Dès que quelqu’un prononce le mot résidu, Simon Barnabé pense ressource et donc opportunité. Et si la matière est organique, le microbiologiste est encore plus heureux. Car il a alors à son service des centaines de petits ouvriers ne demandant pas mieux que de se mettre à l’ouvrage.
Johanne Lebel : Pr Barnabé, votre équipe de recherche du Centre intégré en pâtes et papiers (CIPP) vise à intégrer les biotechnologies aux procédés papetiers et industriels afin d’en tirer des bioproduits. Pour cela, vous misez beaucoup sur la valorisation des matières résiduelles à l'aide d'une approche spécifique : le bioraffinage. De quoi s'agit-il?
Simon Barnabé : Le procédé s’apparente à celui d'une raffinerie pétrochimique : à partir du pétrole, vous tirez différents sous-produits ou coproduits. C’est la même chose avec la biomasse. Il y a déjà du bioraffinage de la ressource bois, par exemple, comme les pâtes et papiers. L’idée, c’est de viser la synthèse de nouveaux produits chimiques, parfois de plus grande valeur. Pensons aux biocarburants ou à des molécules pouvant intéresser l’industrie pharmaceutique.
Johanne Lebel : Quels résidus sont dans votre mire?
Simon Barnabé : Tous. Nous ne sommes pas difficiles! Les résidus agricoles et forestiers, bien sûr. Mais aussi les carapaces de crustacés, les résidus domestiques ou de gazon, les branches d’arbre, les boues industrielles, etc. Tous peuvent être fractionnés en des composés de « valeur » et réintroduits dans un nouveau produit.
Johanne Lebel : Une fois qu’on vous a livré les résidus, quelle est la première étape?
Simon Barnabé : Chaque projet varie selon la matière première, les visées du partenaire, les besoins de la région et des marchés. Prenons les résidus forestiers, détenus en grande partie par les compagnies forestières. Ces dernières utilisent de la machinerie lourde qui consomme beaucoup de carburant fossile. Pourquoi ne pourraient-elles pas produire leur propre biocarburant à partir des résidus de leur exploitation?
Johanne Lebel : Et du côté des résidus agricoles?
Simon Barnabé : La biomasse dite lignocellulosique, comme des résidus de tiges de maïs, contient de la cellulose, de l’hémicellulose, de la lignine. La cellulose, c’est la chair. L’hémicellulose enveloppe cette chair, et la lignine colle le tout ensemble. Chacune de ces composantes peut être isolée et donnée des produits différents. La cellulose peut être transformée en éthanol. On la réduit d’abord en sucres avec des enzymes. Ensuite, une levure transforme ces sucres en éthanol cellulosique. Les hémicelluloses sont aussi des sucres. On peut donc les transformer en éthanol. Mais, dépendamment du contexte, on peut en faire autre chose. On peut par la fermentation en tirer un acide organique, tel l’acide lactique. Ce dernier peut être converti ensuite en polylactate, la base de plusieurs bioplastiques. Les balles de foin, par exemple, pourraient être emballées de bioplastique issu des résidus de maïs du champ voisin. La lignine est un bon agent liant dans différents composites. Il s’agit de savoir où elle aurait le plus de valeur. Ce pourrait être des panneaux d’aggloméré, des tuiles de plancher, des aliments pour animaux. On peut s’en servir aussi pour formuler un biopesticide.
Magazine de l'Acfas : Tout ça à partir de nos « cotons » de maïs! Il y a un projet d’agro-usine qui est déjà assez avancé, je pense. Pouvez-vous nous en parler?
Johanne Lebel : Oui, le projet Agrosphère. Il est piloté par de jeunes agriculteurs de la région de Lanaudière, les frères Lépine, qui travaillent sur leur concept depuis 2005. Pendant les premières années, ils ont optimisé les étapes en amont : la récolte, l’entreposage, la manutention, etc. Cela nous donne beaucoup d’avantages par rapport à d’autres projets parce qu'une bonne partie des problèmes sont solutionnés durant ces phases.
