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Propos recueillis par Jean-Marc Gagnon, 1984, Université du Québec à Chicoutimi

« Le métier de chercheur universitaire est un des derniers beaux métiers qui restent, une des dernières places fortes qui ne soient pas encore tout à fait prises par les bureaucraties et les égoïsmes collectifs, quelle qu’en soit la forme », de dire Gérard Bouchard

Gérard Bouchard[Propos recueillis par Jean-Marc Gagnon, novembre-décembre 1984, publié dans la version imprimée du présent magazine, alors qu'il était dénommé Interface]

Les sciences humaines, c’est bien connu, ne disposent pas de laboratoires dans lesquels on pourrait enfermer et observer, par exemple, toute une société. Grâce au travail ardu de Gérard Bouchard et son équipe, le Québec dispose maintenant d’un fichier qui permet de reconstituer et de croiser les variables de la population de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean et, d’ici une dizaine d’années, de celle de Charlevoix, ainsi que d’une partie de la Côte-Nord et du Bas-Saint-Laurent. En plus de son intérêt historique et démographique évident, ce fichier sert également, depuis 1980, à la recherche sur les maladies héréditaires. D’autres applications sont à venir. Car ce fichier qui est appelé à courir sur trois siècles est l’équivalent du premier télescope : on ignore encore ce qu’on va y voir, mais on est certain d’y voir des choses jamais vues...

« L’idée du village blotti autour de son clocher et peuplé de vieilles familles enracinées depuis des générations en s’y transmettant les mêmes valeurs, l’idée sur laquelle on fonde cette autre idée que les cultures villageoises sont très homogènes et très stables, n’a aucun fondement. Au contraire, on pourrait presque affirmer que les populations rurales pré-industrielles étaient plus mobiles que les populations urbaines...

« L’affirmation est aussi valable pour les vieilles sociétés que pour les nouvelles, pour le Saguenay, pour le Québec et, semble-t-il, pour la plupart des sociétés rurales en Occident.

« À mon sens, la découverte de la mobilité, de l’instabilité des populations rurales pré-industrielles est une des plus importantes découvertes de l’histoire sociale et, peut-être, des sciences sociales et ce, depuis les vingt dernières années.

« C’est d’ailleurs la découverte de toute une génération scientifique. Par exemple, la question de l’étude des systèmes de transmission constitue un chapitre très important des manuels de sciences sociales sur les sociétés rurales. À la fin du 19e siècle, celui qu’on appelle (à juste titre, d’ailleurs) le père de la sociologie québécoise, Léon Gérin, a publié une monographie intitulée : « Le Paysan de Saint-Justin ». Selon Gérin, l’objectif du paysan était de transmettre en intégrité le « domaine plein » à sa descendance et toutes ses stratégies visaient l’atteinte de cet objectif. Vérification faite, deux générations plus tard, la famille du paysan observé par Léon Gérin était complètement disparue du village!

« En fait, en ce qui concerne les recherches que nous poursuivons sur la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean, les données confirmant l’extraordinaire mobilité de la population rurale au 19e siècle sont assez accablantes pour un partisan du «village immobile»... entre 1850 et 1860, pratiquement la moitié de la population avait changé de résidence, 20 p. cent avaient quitté la région elle-même et la population, d’un village va se renouveler presque complètement dans une période d’environ 40 ans! La notion, par exemple, de famille souche est tout à fait illusoire. Le nom, bien sûr, était transmis et les biens également. Sur une famille de dix enfants, un seul des fils héritait de la terre, deux des filles pouvaient épouser l’un ou l’autre des voisins. Qu’arrivait-il aux sept autres enfants? Ils s’en allaient ailleurs! Comment peut-on parler de stabilité quand 70 p. cent des enfants d’une famille se trouvent dispersés? Les gens étaient tout simplement obligés d’émigrer parce que la croissance démographique dépassait largement le rythme des défrichements. On se heurtait très tôt aux frontières de l'œkoumène disponible. Nous sommes victimes de l’illusion produite par quelques filiations-témoins. »

Celui qui énonce ces affirmations inattendues est un chercheur de quarante ans à peine : Gérard Bouchard. Un jeune chercheur d’une jeune université : l’Université du Québec à Chicoutimi.

