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Carole Anglade - Concours de vulgarisation - 2013
Lauréate

Carole Anglade

Université de Montréal

Le droit à la parole

Le langage à gauche

Des hypothèses, quelquefois contradictoires, jalonnent le parcours des découvertes dans le domaine du langage et de ses liens neurologiques. Originellement, c’est l’autopsie de personnes ayant présenté des difficultés langagières acquises (aphasie) qui révéla une atteinte de l’hémisphère cérébral gauche. Pionnier dans ce domaine, Paul Broca étudia en 1864 le cerveau de son patient surnommé Monsieur Tan-Tan (écho de la seule syllabe qu’il produisait), et découvrit que la production du langage se trouve essentiellement dans la partie postérieure du lobe frontal gauche. Quelques années plus tard, en Allemagne, Carl Wernicke complètera l’analyse initiale en affirmant que la partie postérieure du lobe temporal gauche s’avère également primordiale pour la clarté de l’expression. Désignées comme celles de Broca et de Wernicke, ces zones sont définies comme les zones corticales centrales du langage.

L’hémisphère gauche tient donc un rôle «dominant». Mais travaille-t-il en solo? L’observation de personnes aphasiques, et le risque accru d’accidents cérébrovasculaires (ACV) qui les caractérise, permet d’en douter. L’ACV est la cause la plus courante de l’aphasie, et ces personnes s’exposent fortement au risque de récidive si elle n’adapte pas ses habitudes et/ou sa médication. De ce fait, les archives médicales répertorient un grand nombre de cas – aphasiques après un premier ACV dans l’hémisphère gauche – qui subirent une seconde attaque. Ainsi, certaines de ces personnes, qui montraient des signes positifs de récupération du langage, le perdirent à nouveau lors du second ACV touchant l’hémisphère droit!

Source : Carole Anglade
Un cerveau et ses deux hémisphères dans les mains de la chercheure

Et pendant ce temps là, du côté droit...

La question s’imposa alors inévitablement : l’hémisphère droit serait-il lui aussi nécessaire au langage? Les symposiums de l’époque (fin du 19e siècle) demeurent riches en débats et hypothèses diverses. Il s’en dégagea notamment la théorie suivante : si l’hémisphère gauche est le siège naturel du langage, le cerveau peut cependant, après un ACV gauche et un certain laps de temps, recruter des zones cérébrales dans l’hémisphère droit. D’où la naissance du concept de «plasticité cérébrale». À cette période, des recherches employant des techniques de «désensibilisation temporaire» de l’hémisphère droit – obtenue par injections de barbituriques (sortes de calmants puissants) chez des patients aphasiques – appuyèrent cette idée forte de plasticité.

Le débat évolua avec l’apparition de l’imagerie cérébrale. Cette dernière démontra tout d’abord que les personnes aphasiques, bien qu’elles présentent en général une certaine activation de l’hémisphère gauche, mobilisent davantage le droit que les personnes non atteintes. Ces premiers résultats laissèrent entrevoir un hémisphère droit adaptable. Toutefois, mises en lien avec les performances langagières, ces données apportèrent des résultats inattendus. En effet, les performances des personnes aphasiques activant davantage leur hémisphère droit sont toujours moindres que celles des personnes aphasiques stimulant davantage leur hémisphère gauche. Le feu de la controverse est alors ranimé, donnant naissance à une nouvelle hypothèse : en cas d’aphasie, l’activation de l’hémisphère droit n’entretient aucun lien avec la performance langagière; ce serait un phénomène parasite associé.

Simultanément à l’émergence de cette hypothèse, un moyen de la tester apparaît : la stimulation magnétique transcranienne (ou TMS, de l’abréviation de sa forme anglaise Transcranial Magnetic Stimulation). On appliqua cet appareil, qui permet d’inhiber ou d’exciter des zones cérébrales, sur l’hémisphère droit des personnes aphasiques afin d’en constater les effets sur le langage. On observa d’abord des résultats contradictoires, avant qu’une tendance forte se dessine : l’hémisphère droit est en réalité nuisible à la production langagière chez la plupart des personnes aphasiques. La lésion cérébrale entraînerait en effet une «désinhibition» de l’hémisphère droit qui, bien que moins performant, s’imposerait face au gauche lors de tâches langagières. Inhiber l’hémisphère droit amènerait donc une amélioration du langage chez les personnes aphasiques en permettant à l’hémisphère gauche de reprendre le dessus lors de la parole.

Cette théorie contredit toutefois les données initiales : en partant du postulat que l’activation de l’hémisphère cérébral droit perturbe le langage, comment expliquer les cas décrits plus haut de perte du langage suite à un ACV droit, après récupération d’un premier ACV gauche?

Le droit élémentaire

En 1997, Chris Code, un chercheur anglais, apporta des éléments de réflexion permettant d’éclaircir cette dernière contradiction. Il avance en effet l’hypothèse d’un hémisphère droit jouant un rôle dans le langage «automatique». Ce langage primaire est celui qu’on énonce sans réfléchir, notamment quand nous comptons, listons les jours de la semaine ou jurons involontairement.

Ce langage automatique serait donc toujours disponible chez les personnes subissant un ACV gauche, même massif. Or, si on inhibe l’hémisphère droit (par application de la TMS par exemple) chez des personnes aphasiques ayant un hémisphère gauche encore viable, on supprime l’effet de désinhibition décrit plus haut, ce qui permet aux zones non lésées de l’hémisphère gauche de s’exprimer. Cependant, si on inhibe ce même hémisphère droit chez des personnes atteintes d’une lésion majeure de l’hémisphère gauche n’ayant laissé que des zones nécrosées dans les aires cérébrales gauches du langage, on prive cette personne des seuls mots auxquels il lui est encore possible d’accéder : le langage automatique de l’hémisphère droit.

Ainsi, découverte après découverte, argument après argument, les chercheurs sont parvenus à un consensus. Des hémisphères cérébraux, le droit a la parole de façon élémentaire, tandis que le gauche demeure le siège du langage intentionnel. La recherche se tourne maintenant vers les possibilités de coopération dans les cas de lésion cérébrale.