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Benoît Gauthier, Université du Québec à Montréal et Université d’Ottawa
Delsarte a beaucoup écrit, mais son enseignement est encore trop peu connu. C’est à partir de ce constat que j’ai abordé ma thèse de doctorat. J’y ai réalisé une édition critique de manuscrits de François Delsarte dont les textes intégraux sont, depuis longtemps, difficilement accessibles. En effet, faute d’édition officielle de ces textes, il y a autant d’interprétations de la pensée delsartienne que de commentateurs. Dans cet ordre d’idées, il apparaît que l’édition des manuscrits delsartiens soit d’un intérêt capital pour la connaissance.

Un héritage considérable

L’homme est peu connu, mais son héritage est considérable. François Delsarte (1811-1871) a littéralement réinventé les façons de bouger sur scène et même de chanter. La relation entre le geste et l'émotion, voilà ce qui constitue l’essence de ses travaux. Son approche suscitera un vif intérêt à son époque et, au 20e siècle, elle sera au cœur même de transformations significatives dans les domaines du théâtre, des langages rythmiques, de la danse moderne américaine, du cinéma muet et même du mouvement Dress Reform visant à affranchir les femmes de leurs lourdes toilettes.

La fortune des travaux delsartiens s'épanouira à travers la pratique d’un très grand nombre de médiateurs qui valoriseront un corps scénique novateur. Réalisateurs de cinéma, metteurs en scène, acteurs, chorégraphes, pédagogues et théoriciens issus tant des États-Unis, d’Europe que de Russie seront redevables des innovations delsartiennes.

La thèse et le travail d’édition

Delsarte a beaucoup écrit, mais son enseignement est encore trop peu connu. C’est à partir de ce constat que j’ai abordé ma thèse de doctorat. J’y ai réalisé une édition critique de manuscrits de François Delsarte dont les textes intégraux sont, depuis longtemps, difficilement accessibles. En effet, faute d’édition officielle de ces textes, il y a autant d’interprétations de la pensée delsartienne que de commentateurs. Dans cet ordre d’idées, il apparaît que l’édition des manuscrits delsartiens soit d’un intérêt capital pour la connaissance.

Notre édition présente neuf textes inédits, dont nous examinons la  pertinence épistémologique dans la formation d’un corps scénique moderne. Elle propose une chronologie et une introduction visant à expliciter la pensée de l’auteur, de même que des précisions sur le choix éditorial de l’opération, des notes critiques et un appareil de variantes des manuscrits.

Ce travail d’édition non seulement se donne comme objectif l’établissement d’un texte et sa justification par la présence d’un relevé de variantes (objectif de l’édition critique), mais aussi propose de situer le processus de production scripturale des écrits afin de permettre la compréhension d’une pensée en processus d’élaboration (objectif de la critique génétique). La critique génétique s’intéresse aux indices matériels du texte en devenir et interroge les actes de construction de l’écriture. Aussi déplace-t-elle son interrogation de l’auteur vers l’écrivain. Comparativement à l’édition critique, la démarche que fournit la critique génétique est simple : elle a pour but la compréhension d’une œuvre par son devenir et non par son aboutissement. Il en résulte que la critique génétique se soucie de la trace dynamique des manuscrits.

Séméiotique, statique et dynamique delsartiennes

François Delsarte est d’abord pensionnaire à l’École royale de musique et de déclamation de 1826 à 1829. Il y reçoit des cours de chant, de vocalisation, de déclamation lyrique, de maintien et d’escrime. En décembre 1829, le jeune homme est contraint de quitter l’École, sa voix ayant subi une grave altération. Puis, dès l’âge de 21 ans, il commence l’élaboration d'un ensemble de principes qui constitueront son système expressif. De 1839 à 1870, il dirige, à Paris, le  Cours d'Esthétique appliquée. Ce cours constitue son laboratoire, lieu à partir duquel il énoncera les lois de l'expression corporelle.

À partir de 1832, François Delsarte entreprend un travail de notation, de classification minutieuse et de systématisation. Il veut définir les lois de l’expression corporelle. Trois ensembles composent cette expression, tous « co-nécessaires » à l’étude du geste : la séméiotique, la statique et la dynamique.

La séméiotique delsartienne se définit comme la science des signes : elle vise à distinguer les caractéristiques physionomiques d’une passion, à déterminer la raison d’être d’une forme, soit la valeur des agents expressifs.