À 40 ans, Gérard Bouchard est en train de consacrer sa vie entière à la poursuite de ce qu’il qualifie lui-même de « rêve scientifique ». Un rêve qui lui est venu tout droit de sa thèse de doctorat ou, plutôt, de l’insatisfaction que lui avait laissée sa thèse, une thèse achevée en deux ans au lieu de trois et publiée à Paris, sitôt défendue...

À 40 ans, Gérard Bouchard est en train de consacrer sa vie entière à la poursuite de ce qu’il qualifie lui-même de « rêve scientifique ». Un rêve qui lui est venu tout droit de sa thèse de doctorat ou, plutôt, de l’insatisfaction que lui avait laissée sa thèse, une thèse achevée en deux ans au lieu de trois et publiée à Paris, sitôt défendue...

Séduit par une invitation de l’historien Robert Mandrou à venir étudier un village français du 18e siècle (« Ç’a aurait pu être n’importe quel village, ce fut Sennely-en-Sologne. »), l’élève choyé de ses maîtres de l’Université Laval (qui furent, entre autres, Fernand Dumont et Léon Dion) avait l’intention d’étudier tous les aspects d’une société considérée en tant qu’entité globale.

« Ce que je reprochais à la sociologie, du moins à celle que j’avais pratiquée, était de dissocier constamment l’objet social, de découper les comportements, puis, à mon sens, de perdre de vue ce qui est l’essentiel, c’est-à-dire les groupes, les acteurs sociaux, puis les conditions dans lesquelles ils sont obligés de vivre et les produits culturels qui y sont associés. L’étude d’un petit village permettait, du moins le pensais-je au départ, de prétendre faire le tour d’une unité sociale sous tous ses angles pour essayer de saisir ce qui est le plus important dans la vie d’une collectivité.

« Mais j’ai vite déchanté : les problèmes de synthèse que pose l’étude d’une petite société sont aussi importants que ceux d’une société plus vaste. En fait, la dimension n’est pas pertinente et le problème est toujours le même : il faut recueillir des masses de données qui se rapportent aux divers comportements, aux familles, à l’économie, etc. Au fond, le nombre d’individus concernés n’est pas très important. La seule question importante demeure : quelles sont les interrelations entre toutes ces variables? »

Certes, Gérard Bouchard avait réussi à montrer « le vrai visage du paysan de l’Ancien régime français » et décroché un doctorat. Mais, à la question de son directeur de thèse qui s’enquérait de sa satisfaction, il avait répondu bien honnêtement : « Non! Du point de vue quantitatif peut-être, mais pas du point de vue théorique. »

« J’avais procédé de la manière traditionnelle, selon ce qu’on appelle la méthode des tiroirs : j’avais ouvert un dossier sur les données démographiques, un autre sur le cadre matériel et géographique, un autre sur l’économie, et ainsi de suite. Mais comment fondre toutes ces données de façon à raisonner scientifiquement et plus en profondeur les interactions entre les avenues du social?

« J’avais procédé de la manière traditionnelle, selon ce qu’on appelle la méthode des tiroirs : j’avais ouvert un dossier sur les données démographiques, un autre sur le cadre matériel et géographique, un autre sur l’économie, et ainsi de suite. Mais comment fondre toutes ces données de façon à raisonner scientifiquement et plus en profondeur les interactions entre les avenues du social?

« On m’a offert un poste à l’Université du Québec à Chicoutimi et je suis revenu au Québec avec l’idée de reprendre l’expérience. Au fond, c’était très exactement la même idée scientifique que je poursuivais avec, en plus, un projet encore informe de construire de toutes pièces un fichier de population qui permettrait de jumeler toutes les données pour y voir plus clair.  Avec des tiroirs non étanches dont on pourrait comparer et recouper les contenus avec une grande précision. »

C’est ainsi qu’est née la Société interuniversitaire de recherche sur les populations (SOREP). Le but initial de SOREP était d’étudier l’évolution de la population à l’échelle de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean en utilisant tous les avantages de la technologie informatique.

