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Louis-Edmond Hamelin, c’est l’homme du Nord et de la « nordicité », le géographe fondateur du Centre d’études nordiques de l’Université Laval. Mais c’est aussi un économiste, un écrivain « inventeur de mots », un ancien recteur redevenu étudiant et un passionné de montagne. Bref, un chercheur dont la  « mouvance » témoigne d’une curiosité sans bornes et d’un désir permanent d’ascension.

LE Hamelin[Propos recueillis par Danielle Ouellet. Publié initialement dans la version imprimée du présent magazine, novembre-décembre 1987]

Avant tout, un géographe

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945, Maurice Duplessis apprend avec stupeur que le village de Fort-Chimo (aujourd’hui : Kuujjuaq) est une base militaire américaine fermée. Le gouvernement québécois l’ignorait! La colère du premier ministre n’y change rien : le Québec « ne s’appartient pas ».

« Le Nord n’était même pas sur la carte », affirme un chercheur audacieux, Louis-Edmond Hamelin, qui a longuement exploré les régions nordiques pour tenter d’en dévoiler les mystères. De la poudrerie chantée par les poètes à la nordicité, que lui-même a nommée, la géographie nordique s’est développée, et le chemin parcouru est aujourd’hui impressionnant.

Économiste, linguiste, intellectuel, penseur, chercheur membre de l’Assemblée législative de Yellowknife de 1970 à 1975 et recteur de l’Université du Québec à Trois-Rivières de 1978 à 1983, Louis-Edmond Hamelin est avant tout géographe. « Et la géographie, dit-il, ça s’apprend par les pieds, en marchant. » Pour ce petit gars de la Mauricie, un gars de la terre, né et élevé sur une ferme, le sol reste un point d’ancrage solide. Chaque aspect de sa vie semble y trouver racine. Un jour, son père lui dit : « Il n’y a qu’une chose importante dans la vie, c’est le travail; si tu travailles, il est impossible que tu ne réussisses pas. » La vue des labours rappelle constamment au jeune homme la justesse de la déclaration paternelle. Encore aujourd’hui, le chercheur qu’il est devenu s’enthousiasme de voir les sillons s’additionner, un à un, réguliers : « À la fin, vous avez un champ entièrement labouré. C’est extraordinaire! » Hamelin a voulu une vie à l’image de ce labeur. Ainsi, avec la régularité d’un métronome, il écrit sa page et demie de texte tous les matins depuis 20 ans; faites le calcul, ajoutez 2000 pages, et le compte y est. L’ensemble des réalisations de Louis-Edmond Hamelin constitue toutefois beaucoup plus que la somme des parties : lorsqu’on sème à tout vent, les récoltes réservent bien des surprises.

Une trajectoire en spirale

Un développement mental en spirale, dirigé vers le haut pour échapper à la gravité du déjà connu, tel est le leitmotiv de Louis-Edmond Hamelin. La spirale, pour lui, est la figure qui décrit le mieux la trajectoire d’une carrière culturelle, artistique ou scientifique. C’est aussi la trajectoire inévitable d’une entrevue, où chaque réponse entraîne un retour aux sources, car « [ ..] il faut éviter l’ennui des courbes plates » et, surtout, commencer par le début. Avec une  biobibliographie de près de 140 pages, plus de 1 200 publications, souvent éclectiques, et d’innombrables voyages tous plus particuliers les uns que les autres, il y a des dizaines de débuts possibles. Une immense caricature ornant la porte de son bureau pourrait bien représenter l’homme assis devant moi : regard pénétrant et décidé, front haut et volontaire, sourire large et presque modeste. « Mais non, rectifie-t-il aussitôt, ce n’est pas moi. Regarder bien, c’est Malraux. » L’occasion est trop belle : il avoue son attachement aux chansonniers parisiens, qu’il encourage fidèlement depuis des années. Au Caveau de la République, petite boîte où les artistes font avec humour le procès de la politique française, on le reconnaît : il est « le Canadien ». Il y a 12 ans, le soir de sa soutenance de thèse, c’est là qu’il a célébré avec ses amis. Les yeux pétillants de fierté, il explique : « Ma thèse de doctorat d’État a été très tardive. J’avais 52 ans! J’ai pris 20 ans pour l’écrire. C’est le gros volume rouge que vous voyez, là, sur les classeurs. » Des caricaturistes fréquentaient la boîte. C’est ainsi que le nouveau docteur est reparti avec la tête de Malraux. Homme des détails, il attache une importance considérable à ce souvenir, d’autant plus qu’il regrette de ne pas savoir dessiner.