Il s’agit en fait de jumeler les activités d’une usine de transformation à celles de la ferme des Lépine. La cellulose serait transformée en éthanol cellulosique. Les hémicelluloses serviraient à l’alimentation des porcs. La lignine pourrait être brûlée et servir de source de chaleur, mais on pourrait aussi lui trouver un marché – local, idéalement, à cause de la relative modestie de la production. Ce serait dans ce cas-ci la Coop Profid’Or qui achèterait la lignine et l’intégrerait dans ses produits telles la nourriture animale, la résine phénolique, etc.
Johanne Lebel : Il y a une donc une valeur économique assez importante…
Simon Barnabé : Comme je dis à mes étudiants, il faut essayer de donner encore plus de valeur aux coproduits qu’au produit parce que cela nous force à innover et garantit du coup la profitabilité du produit principal.
Johanne Lebel : L’aspect régional semble caractériser le projet Agrosphère.
Simon Barnabé : On parle en fait de bioraffinage à l’échelle communautaire, à cause de l’implantation de notre stratégie de valorisation des coproduits sur place et de l’implication de partenaires stratégiques de la région. L’éthanol sera commercialisée hors de la région, mais pour les autres coproduits, on fait participer des entreprises locales. C’est un avantage économique parce que la biomasse est disponible localement. De plus, le travail à l’échelle communautaire renforce les liens sociaux et augmente la résilience socioéconomique d’une région. Les gens se connaissent plus, s’entraident et sont fiers de contribuer à ce projet. Agrosphère est une activité industrielle qui s'exerce dans un rayon crucial de 30 km et une activité économique qui rayonne dans toute la région de Lanaudière.
Simon Barnabé : Locale et modeste... J’aime dire que c’est modeste. Faire 12 à 16 millions d’éthanol cellulosique, c’est plus ou moins rentable; mais parce qu’on a des voies de valorisation des coproduits accessibles étant donné qu’on travaille à l’échelle locale, avec des partenaires locaux, ça marche très bien, on rentabilise l’ensemble. De plus, travailler localement, dans un court rayon d’activité, croyez-moi, c’est très bon pour le bilan vert. Surtout sur le plan des émissions de gaz à effet de serre. D’autant que nos projets sont souvent jugés là-dessus.
Johanne Lebel : Ce projet est un peu comme un prototype?
Simon Barnabé : Oui, on voudrait dupliquer le modèle Agrosphère à l’échelle du Québec et du Canada. La flexibilité devient un enjeu. Par exemple, le procédé de prétraitement pour séparer la cellulose, les hémicelluloses, la lignine doit être adaptable à la biomasse disponible dans un court rayon d’approvisionnement. Tous les procédés qui suivent le prétraitement sont très avancés. Pour l’hydrolyse enzymatique, qui sert à transformer la cellulose en sucre, on a un partenariat exclusif avec des Danois. Puis, on a aussi de bons partenaires pour la fermentation, la transformation des sucres en éthanol.
Il reste donc la partie prétraitement, qui vient après la récolte et avant l’hydrolyse enzymatique, et tout le conditionnement de la biomasse. C’est vraiment là que les efforts sont mis actuellement. L’équipement est cher à l’échelle pilote, et on n’a pas beaucoup d'argent. Il n'est pas facile de trouver du financement au Québec et au Canada.
Johanne Lebel : Est-ce qu’il y a déjà des projets similaires ailleurs au Canada, aux États-Unis, en Europe?
Simon Barnabé : En ce qui concerne l’intégration à des fermes agricoles, non. Peut-être parce qu’on est très modeste avec notre production de 12 à 16 millions de litres d’éthanol, on passe un peu inaperçus. Aux États-Unis, il y a plusieurs usines d’éthanol cellulosique, mais elles visent de gros volumes : 100 millions de litres d’éthanol et plus. On dit souvent que pour un projet de bioraffinage, tout est question d’échelle. Si la biomasse est à ta portée, à des coûts raisonnables, et qu’elle est sécurisée… Il ne faut pas oublier que dans le cas du projet Agrosphère, les frères Lépine produisent la majorité de leurs résidus. lls ne dépendent de personne.