« L’idée d’un fichier informatisé de population permettant le jumelage des données supposait d’abord un programme de collecte considérable qui finirait par prendre la forme d’une banque de données gérée par ordinateur. Il fallait aussi et surtout assurer le jumelage automatique de ces données en les mettant constamment en convergence dans un fichier-réseau. Sans jamais perdre de vue l’ensemble, on pourrait ainsi en arriver, toujours par traitement informatisé, à constituer, par exemple, des sous-fichiers sur la criminalité, l’épidémiologie, la propriété foncière ou les croyances religieuses. On pourrait organiser les données de façon à voir les mêmes acteurs sous différents angles et non pas d’une manière éclatée comme je l’avais fait auparavant, faute d’instruments adéquats, me semblait-il. »

C’était en 1972, un an après l’arrivée de Gérard Bouchard à l’Université du Québec à Chicoutimi. Prenant exemple et assistance auprès des démographes Jacques Henripin, Jacques Légaré et Hubert Charbonneau de l’Université de Montréal, il a d’abord cherché à travailler à partir d’un échantillon de 15 paroisses.

« On s’est vite rendu compte qu’en raison de la très grande mobilité (inattendue) de la population, cette approche était absolument inopérante. Pour aboutir à des résultats significatifs, il nous fallait répertorier l’ensemble de la population. C’est ainsi qu’après avoir dépouillé tous les actes de baptême, de mariage et de sépulture de la paroisse de Laterrière de 1855 à 1971, nous n’avons pu trouver que de 8 à 9 p. cent de familles complètes. (Au sens démographique et historique du mot, une famille est dite complète lorsqu’on peut observer un couple depuis sa formation jusqu’au décès de l’un ou l’autre des conjoints ou jusqu’à la fin de la période de fertilité.)

« Il nous fallait donc travailler à l’échelle de la région entière et réaliser l’idée folle de dépouiller la totalité des registres d’état civil de1842 à 1911. Mais la frontière de 1911 fut vite repoussée à 1931, puis à 1951, et, enfin, à 1971, sorte qu’aujourd’hui le fichier de la population de SOREP regroupe les 660 000 actes de baptême, mariage et sépulture de la région! »

De 1971 à 1980, l’objectif de Gérard Bouchard et de l’équipe formée autour de lui au fil des ans et des subventions, était et demeure toujours un objectif de recherche fondamentale dans le domaine de l’histoire sociale et démographique.

De 1971 à 1980, l’objectif de Gérard Bouchard et de l’équipe formée autour de lui au fil des ans et des subventions, était et demeure toujours un objectif de recherche fondamentale dans le domaine de l’histoire sociale et démographique.

C’est dans cet esprit, d’ailleurs, que l’équipe de SOREP est entrée en contact avec les chercheurs de l’Université de l’Utah appelés par les mormons à Salt Lake City pour exploiter les millions d’actes d’état civil qu’ils avaient recueillis pour des raisons religieuses. (Les mormons avaient aussi pensé, avec raison, que leurs données pouvaient également servir à l’étude des maladies héréditaires.)

Un contact fructueux s’il en fut. Dès 1980, Gérard Bouchard et son équipe, en collaboration avec les chercheurs généticiens du Centre hospitalier de l’Université Laval (dont le Pr Claude Laberge) et de l’Université McGill (dont le Pr Charles R. Scriver), ouvraient un deuxième front de recherche, utile cette fois-ci : l’utilisation du fichier de la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean pour la prévention des maladies génétiques qui, dans cette région, atteignent des proportions extraordinaires.

Le sociologue devenu historien, démographe et quasi-informaticien par la force des choses, n’hésite d’ailleurs pas à expliquer, crayon en main, comment les généticiens s’y prennent pour détecter les manifestations biochimiques d’un gène mutant à l’aide de marqueurs génétiques. Il faut dire qu’en ce domaine, il bénéficie des conseils de l’éminent généticien Albert Jacquard...

Mais tel n’est pas notre propos. « Pour aider à prévenir les maladies héréditaires, poursuit Gérard Bouchard, il s’agit de connaître le risque le plus tôt possible. Notre fichier de population doit nous permettre bientôt d’identifier les sous-populations à risque. Car soumettre la totalité de la population aux tests des généticiens serait proprement impensable et inutilement coûteux. »

Comment procède-t-on? « Par le jumelage automatique des données, nous pouvons remonter toute la généalogie ascendante d’un individu porteur ou atteint, puis, à partir des plus anciens ancêtres connus, retracer sa généalogie descendante et, ainsi, identifier les individus vivants susceptibles d’être porteurs de la maladie. Par la suite, il revient aux généticiens et aux professionnels de la santé d’assumer le relais et de prendre en charge ces sous-populations à risque. »

Cela peut paraître simple, mais ça ne l’est pas. En fait, l’utilisation du fichier en vue de la prévention des maladies génétiques a suscité des rebondissements d’une ampleur considérable. Sans parler du problème de la confidentialité des données qu’il a fallu résoudre en se contraignant à un protocole d’accès au fichier excessivement strict. Ce protocole constitue d’ailleurs un modèle en son genre sur le plan juridique. Le projet qu’on croyait à toutes fins pratique fixé en 1980, connaît désormais une relance extraordinaire. De plus, ses premières « retombées » de nature historique heurtent de front bien des clichés traditionnels.

