive?
Jean-Pierre Alix : Je fais l’hypothèse suivante : une situation durablement affectée par des conflits à propos de la science n’est pas souhaitable dans nos sociétés. Celles-ci se sont profondément nouées autour des paris sur l’objectivité, faits il y a plus de trois siècles. Les nœuds ainsi façonnés depuis cette époque entre science et société, sont partie intégrante de notre culture. Les défaire serait pour moi rétrograde, car cela consisterait à détruire les capacités dont l’humanité s’est dotée comme espèce capable d’une capacité de liberté et de conscience. Ce serait se mutiler.
Pour progresser, nous avons devant nous la difficulté suivante à surmonter : d’un côté, on a construit des systèmes, des appareils de production de science, avec des gens excellents; ceux-ci travaillent et produisent, et donc nous proposent, à travers les connaissances nouvelles, un potentiel de transformation de l’humanité. De l’autre, nous vivons dans une société sensible à cette offre de transformation, société dans laquelle, peut-être, certains personnages ou groupes sociaux sont sensibles aux inconvénients ou aux risques induits. Je ne vois pas aujourd’hui comment ces contradictions potentielles pourraient s’effacer d’elles-mêmes étant donné l’omniprésence des savoirs scientifiques. Au contraire, je suis persuadé que les risques de conflit vont augmenter. C’est pourquoi l’affirmation que « la science, c’est le progrès et le bien-être de l’humanité » redevient problématique.
Ce qui est nouveau dans la société d’aujourd’hui, c’est que nous avons quitté l’état d’esprit positiviste pour dire : la science peut apporter des bienfaits, il y en a de nombreuses preuves, mais, de temps en temps, elle peut conduire par sa puissance à des erreurs comme les inégalités de développement, le soutien de systèmes militaires agressifs ou de systèmes dictatoriaux, ou encore, contribuer à des innovations dont le bienfait n’est pas démontré.
Johanne Lebel : l'on admet que cette analyse est raisonnable, comporte une part de vérité, alors que devons-nous faire?
Jean-Pierre Alix : Je vais suggérer deux visions possibles qui ne stimulent pas du tout le même type d’action. La première est celle de l’éducation, la seconde est celle du dialogue.
L’éducation dit : enseignons aux peuples et tout ira mieux. Si les peuples sont capables de comprendre ce qu’est la science, ce qu’elle fait, alors il y a cette idée qu’ils deviendront rationnels et par conséquent qu’ils soutiendront davantage l’action rationnelle qu’est la recherche. Depuis trois siècles et demi, l’éducation mène cette action, et depuis l’avènement de la République, la renforce. Le Palais de la découverte, à Paris, créé par le Prix Nobel Jean Perrin, reposait sur l’idée que les grandes expériences de physique de la Sorbonne devaient être montrées directement au public. Cela a suscité énormément de vocations scientifiques, comme celle des musées de science dans le monde entier. C’est faire connaître. C’est diffuser.
Mais on s’aperçoit aujourd’hui qu’encore un tiers des gens croient que le Soleil tourne autour de la Terre, parce qu’ils se suffisent de ce qu’ils perçoivent par leurs sens au quotidien.
Il est nécessaire d’enseigner. Il est nécessaire d’ouvrir les musées des sciences pour le public. Est-ce suffisant pour enrayer la perte de confiance?
Johanne Lebel : Nous avons un système de diffusion des connaissances qui est très puissant. Mais il est peut-être trop parcellaire… on l’enseigne par petits bouts, par un découpage disciplinaire.
Jean-Pierre Alix : C’est vrai, mais comment développer un apprentissage autre que progressif et parcellaire? Je vois la question d’un autre point de vue : il faut constater qu’une société est faite de plusieurs types de cultures. Celles-ci cohabitent. Parmi elles se trouve une culture scientifique. Mais aussi d’autres formes de cultures et de connaissances. La relation science-société n’est autre que le dialogue de la culture de nature scientifique avec les autres cultures.
C’était le thème central de la Conférence européenne « Science en société » de 2008 à Paris, lors de la présidence française de l’Union européenne, organisée à l’initiative du CNRS. L’étymologie même du mot dialogue mérite commentaire (dia = différent et connecté, logos = rationalité). Le dialogue est la reconnaissance que plusieurs rationalités sont à l’œuvre dans une société démocratique, et que celle-ci recherche les principes et organise les actions qui permettent leur cohabitation en permanence par le débat.
Ce n’est pas seulement une question éthique. C’est une question politique. Quelles sont les conditions du dialogue? Qui peut le mener et y participer? Quelles en sont les formes, les conclusions et les conséquences? Ma conviction est que le dialogue ne peut se passer des scientifiques, et qu’on ne peut réduire le concept de société à la rationalité et à la méthode scientifique. Comment trouver alors un équilibre profitable entre conceptions légitimes?
Johanne Lebel : C’est aussi une question anthropologique. On n’est pas que raison, on est aussi passion, on est émotion.