La statique s’intéresse essentiellement à l’équilibre. Elle vise d’abord une disposition harmonieuse des segments du corps à l’état de repos afin que ces derniers concourent à un effet d’ensemble. Elle considère ensuite la masse des membres selon la force qui résulte des lois de l’attraction. Elle s'intéresse enfin à l’extension des membres en vue de maintenir la stabilité.

La dynamique, agent spécial de l’âme, forme la connaissance du mouvement expressif. Elle implique ce qui traduit le mouvement caractéristique des agents expressifs et leurs éléments successifs. Elle s’inscrit dans la coordination de l’activité créative, dans son processus de réalisation et son aboutissement.

Esthétique et interprétation

Ces trois ensembles maîtrisés, la personne peut alors s’engager pleinement à l’intérieur de l’acte d’interprétation. C’est ce que Delsarte nomme l’esthétique. Cette dernière constitue une discipline autonome, une réflexion et une expérience de la pratique artistique. À partir de l’analyse de faits observables et par l’application de l’ensemble de règles expressives, Delsarte invite l’interprète à s’engager à l’intérieur d’un pouvoir essentiel de réalisation, un espace de recherche propre à l’acte créateur.

Âme et corps

Delsarte s’intéresse aux relations entre les mouvements spirituels (propres aux sentiments et aux émotions) et les mouvements du corps. Âme, Vie et Esprit, voilà les trois natures de l’être. Cet ensemble constitue le phénomène du mouvement. Si l'on traduisait en termes contemporains, on pourrait prétendre que Delsarte s’intéressait à la dimension émotive, physiologique et cognitive du mouvement expressif.

Les propriétés animiques constituent le point de départ de son système expressif1. Selon Delsarte, l’Âme2  est dotée d’une volonté. Elle est une force, une énergie qui détermine l’ensemble du corps en mouvement; une source d’énergie qui confie sa sensibilité au corps; une propriété qui s’absorbe dans l’organisme, qui le régit. Sous l’empire des sentiments, elle imprime sa spécificité expressive au corps. L’Âme est donc l’agent dynamique. Les sources d’activités animiques constituent le fondement d’une « mécanique » expressive.

Le corps, lui, est perçu comme un instrument qui emprunte une multitude de formes aux manifestations de l’Âme. Sous l’action de celle-ci, l’organisme adopte la plastique des passions. Aussi ce dernier, de pair avec les facultés de l’Âme, est-il constitué de cette unité de la forme en mouvement.

Bref, chez Delsarte, l’être compose un domaine unitaire. Dans le cadre de l’un de ses cours, il dira : « Parlons du corps, revenons sur sa constitution intime en vue de l’Âme. […] Le corps est un monde réduit et portatif au profit des développements de l’intelligence. Le corps est l’alphabet encyclopédique; c’est la clef pour aller de notre monde naturel à l’ensemble des harmonies créées3. » Aussi est-il possible de prétendre que la volonté de l’Âme, sa force, agit sur le corps qu’elle forme, qu’elle crée. La puissance plastique de l’Âme prend corps dans l’espace et forme la réalité matérielle.

Une réalité observable et transmissible

Une fois la dynamique de formation de l’expression établie, le corps devient une réalité observable, un objet d’étude. Au moyen de la séméiotique (« science » des signes expressifs), Delsarte est en mesure de distinguer la valeur des agents expressifs, d’en étudier le sens et de connaître la somme des mouvements possibles.

Chez lui, l’examen de phénomènes expressifs vise non seulement à identifier, mais aussi à interpréter, à partir d’indicateurs, les caractéristiques de faits expressifs; à isoler leurs causes, leurs effets et leurs caractéristiques. Un tel examen permet de considérer l’ensemble des caractères qui appartiennent à un même phénomène expressif et d’en dégager les traits distinctifs.   

Pour sa part, l’approche pédagogique delsartienne incite l’élève à s’engager à l’intérieur d’un mode d’apprentissage par expérience où l’apprenant est appelé à prendre en charge ses propres orientations, à effectuer des choix et à atteindre un degré d’autonomie. Ce modèle d’enseignement permet à l’élève de reconstruire, à partir d’une réflexion critique, l’étude du phénomène expressif, d’en dégager sa compréhension et de découvrir ses propres voies expressives.    