Johanne Lebel : Il y a un autre projet sur lequel vous travaillez autour de La Tuque et qui concerne les résidus forestiers.
Simon Barnabé : C’est dans le Haut-Saint-Maurice, aux prises avec plusieurs problèmes socioéconomiques. La population décline, les jeunes s’en vont. C’est une région qui dépend de la biomasse forestière depuis plusieurs années; il s'agit en fait de la deuxième forêt la plus productive au Québec. Elle abrite beaucoup d’essences diversifiées. C’est vraiment une belle forêt.
La région elle-même a réagi et a effectué une relance en visant la diversification des produits issus de la biomasse forestière. Les responsables ont décidé de rassembler des intervenants de tous les milieux et de mettre en place un plan d’action 2010-2020. Sociétés de développement économique, chambres de commerce, organismes sociaux et École forestière de La Tuque. Ensuite, ils sont allés chercher les experts du Centre spécialisé en pâtes en papiers du collégial, notre équipe de recherche et l’Institut de recherche en hydrogène de l’UQTR. Ils ont bien sûr invité aussi des représentants des trois entreprises majeures qui « possèdent » les résidus forestiers : la Coopérative forestière du Haut-Saint-Maurice; la Smurfit-Stone, la papetière; l’industrie John Lewis, avec son Groupe Rémabec. Ces trois entreprises génèrent dans cette région plus de 600 000 tonnes annuelles de résidus forestiers, dont une bonne partie n’attend qu’à être valorisée.
Un plan d’action a été mis en marche. La première année, la Coopérative forestière du Haut-Saint-Maurice, par l'intermédiaire de son entreprise Énergie Miti, a prévu fabriquer des granules destinées au chauffage domestique. Pour la deuxième année, la Ville de La Tuque explore la possibilité de chauffer ses bâtiments avec ces granules, dont l’hôpital de la rue principale. La troisième année, on travaillera sur le fractionnement réactif pour produire de la cellulose, de l'hémicellulose et de la lignine. Mais on ira aussi chercher les matières extractibles, la quatrième composante de ces biomasses. Dans ces matières se trouvent des antioxydants, par exemple, qui peuvent entrer dans la composition de médicaments.
Johanne Lebel : On va donc chercher des molécules plus fines?
Simon Barnabé : Oui, des molécules ayant des usages médicaux. On mettra l’accent sur l’écorce de bouleau jaune. Heureusement, il y en a beaucoup dans la région. Déjà, on consomme des tisanes à l’écorce, car on soupçonne qu'elles ont des vertus thérapeutiques. Elles contiennent des antioxydants que l’on pourrait extraire à des coûts moindres en utilisant une technologie de prétraitement un peu plus poussée. Durant les cinq années de ce plan d’action, on travaille aussi sur la densification énergétique. À La Tuque, dans le Haut-Saint-Maurice, la biomasse est disponible sur une vaste superficie de 10 000 km2. C’est énorme. À vrai dire, cela rend difficiles les projets de bioraffinage dans la région. La superficie est trop grande et il faut avoir recours souvent à des processus de densification énergétique. La production de granules en est un exemple. Aussi, on pourrait produire de l’huile pyrolytique. Liquéfier la biomasse sur place. Transporter des barils d’huile, plutôt que des branches d’arbre, par camion. L’idée serait d’implanter des unités mobiles de pyrolyse un peu partout dans le secteur.
Johanne Lebel : Un travail local aussi. Comment définissez-vous la pyrolyse?
Simon Barnabé : La pyrolyse, c’est du chauffage à très haute température, mais sans oxygène. Le procédé génère une huile, un gaz appelé « syngaz », et du charbon.