Par exemple, bien des gens croient que la plupart des habitants du Saguenay descendent des familles des membres de la Société des Vingt et Un formée à La Malbaie en 1837, qui entreprirent de construire une scierie à la baie des Ha! Ha! et de coloniser la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean.

« Une explication plausible de la haute fréquence des maladies génétiques aurait pu être le fait que tous les habitants étaient descendants des quelques dizaines de vieilles familles fondatrices du 19e siècle. Or, il n’en est rien : la première génération de Saguenayens, à elle seule, comptait environ 8 000 immigrants. Aussi, au contraire de ce que l’on croyait, l’immigration au Saguenay s’est faite de manière continue. Au lieu de la traditionnelle image de la poignée de pionniers, force nous fut d’admettre que la population était relativement ouverte et se renouvelait plus qu’on ne pensait.

« Une autre explication de la haute fréquence des maladies génétiques aurait pu être le fait qu’en raison de l’isolement de la région — c’est la croyance populaire, d’ailleurs — le nombre de mariages entre proches parents y a été plus élevé qu’ailleurs. Tel n’est pas le cas : ces mariages n’y ont pas été plus fréquents que dans le reste du Québec!

« Pourtant, le fait est désormais établi que l’incidence des maladies génétiques est plus forte au Saguenay-Lac-Saint-Jean que dans l’ensemble du Québec, et que ses habitants, même s’ils ne sont pas proches parents, ont une probabilité particulièrement élevée d’être porteurs des mêmes gènes récessifs. Pour trouver une explication, il faudrait étudier la population de Charlevoix (d’où venaient la plupart des pionniers) et, éventuellement, de la Côte-Nord, ainsi que d’une partie du Bas-Saint-Laurent. C’est ce que nous nous proposons de faire.

« Il a dû se produire, entre le 17e et le 19e siècle, un phénomène de dynamique démographique et génétique qui reste à découvrir. En fait, la totalité de la souche française de la population de la Nouvelle-France a connu une croissance phénoménale dans un espace géographique relativement restreint, de sorte que les mêmes personnes ont reproduit les mêmes gènes pendant plusieurs générations. Il devient maintenant logique et nécessaire d’étendre nos recherches à ce bloc de peuplement qui forme un ensemble humain bien découpé. »

[...] la totalité de la souche française de la population de la Nouvelle-France a connu une croissance phénoménale dans un espace géographique relativement restreint, de sorte que les mêmes personnes ont reproduit les mêmes gènes pendant plusieurs générations.

Le projet paraît considérable. Mais, Gérard Bouchard est optimiste : « Au départ, pour le Saguenay, rien de tout cela n’existait. Il nous a fallu tout ce temps pour parvenir à des résultats probants. Mais, à présent, on peut aller beaucoup plus rapidement : nos instruments, ainsi que nos méthodes d’analyse et de contrôle, sont au point. Depuis un an, notre groupe possède son propre ordinateur (de la même marque que celui des chercheurs de Salt Lake City, afin de faciliter les échanges) capable de « digérer » toutes ces données. Cela représente une somme de travail assez fantastique certes, mais aussi infiniment moins d’inconnues qu’il y a 13 ans! »

À écouter le chercheur parler avec autant de passion de l’instrument qu’il a mis au point avec son équipe pendant toutes ces années et dont il réalise soudain tout le potentiel, on ne peut s’empêcher de penser qu’au fond, Gérard Bouchard a consacré toutes ces années de recherche à la construction d’une immense lunette capable de remonter dans le temps pour considérer l’ensemble d’une population, une lunette doublée d’un scanneur retraçant les liens par le sang de chacun des individus de cette population. Avec un tel outil, les mythes n’ont qu’à bien se tenir! Jamais, les sciences humaines n’auront bénéficié des avantages que procure un tel instrument. Jamais, non plus (pour peu que les travaux de SOREP et de ceux de Charbonneau et Légaré en viennent à se croiser d’ici quelques années), les sciences humaines n’auront disposé d’un laboratoire capable de contenir les principales caractéristiques de la totalité d’une population de si grande taille et sur une aussi longue période. Car, heureusement pour nous, notre histoire ne commence qu’en 1534!