Une fois ces étapes franchies, l’élève est appelé à s’exercer à intégrer ces agents expressifs, à les mettre en rapport dans leur succession, leur enchaînement afin qu’ils concourent à un effet d’ensemble. Cette pédagogie invite l’élève à une analyse méthodique des phénomènes expressifs. Par la suite, l’apprenant est appelé à s’engager à l’intérieur d’une série d’exercices d’ordre mécanique afin de se dégager des entraves liées à l’interprétation et d’en venir à une maîtrise technique.

Diffusion

Les principes delsartiens ont d’abord été transmis par le maître lui-même, puis par ceux et celles qui ont étudié avec lui ou qui se sont familiarisés avec son enseignement. Ces derniers propagent la « science » delsartienne en Amérique du Nord, en Europe, y compris la Russie. Ce récit fondateur d’une modernité de l’expression se développe et s’épanouit par la force de divers courants qui finiront par produire un corps scénique novateur. Diverses appropriations de l’enseignement delsartien apparaissent sous un spectrum d’interprétations; ces dernières relèvent de domaines variés, soit le jeu théâtral, la danse, la formation musicale et le cinéma muet.  

James Steele MacKaye

Avant 1870, il n’existait pas d’école de formation professionnelle d’acteurs aux États-Unis. Un jeune interprète ne pouvait apprendre à jouer qu’en se joignant à une compagnie de répertoire (stock company), dont le mode de fonctionnement se caractérisait selon un système d’alternance de pièces choisies. À partir de 1870, ces compagnies se font de plus en plus rares, puisqu’un autre mode de fonctionnement fait son apparition : priorité accordée à l’individualisation de projets (créations qui ne présentent qu’une seule pièce à la fois et organisation de tournées afin d’assurer la rentabilité des productions). Aussi, à partir de cette époque, certains, dont James Steele MacKaye (1842-1894), furent sensibles au besoin de fonder des écoles d’acteurs.

L’Américain James Steele MacKaye sera le premier à s’approprier l’enseignement du maître français. Dès 1871, deux « idées» se forment, soit le désir de voir apparaître une première école de formation professionnelle d’acteurs en sol états-unien et celui de fonder avec son maître une école d’art4. J. S. MacKaye entreprend dès lors une campagne visant à populariser la pensée delsartienne. 

En 1884, la Lyceum Theatre School5 ouvre ses portes. Ce sera la plus importante contribution de MacKaye à la formation de l’acteur. La scolarité est d’une durée de deux ans. L’établissement est équipé de locaux d’enseignement, d’un théâtre, et plusieurs professeurs réalisent les activités de formation.

"For the first time in this country, a dramatic conservatory is to be established. This school of dramatic art willoccupy a new, perfectly equipped theatre, with instruction in a wide range of studies from specialists in thehighest rank. A distinguished resident of New York, Mr. Steele MacKaye, has been for some time nursinga devotion to dramatic art, which he desired to put into practical form6".

MacKaye est convaincu de l’importance de former chacun des agents expressifs de l’acteur : le cursus se consacre aux domaines de la mécanique articulatoire et de l’éloquence7; la formation s’intéresse aussi et surtout à l’étude détaillée de l’émotion, à l’imitation des signes extérieurs de la passion (séméiotique), à l’entraînement et à la maîtrise du jeu.

À la Lyceum Theatre School – tout comme pour Delsarte d’ailleurs –, l’imitation du professeur est contestée. Delsarte s’exprimait ainsi : « Pesez, comparez, vérifiez mes expériences et les théories qui en découlent. Jugez-les sévèrement avant de vous les approprier, mais ne les jugez pas avant de les avoir bien pesées […]. Ce n’est pas d’après moi qu’il faut travailler, mais d’après la nature8. » On invite donc l’élève à s’engager à l’intérieur de ses propres voies expressives9, à développer, à même l’activité artistique, une sensibilité interne et à garantir la valeur de la part involontaire du jeu (spontanéité). L’établissement du programme d’études de la Lyceum, de même que celui des trois écoles précédentes, s’inspire largement de l’enseignement du maître : MacKaye était convaincu que le système delsartien présentait les conditions nécessaires à la formation de l’acteur. Toutefois, il importe de noter que, différemment de Delsarte, l’essentiel de la pédagogie de Steele MacKaye est axé sur l’expérience de la création en atelier, sur le fait artistique10.