Jean-Pierre Alix : En effet, nous sommes tout cela, au niveau individuel comme au niveau collectif. On est un mélange de culture scientifique et de cultures non scientifiques. C’est précisément ce qui fait l’intérêt des sociétés comme les nôtres.
Certaines cultures empiriques, telle celle du paysan, ont une forme de rationalité. Le paysan distingue très bien si une plante ou un animal est en bonne santé ou malade. Il connaît la météorologie, les saisons… Ce savoir provient d’une accumulation très longue, puisque cela fait maintenant 10 000 ans que nous sommes sédentarisés. Certains se demandent : ce savoir, doit-on le considérer comme un vrai savoir? Personnellement, je réponds oui. Est-il rationnel? Je réponds oui. Mais il n’a pas la même rationalité que la démarche scientifique, classique ou probabiliste. Il relève d’une autre rationalité issue de l’expérience et de l’observation.
Johanne Lebel : Il faut donc que les échanges science-société s’orientent vers la réciprocité?
Jean-Pierre Alix : Si nous sommes des démocrates au sens grec, c’est-à-dire si nous voulons créer un discours de la cité, une rationalité de la cité, il faut trouver les conditions dans lesquelles les couples de rationalités vivent ensemble. Allons plus loin : beaucoup de questions intéressantes et de nouvelles techniques de culture peuvent migrer de la recherche vers les paysans, mais beaucoup de questions intéressantes peuvent être posées par les paysans à la recherche elle-même.
Donc, il faut changer de principe. Vous voyez, nous vivons un peu paresseusement sur le principe de l’écoulement du savoir depuis une élite vers une sorte de masse ignorante qu’il convient d’éduquer – il faut éduquer, cela va de soi –, mais il faut aussi considérer que dans d’autres cultures que celle de la recherche existent des éléments de questionnements tout à fait intéressants, y compris pour la recherche.
Il faut apprendre à organiser le dialogue. Donc, accepter l’idée qu’il peut y avoir des rationalités dont les définitions, les sources, les histoires et les ontologies sont distinctes… et légitimes. Ceci n’enlève rien à la science comme savoir, à la recherche comme activité ou comme méthode.
Nos sociétés ont aussi évolué dans les dernières décennies, et d’une certaine façon elles sont devenues plus libres. Les acteurs ont plus de possibilités de s’exprimer et toutes les régulations entre acteurs ne passent pas par le sommet ou par l’État. Beaucoup de ces régulations sont plus directes qu’auparavant. Ce qu’on appelait une politique scientifique, une politique d’État, était le rassemblement « éclairé » de ces régulations, au nom des uns et des autres, et l’action publique consistait à créer les institutions et les programmes susceptibles de répondre aux questions posées.
Simplement, les conditions dans lesquelles la recherche doit travailler sont devenues différentes maintenant de ce qu’elles ont pu être, parce que le système scientifique est puissant, financé, organisé. Il travaille et produit en continu, et donc ne cesse d’offrir des projets nouveaux à sa société. Il se trouve qu’aujourd’hui, nous sommes dans la situation où la rationalité scientifique, qui est tout à fait particulière, doit apprendre à s’accorder avec les autres rationalités, soit en passant par l’État, soit en dialoguant avec la société. Alors, évidemment, il y a un décalage entre ce constat dont j’ai présenté l’émergence progressive, et la façon dont les institutions de recherche ont été construites. Celles-ci se sont construites sur la base de la qualité, de la véracité des résultats de recherche, donc en priorité par le respect de la méthode et par l’évaluation par les pairs. Elles se sont moins construites sur la base de la pertinence des recherches.
- 1. Lancées par la DGRST (Délégation générale à la recherche scientifique et technique), organe du premier ministre pour la recherche, et menées par le CEVIPOF (Centre d’études de la vie politique française), laboratoire CNRS-Sciences Po.
- 2. Ulrich Beck.
- 3. Dominique Pestre, historien des sciences, directeur d’études à l’EHESS.
- 4. Programme cadre de recherche et de développement technologique de l’Union européenne. Les 6e et 7e couvrent la période 1990-2013.
- 5. Échantillon de chercheurs et ingénieurs.
- 6. Consultables dans le compte rendu intégral déjà mentionné.
- 7. Environ la moitié a répondu.
- 8. Source : Le rapport d’activité annuel de chercheurs, Statistique annuelle, par Pablo Jensen, physicien à l’École normale supérieure de Lyon
- Jean-Pierre Alix
Centre national de la recherche scientifique, France
Jean-Pierre Alix est titulaire d’un DEA de l’Université de Paris, du Master et du programme doctoral HEC-Paris. Il a exercé de nombreuses fonctions enseignantes, puis dans l’administration de la recherche, dans plusieurs institutions françaises. Depuis une quinzaine d’années son principal sujet est la relation science-société. Il est le Secrétaire général d’une ONG, le Mouvement universel de la responsabilité scientifique. Enfin, il est élu de sa commune depuis une trentaine d’années.
Entretien réalisé par Johanne Lebel, rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas
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