Tout cela, parce que Gérard Bouchard n’était pas content de sa thèse de doctorat... Il lui a fallu construire de nouveaux outils de recherche.

« Ça a étonné beaucoup de gens que je m’en aille à l’Université du Québec à Chicoutimi et que je passe 13 ans à travailler au développement de logiciels, à ramasser des données, à construire des codes, à écrire des dizaines et des dizaines de documents techniques décrivant les systèmes utilisés. »

Rien ne l’y préparait en effet. Produit de dernière génération de l’ancien cours classique, féru de philosophie et de culture générale, Gérard Bouchard voue une immense reconnaissance à ses maîtres que furent les Fernand Dumont, Léon Dion, Jean-Charles Falardeau et Robert Mandrou.

Il en garde un souvenir extraordinaire : « Ç’a été une période magnifique de ma jeunesse. Mais, à un certain point de mon itinéraire, sur la lancée qu’ils m’avaient donnée et, sans aucun doute, dans les prolongements de ce qu’ils m’avaient fait acquérir, j’ai éprouvé le besoin de bifurquer, de trouver autre chose, d’explorer d’autres horizons. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience des aspects plus empiriques de la connaissance et de l’enquête sociale, que j’ai commencé à déchiffrer en termes de méthodologie, d’instrumentation, à être bien plus conscient de ces fondements de la connaissance qui ne sont pas uniquement des fondements culturels.

«Je me suis mis tout à coup à reconnaître le caractère indispensable de ces choses et la nécessité de s’astreindre à les faire. Il y a une logique de la démarche scientifique qui impose ses codes et qu’il faut respecter. Il faut se mettre à son service, si sévère et si exigeante soit-elle.

« C’est vraiment à contrecoeur que j’ai passé plusieurs années à développer ces choses-là. Il s’agit d’un travail vraiment aride et ingrat et la seule manière de passer au travers, c’est de l’avoir bien à l’esprit, d’être proprement éclaboussé par l’idée qu’on poursuit, par le rêve. »

Il faut aussi, de nos jours, disposer de tout un bagage de connaissances, de connaissances précises.

« La recherche scientifique en sciences humaines demande aujourd’hui des compétences techniques et des aptitudes qui n’étaient pas nécessaires auparavant.»

« La recherche scientifique en sciences humaines demande aujourd’hui des compétences techniques et des aptitudes qui n’étaient pas nécessaires auparavant.»

Gérard Bouchard le confesse : il a dû lui-même s’astreindre à acquérir la connaissance des techniques quantitatives, de la statistique, de l’informatique.

« Ce bagage formel est un préalable minimal. Même parmi les jeunes chercheurs, ceux qui le maîtrisent sont encore trop rares. »

Pour Gérard Bouchard, « bouder ces techniques, c’est bouder la science tout court» et il n’est pas question «d’engager (à SOREP, du moins) un assistant qui a peur des X2! Mais il ne doit pas craindre non plus Marx et Foucault, la théorie et les concepts. »

Une autre nécessité importante de la recherche actuelle réside dans un esprit d’échange et d’ouverture. Il insiste, lui qui a su intéresser à ses travaux d’éminents chercheurs à Salt Lake City, Houston, Amherst (Mass.), Vancouver, Toronto et Paris, en plus de tisser des liens institutionnels au Québec avec les universités McGill, Laval, de Montréal et du Québec à Montréal : « On ne devrait jamais démarrer de projet avant d’avoir fait le tour de ceux qui sont déjà rendus plus loin. Il faut toujours sauter la frontière du Québec pour aller voir dans le reste du Canada et, surtout, aux États-Unis, multiplier les contacts avec ces gens-là pour combler nos écarts. Nous autres, la santé nous est venue par là. Il s’agissait parfois de gains nets, d’instruments de recherche, de méthodes nous aurions dû consacrer des années au point et, qui sait, peut-être n’y serions-nous pas parvenus! Une telle approche permet d’éviter bien des erreurs et de gagner du temps en s’orientant tout de suite dans la bonne direction et en recevant des conseils qui n’ont pas de prix. Par exemple, notre démarche historique est inspirée d’un modèle français, notre banque de données sera bientôt gérée à la manière de celle des chercheurs de Salt Lake City et nos méthodes de recherche en génétique des populations proviennent de Vancouver ou de Paris... »

Nous ajouterions que certains établissements hospitaliers québécois s’intéressent à des logiciels de jumelage, mis au point par SOREP, pour le traitement des dossiers de leurs patients...