Gymnastique esthétique ou rythmique

La principale contribution de MacKaye au système delsartien fut sa gymnastique rythmique, série d’exercices visant la reconnaissance de l’exécution artistique à partir du principe de la décomposition des séquences gestuelles11. Une telle gymnastique proposait la libération des voies expressives. Ces exercices de décomposition étaient un moyen d’échauffer le corps, de le détendre et d’amener l’élève à une compréhension des rapports d’étroite dépendance des articulations entre elles. Cette gymnastique contribuait au développement de la force d’action des divers agents expressifs (tête, bras, jambes, mains12, etc.); elle engageait l’élève dans l’étude et la maîtrise de l’enchaînement dynamique et rythmique du mouvement. Chez MacKaye, l’examen des agents dynamiques constitue le fondement d’un travail sur le corps de l’acteur. Il vise une compréhension de l’expression dynamique, une connaissance pratique et le parfait contrôle de la succession dynamique. À partir de tels exercices, l’élève pouvait étudier, ressentir et mieux comprendre la relation entre l’émotion et chacune des parties du corps participant à l’expression13.

La gymnastique rythmique n’était pas conçue par MacKaye à titre d’exercices mécaniques. Elle était plutôt destinée à stimuler les possibilités expressives de l’acteur, à le soumettre au contrôle expressif, à atteindre le relâchement, à stimuler l’imagination, et enfin à parvenir à ce jeu d’instinct, soit l’acte esthétique14. En 1880, l’idée était révolutionnaire. En modernité, les implications de l’ordre du mouvement – appréhension des phénomènes sensibles, notion de rythme comme ordre de mouvement, comme principe narratif, voire symbolique ou abstrait – sont fondamentales. Ces dernières ne se limitent pas strictement à l’énonciation du texte; elles concernent aussi et surtout l’expression plastique.

Émile Jaques-Dalcroze

À la toute fin du 19e siècle, un compositeur et pédagogue suisse s’inspire des principes de décomposition et de rythmique delsartiens. Émile Jaques-Dalcroze15 (1865-1950) croit que les résonances du corps forment l’outil premier de l’artiste. Au cours de sa carrière, il élabore, pour les enfants, une formation qui établit un réseau de correspondances entre les harmonies musicales et l’ordre corporel, une médiation entre l’expression plastique et le registre des sensations musicales. Sa méthode articule un langage corporel et rythmique où le corps, initié aux manifestations de l’âme, devient l’instrument premier d’un mode d’expression.

Entre 1903 et 1906, Jaques-Dalcroze s’intéresse à l’extériorisation d’attitudes intérieures dictées par les perceptions qu’anime la musique. Ses chansons de geste renvoient à l’étude de mouvements des bras, des mains, de la tête, des yeux et du torse. Le but de ces exercices est de développer et de coordonner chez l’enfant les mouvements et les attitudes de façon à établir, à partir de la portée musicale, des concordances entre le mouvement, le rythme et sa forme plastique.

Les études de Delsarte sur la décomposition des gestes et la rythmique participent à la dynamique du geste expressif et visent la synchronie des agents expressifs. Ces exercices ouvrent la voie à la pratique pédagogique de Jaques-Dalcroze16. Ce dernier s’en inspire afin de fonder sa pédagogie de la musicalité du mouvement. À son tour, cette pédagogie sera au cœur de nombreuses démarches artistiques et pédagogiques au cours du 20e siècle (pédagogie musicale, danse, théâtre). Les travaux de Jaques-Dalcroze, à partir de cette connaissance intuitive du mouvement, déterminent la progression de nouvelles esthétiques. 

Ted Shawn et le cinéma muet

Ted Shawn17 (1891-1972), danseur, chorégraphe et pédagogue, est exposé au mouvement delsartiste dès 191418. À cette époque, Shawn et son épouse, Ruth St. Denis, fondent la Denishawn School à Los Angeles19. L’année suivante, c’est au tour de la compagnie des Denishawn Dancers de prendre son envol. De l’école et de la compagnie émergent les grands noms de la seconde génération de la danse moderne américaine20. Pendant les 12 années d’activité de la Denishawn School, St. Denis et Shawn transmettent aux élèves leurs connaissances des principes delsartiens. On y enseigne la « science » des signes physionomiques (séméiotique), de même que les lois du mouvement delsartien21. De plus, à partir des principes de gymnastique rythmique issus de l’enseignement de Jaques-Dalcroze, l’apprenti-danseur est en mesure d’accroître son sens rythmique de l’expression. L’école prône une danse qui vise une compétence expressive du corps à partir d’éléments affectifs et intuitifs, une esthétique du sentiment. L’école ne cessera de proposer de nouveaux langages gestuels. Pour Shawn, Delsarte aura su distinguer la nature du mouvement.