Johanne Lebel : Pourriez-vous me dire quelques mots sur toute cette question des boues industrielles qu’on trouve à la fin des processus dans les grandes papetières… Vos microorganismes doivent y être heureux!
Simon Barnabé : Très heureux, effectivement. Les eaux usées des industries ou des municipalités, après traitement, génèrent un résidu appelé boues d’épuration. Ces boues peuvent contenir plus ou moins de matières organiques, dépendant du type d’industrie. Dans le cas des papetières, ce sont des milieux de culture extraordinaires pour des microorganismes industriels. On peut en tirer des produits commercialisables ou utilisables sur place. Comme les papetières sont consommatrices de produits chimiques, on pourrait fabriquer à partir des boues des enzymes, bien connues pour remplacer les produits chimiques. On essaie aussi de produire de la bioénergie. Dans ce cas-ci, on a une petite bactérie, Clostridium thermocellum, qu’on fait croître dans les boues et qui produit de l’hydrogène. De l’hydrogène que la papetière pourrait utiliser sur place... On pourrait même produire de l’éthanol, avec ces petits ouvriers, ou encore, la papetière pourrait utiliser différents acides organiques. Les microorganismes sont des travailleurs aux compétences très diversifiées.
Johanne Lebel : Comme microbiologiste, vous vous intéressez à la valorisation et vous avez cette sensibilité pour en même temps redévelopper les régions. Comment en êtes-vous arrivé là?
Simon Barnabé : Je suis un gars de Québec, un urbain. Mais depuis que j'enseigne à l’Université du Québec à Trois-Rivières, j’ai vraiment pris conscience de la réalité des régions. Je pensais les connaître. Je pensais en termes d’emplois, en fait : bâtir des projets pour créer des emplois.
Mon point de vue s’est maintenant déplacé. Retenir les habitants en région, voilà ce qui me motive désormais. À La Tuque, les gens ne parlaient pas de création d’emplois : « On veut garder nos jeunes et nos aînés », disaient-ils. Quand on vise à créer de l’emploi, on pense souvent à des projets, à des technologies qui viennent de l’extérieur. Tandis que quand on vise à retenir le monde dans la région, quand on veut consolider la communauté, on cherche à bâtir des projets à partir de l’intérieur, en développant l’entreprenariat localement. Cela peut paraître subtil, mais c’est fondamental. Même dynamique avec le projet de Lanaudière de Olivier et Sébastien Lépine, de fiers représentants de la relève agricole. Ils ont modifié de leurs propres mains leur « grosse » machinerie agricole pour maximiser la récolte. Ils veulent faire honneur à leurs parents et assurer la continuité de la ferme familiale.
Johanne Lebel : Parlez-moi un peu de votre équipe de recherche.
Simon Barnabé : C’est de la recherche multidisciplinaire. Il faut vraiment être polyvalent pour pouvoir concevoir toute la chaîne de production, du résidu au coproduit. La récolte, par exemple. Moi, je suis microbiologiste, je ne sais pas comment récolter. L’étape de prétraitement, ce n’est pas de la microbiologie, ce sont des processus chimiques, physiques et mécaniques. Un de mes agents de recherche, par exemple, est physicien. Un de mes boursiers postdoctoraux est chimiste. Vous voyez un peu. Plusieurs ingénieurs sont mêlés aux projets, quelques biologistes aussi. Je dis souvent à mes étudiants que ça prend de l’audace, de la volonté, de la multidisciplinarité pour concrétiser les projets les plus avant-gardistes. C’est ce qu’on essaie d’appliquer au sein de mon équipe.
- Simon Barnabé
Université du Québec à Trois-Rivières
Simon Barnabé est un spécialiste de la microbiologie industrielle et de la valorisation des résidus. Il est professeur-chercheur au Département de chimie-biologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la Chaire de recherche industrielle en environnement-biotechnologie de la Fondation de l’UQTR.
Entretien réalisé par Johanne Lebel, rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas
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