« Bien sûr, admet Gérard Bouchard, tous ne collaborent pas spontanément et certaines jalousies universitaires sont proprement "féodales". Mais les vrais universitaires sont très ouverts et l’effet multiplicateur et créateur de toutes ces influences est énorme et extrêmement encourageant. C’est tout particulièrement vrai de l’accueil extrêmement professionnel et désintéressé que nous ont réservé l’Université Laval et l’Université Mc Gill. »

Le développement ainsi provoqué a une saveur extraordinaire. Gérard Bouchard en témoigne : «Ce qui rend agréable tout ce qu’on fait et qui donne hâte d’être au lendemain matin, c’est cette espèce de rêve : l’immense fichier qui va courir sur trois siècles, s’étendre sur quatre ou cinq régions et permettre un tas d’utilisations. C’est l’équivalent de l’invention du premier télescope : tu ne sais pas encore ce que tu vas voir dedans, mais tu es sûr que tu vas y voir des choses jamais vues! »

Gérard Bouchard, n’êtes-vous pas en train de consacrer votre vie entière à cette recherche?

« Certainement, et j’en suis très heureux! Le métier de chercheur universitaire est un des derniers beaux métiers qui restent, une des dernières places fortes qui ne soient pas encore tout à fait prises par les bureaucraties et les égoïsmes collectifs, quelle qu’en soit la forme... Un métier où la liberté d’entreprise intellectuelle, de réflexion et d’innovation est absolument totale. Il n’existe pas beaucoup de métiers où ces conditions sont encore réunies aujourd’hui. En fait, le pouvoir du chercheur est extraordinaire, à condition de le mesurer dans la durée qui est propre à la science et non pas dans les urgences à court terme.

Le métier de chercheur universitaire est un des derniers beaux métiers qui restent, une des dernières places fortes qui ne soient pas encore tout à fait prises par les bureaucraties et les égoïsmes collectifs, quelle qu’en soit la forme...

« Ma première subvention de recherche, je m’en souviens comme si c’était hier. Je m’en souviendrai toujours! On m’a fait confiance et quand j’ai reçu le premier chèque, il a bien fallu que je démarre! Jusqu’en 1978, si on m’avait obligé à rendre des comptes et à prouver l’utilité de cette recherche, j’en aurais été bien incapable. Deux millions de dollars après, la preuve de l’utilité est faite et la récolte des résultats vient de commencer. Mais la communauté scientifique a été patiente avec nous. Elle ne devrait pas le regretter...

« Peut-être aussi que les découvertes les plus spectaculaires seront faites par d’autres que nous, dans 20 ou 30 ans. Mais ce n’est pas frustrant; l’infrastructure sera toujours là, témoin d’une aventure scientifique extraordinaire, qui est pour moi la source d’un sentiment d’une qualité très rare. Ce sentiment, je le vis tous les jours. Un rêve! »

L’écrivain brésilien Jorge Amado n’écrivait-il pas sur un autre sujet et dans un autre hémisphère : « Où est la vérité, répondez-moi, s’il vous plaît : dans la petite réalité de chacun ou dans l’immense rêve humain? »

Gérard Bouchard, quant à lui, a fait son choix. 


  • Propos recueillis par Jean-Marc Gagnon, 1984
    Université du Québec à Chicoutimi

    Notice biographique de 1984 : Gérard Bouchard était directeur de la Société interuniversitaire de recherche sur les populations (SOREP) et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi depuis 1971. Après une maîtrise en sociologie à l’Université Laval en 1968, il devenait boursier du Conseil des Arts du Canada, du gouvernement français et du ministère de l’Éducation du Québec et complétait un doctorat de 3e cycle en histoire à l’Université de Paris (Nanterre).

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