Alors que St. Denis et Shawn transforment la danse, un autre courant artistique prend également naissance aux États-Unis et progresse rapidement : le cinéma muet22. Au cours des années 1910, la danse moderne partage ses activités avec l’industrie cinématographique23. Dès 1915, certains studios hollywoodiens inscrivent plusieurs de leurs interprètes à la Denishawn School24. À cette époque, des propriétaires de studios et des réalisateurs sont convaincus que la danse propose la meilleure formation possible aux acteurs de cinéma. La formation à la Denishawn School privilégie une typologie des passions : les leçons visent à initier les élèves au mouvement expressif et à cette codification plastique du geste et de l’attitude issue des travaux delsartiens.

Plusieurs des productions cinématographiques de cette époque présentent les conventions narratives et les procédés dramatiques du mélodrame du 19e siècle. Mais l’héroïsme et l’innocence exigent l’accès à un système de signes agencés selon une typologie distinctive des passions. Aussi, à partir de 1915, les réalisateurs préfèrent inscrire leurs interprètes à la Denishawn School, puisque le programme d’études y est plus spécifique et offre un répertoire de gestes et d’attitudes hautement stylisé.

L’enseignement delsartien à la Denishawn School se situe à l’intérieur d’un cadre qui privilégie, au cinéma muet, une typologie des passions qui, par son usage, devient une forme représentative des conventions cinématographiques américaines du début du 20e siècle. Le corps de l’interprète y est totalement asservi à une sémantique psychologique, intellectuelle et morale dérivée des préceptes delsartiens. Aussi ce cinéma emprunte-t-il sa « physiognomonie » à un système fondé sur l’univocité du signe, où la vivacité des passions possède ses signes propres, une matrice combinatoire de vocabulaires dans laquelle l’interprète puise les possibilités expressives. À partir de 1915 donc, le système delsartien devient l’emblème du jeu au cinéma muet états-unien.

L’expression libérée

À partir de l’étude des écrits delsartiens, il est possible de dégager les antécédents d’une émergence : ceux d’un corps étranger à toute grille préétablie, un corps dont les propriétés permettent l’exploration d’une matière expressive qui, par l’action réalisatrice du jeu d’expression, fournit au sujet la possibilité de s’engager pleinement dans l’acte d’interprétation. Le corps scénique delsartien, par sa connaissance du mouvement et par le pouvoir de réalisation de l’acte intuitif d’interprétation, assure la formation d’un sujet créateur, sujet qui, sur le plan historique, se situe à la source d’une rupture, du transitoire, bref de la modernité.

Il est possible de constater aujourd’hui les retombées des travaux delsartiens, que ce soit dans le domaine de la danse ou du théâtre : Delsarte a su identifier, à l’intérieur d’un cadre pédagogique, les agents expressifs qui forment la dynamique corporelle et aménager un champ d’application qui concourt à l’exploration. Pour cette raison, il va sans dire que la connaissance, l’application et la maîtrise des ordres de mouvements delsartiens permettent à l’interprète de s’engager à l’intérieur de l’étendue des registres expressifs. Au cours du 20e siècle, plusieurs de ses successeurs auront su intégrer son enseignement. De nos jours, certains spécialistes delsartiens donnent partout à travers le monde des cours qui permettent aux participants de se familiariser avec les travaux du maître français. Aussi est-il possible de prétendre que les principes de formation delsartiens sont toujours actuels.

à la dynamique du geste expressif, à l’enchaînement dynamique de gestes ou de mouvements, à leur suite ordonnée et à leur rapport de dépendance. Chez Delsarte et MacKaye, cette gymnastique vise la souplesse et la précision d’exécution du mouvement, le rythme et la succession gestuelle.

Ouvrages consultés

  • ARNAUD, Angélique. Delsarte, ses cours, sa méthode, Paris, Dentu, 1859.
  • ID. François Del Sarte, ses découvertes en esthétique, sa science, sa méthode, Paris, Librairie Delagrave, 1882.
  • ARNAUD, Angélique et l’abbé Delaumosne. Delsarte System of Oratory, New York, Edgar S. Werner,1883. Rééditions 1884, 1887, 1893.
  • BLANCHARD, Fred C. “Professional Theatre Schools in the Early Twentieth Century”, dans A History of Speech Education in America, Karl R. Wallace, Ed., New York, Appleton-Century-Crofts, Inc., 1954.
  • BOURCIER, Paul. Histoire de la danse en Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
  • ID. Histoire de la danse en Occident, Paris, Seuil, 1994.
  • DUBOIS, Philippe, et Yves WINKIN. Rhétoriques du corps, coll. « Prisme », série « Textes / Société »,  Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1988.
  • EPSTEIN, Jerry. Charlie Chaplin : Portrait inédit d’un vagabond, Rome, Gremese International, 1994.
  • GAUTHIER, Benoît C. Édition critique de manuscrits de François Delsarte et examen de leur pertinence épistémologique dans la formation d’un corps scénique moderne, Thèse (Ph. D.), Université du Québec à Montréal, 2011.
  • GIRAUDET, Alfred. Mimique, physionomie et gestes d’après le système de François Delsarte, Paris, ancienne maison Quentin, Librairies-Imprimeries réunies, 1895.
  • GUNNING, Tom. D. W. Griffith and the Origins of American Narrative film: The early years at Biograph, Urbana, University of Illinois Press, 1991.
  • HART, Hilary. “Do you see what I see? The Impact of Delsarte on Silent Film Acting”, Essays on François Delsarte, Mime Journal, 2004 /2005, Claremont, Ponoma College, 2005.
  • JAQUES-DALCROZE, Émile. Le rythme, la musique et l’éducation, Paris, Librairie Fischbacher, 1920.
  • MAY RENSHAW, Edythe. “Five Private Schools of Speech”, dans A History of Speech Education in America, Karl R. Wallace, Ed., New York, Appleton-Century-Crofts Inc., 1954, p. 304-307.
  • ID. “Three Schools of Speech: The Emerson College of Oratory, The School of Expression; and the Leland Powers School of the Spoken Word”, Thèse (Ph.D.), Columbia University, New York, 1950.
  • MCTEAGUE, James H. Before Stanislavsky, American Professional Acting Schools and Acting Theory (1875-1925), Metuchen, New Jersey, & London, The Scarecrow Press, 1993.
  • MOTTET, Jean (dir. publ.), et autres. D. W. Griffith: Colloque international, Paris, Publications de la Sorbonne / Éditions L’Harmattan, 1984.
  • RUYTER, Nancy Lee Chalfa. The Cultivation of Body and Mind in Nineteenth-Century American Delsartism: Contributions to the Study of Music and Dance, Wesport, Connecticut, Greenwood Press, 1999.
  • ID. Reformers and Visionaries: The Americanization of the Art of Dance, New York, Dance Horizons, 1979.
  • SHAWN, Ted. Chaque petit mouvement : À propos de François Delsarte, traduction, introduction et annotations par Annie SUQUET, Paris, Centre national de la danse, Éditions Complexe, 2005.
  • ID. Every little movement: A book about François Delsarte, the man and his philosophy, his science and applied aesthetics, the application of this science to the art of the dance, the influence of Delsarte on American dance, Brooklyn, Dance Horizons, 1968.
  • SHELTON, Suzanne. Ruth St. Denis: A Biography of the Divine Dancer, Austin,University of Texas, 1990.
  • STANISLAVSKI, Constantin. La construction du personnage, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1984.
  • ID. La formation de l’acteur, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1996.
  • WAILLE, Franck. Corps, arts et spiritualité chez François Delsarte (1811-1871) : Des interactions dynamiques, Thèse (Ph. D.), Université Jean Moulin-Lyon 3, 2009.
  • 1Dans un texte de 1860 (Mécanismes de l’être), Delsarte fournit l’explication des processus à l’œuvre dans la production des phénomènes expressifs. (Mécanismes de l’être, manuscrit, c. 1860. Special Collection, Hill Memorial Library (HML), Louisiana State University. Box 1, folder 36a).
  • 2Dans les manuscrits delsartiens, la majuscule est utilisée dans l’orthographe des vocables Vie, Esprit et Âme lorsque ces derniers correspondent aux trois natures de l’être. Nous respectons cette orthographe.
  • 3Henri LASSERRE (transcription), Cours de Monsieur Delsarte, manuscrit, 1858, Special Collection (HML). Box 2a, folder 86.
  • 4En 1870, dans une lettre qu’il destine à MacKaye, Delsarte écrit : « Ma femme et mes filles sont prêtes à me suivre et j’espère bien que, si nous parvenons à fonder une école d’art, elles n’y seront point inutiles. » (Lettre datée du 9 octobre 1870, fonds MacKaye, Darmouth College, New Hampshire, USA)
  • 5École sise au coin de la 23e et de la 24e rue (New York). Auparavant, MacKaye aura fondé trois écoles. Une première voit le jour en 1871, la St. James Theatre and School (New York), école qui offre un enseignement et qui, du même coup, fait figure de maison de production; une seconde, en 1877, la School of Expression (23 Union Square, New York) et une troisième, en 1880, soit le Madison Square Theatre.
  • 6Anonyme, Boston Herald, mai 1884.
  • 7Dans son cours d’éloquence et de déclamation qu’il destine aux prédicateurs, aux acteurs et aux chanteurs, Delsarte élabore un système de degrés de valeur, une grammaire qu’il avait composée à l’usage de ses élèves et où il analyse du point de vue de la diction les éléments du discours. Un texte – Conseil à mes élèves, Special Collection (HML). Box 1a, folder OS 36b, item 4 – que Delsarte rédige vers 1845 fait état de cet enseignement. Le maître y établit une classification selon un registre de valeurs quantitatives qui visent à identifier la durée et l’intensité pouvant être assignées à l’émission vocale. J. S. MacKaye s’inspirera de l’enseignement du maître.
  • 8Très tôt, dans le cadre de son enseignement, Delsarte s’intéresse aux traits expressifs et propose à l’élève-interprète, par voie de réflexions, d’observations et d’analyses, d’« en observer dans le monde les effets naturels » (Delsarte, Conseil à mes élèves, voir note précédente). Aussi l’approche delsartienne vise-t-elle, à partir d’une base théorique constituée d’un ensemble de principes, à amener l’élève à vérifier les données à partir de l’expérience; cette dernière constitue la condition nécessaire à la connaissance.
  • 9Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur Delsarte, Franck Waille écrit à cet effet : « Dans le même temps, Delsarte pose comme principe de base de tout travail artistique la liberté de l’artiste. C’est le motif même de ses recherches : sortir de l’arbitraire d’un enseignement qui, par ce qu’il n’était fondé sur rien d’autre que le talent de l’enseignant, ne propose que l’imitation du professeur » (Waille, 2009, p. 272).
  • 10Précisons que tout au long de sa carrière, Delsarte aura accordé autant d’importance aux aspects théoriques de son système expressif qu’à l’aspect relevant de la pratique.
  • 11Delsarte s’intéressait déjà à la décomposition du geste. Cette dernière participait à la dynamique du geste expressif, à l’enchaînement dynamique de gestes ou de mouvements, à leur suite ordonnée et à leur rapport de dépendance. Chez Delsarte et MacKaye, cette gymnastique vise la souplesse et la précision d’exécution du mouvement, le rythme et la succession gestuelle.
  • 12Chez Delsarte et MacKaye, ces agents forment la source du mouvement.
  • 13Constantin Stanislavski (1863-1938) s’intéresse aux travaux delsartiens. À la fois acteur, metteur en scène et pédagogue, il fonde le Théâtre d’art de Moscou et son école de formation d’acteurs en 1898. Il est l’auteur d’ouvrages fondamentaux relativement à l’art de l’acteur : La formation de l’acteur et La construction du personnage. Stanislavski connaissait les éléments de la méthode du jeu de l’acteur, de même que les exercices de décomposition, de succession et de rythmique delsartiens. Il proposait d’ailleurs ces exercices à ses acteurs. À partir de la seconde moitié du 20e siècle, l’enseignement stanislavskien bouleversera l’Europe et l’Amérique.
  • 14Rappelons que l’acte esthétique delsartien relève de l’aboutissement de l’acte d’interprétation. Il constitue le pouvoir de réalisation propre à l’acte créateur, un acte intuitif d’interprétation.
  • 15Entre 1892 et 1910, Jaques-Dalcroze enseigne au Conservatoire de Genève. Rapidement, il constate les lacunes de ses élèves en matière rythmique. Bientôt, il fonde un enseignement où le corps est appelé à développer une sensibilité à la musique et au mouvement. Chez Jaques-Dalcroze, la musique est de l’ordre de l’expression physiologique.
  • 16Au cours de ses années d’études à Paris, Jaques-Dalcroze se familiarise avec l’enseignement delsartien. Nous savons qu'il possédait dans sa bibliothèque les ouvrages des élèves de Delsarte, soit ceux d’Alfred Giraudet (1895) et d’Angélique Arnaud (1882), ouvrages qu’il avait pris soin d’annoter. Lorsqu’on consulte les archives dalcroziennes – au Centre international de documentation Jaques-Dalcroze (CIDJD), à Genève –, on trouve de nombreuses notes marginales dans ses premiers cahiers de préparation de cours qui réfèrent explicitement aux principes delsartiens.
  • 17Ted Shawn est l'auteur d’un ouvrage sur François Delsarte : Every little movement, A book about François Delsarte, the man and his philosophy, his science and applied æsthetics, the application of this to the art of the dance, 1968. En 2005, Annie Suquet traduit et annote l’ouvrage de Shawn : Chaque petit mouvement, À propos de François Delsarte.
  • 18Shawn rencontre Mary Perry King (1865 - v. 1930), une delsartiste qui enseigne à New York et au Connecticut (New Canaan). C’est au Connecticut qu’elle fonde son école (School of Personal Harmonizing). King écrit des ouvrages – dont Comfort and Exercise (1900) –, des articles et prononce des conférences. Ses cours favorisent une libération du corps, de l’esprit et de l’âme, et proposent des exercices visant à procurer à l’individu le bien-être.
  • 19L’école est située sur les collines d’Hollywood.
  • 20Martha Graham (1894-1991), Doris Humphrey (1895-1958), Charles Weidman (1901-1975) et Lester Horton (1906-1953) sont issus de cette école et participent aux innovations du langage gestuel et chorégraphique de la danse moderne.
  • 21Shawn écrit : « Notre enseignement les avait si bien imprégnés de la science de Delsarte que celle-ci s’est transmise à travers eux et continue de battre comme le cœur même de la danse moderne américaine. » (Shawn, 2005, p. 151-152)
  • 22Relativement au jeu de l’acteur, non seulement le delsartisme américain contribue, à ses débuts, à l’essor du cinéma muet aux États-Unis, mais il demeure une influence vitale jusqu’à l’avènement du son (1930) et même après.
  • 23En 1905, les studios s’installent à Hollywood et se développent rapidement dès la Première Guerre mondiale. Au cours de cette période, le cinéma affirme ses moyens d’expression et de production, et connaît une importante période d’épanouissement.
  • 24Les interprètes participent à deux sessions de formation par semaine afin de se familiariser avec les codes expressifs hérités de Delsarte. L’école de St. Denis et de Shawn fut couronnée de succès en bonne partie grâce au rapport qu’elle entretient avec les studios hollywoodiens.

  • Benoît Gauthier
    Université du Québec à Montréal et Université d’Ottawa

    Au cours de ses études, Benoît Gauthier s’intéresse d’abord à la pratique théâtrale (jeu et mise en scène). Il participe à plus d’une quarantaine de productions professionnelles. Par la suite, il devient enseignant au secondaire et au collégial où il fonde un programme d’études de Théâtre. Au cours de ces années, il dirige aussi des ateliers de perfectionnement (Prise de parole en public) destinés aux juges de la magistrature fédérale. Bientôt, il décide de compléter des études de 3e cycle sous la direction d’André-G. Bourassa au programme Études et pratiques des arts de l’UQAM. En septembre 2011, il soutient sa thèse de doctorat et reçoit une mention d’excellence. Depuis, il assure des charges de cours à l’Université du Québec à Montréal, à l’Université d’Ottawa et travaille à l’Annuaire théâtral. Sa thèse de doctorat, Édition critique de manuscrits de François Delsarte, sera publiée prochainement.

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