Premier jour du printemps 1923, dans le petit village de Saint-Didace, comté de Berthier-Maskinongé. Des parents qui ont déjà dépassé la quarantaine accueillent leur premier et unique enfant, du moins pour la mère, car le nouveau-né a déjà une sœur d’un premier mariage du père. L’influence des adultes sera déterminante dans la vie du futur géographe qui, aujourd’hui, n’hésite pas à parler de l’adultation. Ce mot, il l’a forgé, comme bien d’autres : si le terme dont il a besoin pour exprimer sa pensée n’existe pas, il l’invente, tout simplement. Après, il réfléchit à la qualité esthétique du mot avant de l’employer systématiquement... en attendant que les dictionnaires le reconnaissent! Sa décision reste à venir dans le cas d’adultation, mais ce concept évoque bien pour lui l’atmosphère permanente de sa vie : « J’ai toujours été porté, explique-t-il, à me coller, à me rapprocher des gens qui étaient beaucoup plus vieux que moi. » Ses parents, qui auraient pu être ses grands-parents, lui donnent très jeune le sens des responsabilités, et il attribue sa carrière précoce à l’apport constant et enrichissant de ses aînés.

En 1948, un éminent botaniste québécois, Jacques Rousseau, et Hamelin effectuent, séparément, leur premier voyage dans le Grand-Nord. Hamelin a 25 ans, Rousseau 18 ans de plus, mais celui-ci restera toujours pour Hamelin l’homme exceptionnel qui l’a convaincu de « faire du Nord ». Peu après, à Québec, le jeune étudiant, trop heureux de se sentir aimé et conseillé, se rapproche immédiatement du secrétaire général de l’Université Laval, Alphonse-Marie Parent, et surtout du doyen de la Faculté des sciences sociales, le père Georges-Henri Lévesque. Tous deux lui prodiguent encouragements, conseils et suggestions. « J’en avais besoin, avoue Hamelin. Vous ne pouvez pas sortir d’un rang et vous projeter tout de suite au sommet des activités intellectuelles... Ça prend des tuteurs, des mentors. » À Grenoble, plus tard, il étudie sous la direction d’un géographe célèbre et amoureux du Québec, Raoul Blanchard. Ce septuagénaire, alors à la retraite, est un maître qui lui enseigne une géographie du 19e siècle et dont la vaste culture ravit son disciple. « Quelle différence, note avec regret Louis-Edmond Hamelin, avec les jeunes d’aujourd’hui, qui pensent que personne ne les aime. » Ayant lui-même dirigé de nombreuses thèses, il remarque qu’elles ont tendance à ne plus tenir compte des expériences des générations précédentes. « [...] alors que moi j’ai aimé cela, je l’ai recherché, tel Télémaque. » Aujourd’hui, il continue d’aimer et de rechercher la proximité de gens qui « le dominent ». Il était donc très heureux quand Radio-Canada l’invita à commenter la visite du pape à Fort-Simpson en septembre dernier. D’autant plus que Jean-Paul II l’impressionne considérablement, non pas en raison de son âge, mais plutôt « par la masse (spirituelle) qu’il véhicule. »

« Je suis né dans un rang, et j’en suis fier. Je suis sorti d’un rang pour faire des grands cours, comme disait mon père. »

Nouvelle descente au pied de la spirale pour aborder un autre aspect de la vie du chercheur, celui de sa formation. Hamelin insiste : le retour aux sources est indispensable pour comprendre l’essentiel. « Je suis né dans un rang, et j’en suis fier. Je suis sorti d’un rang pour faire des grands cours, comme disait mon père. » C’est d’abord le cours classique, à Joliette, où il est pensionnaire pendant sept ans. Contrairement à plusieurs de ses contemporains qui ont reproché à l’enseignement classique d’avoir entravé le développement de leur personnalité, Louis-Edmond Hamelin avoue en être sorti avec un élan extraordinaire. « Il y a de cela 42 ans, et si je n’ai pas connu d’automne dans ma vie, c’est probablement à cause du cours classique. » Pour lui qui a constaté fréquemment l’avantage intellectuel des personnes qui ont reçu cette formation sur les autres, l’abolition de ce cours dans les années 1960 n’est rien de moins qu’une catastrophe. Selon lui, les thèses d’aujourd’hui sont « techniquement » meilleures que celles d’autrefois, grâce notamment à l’informatique, mais on n’y retrouve généralement pas la même qualité d’écriture, la même rigueur dans la structuration; on y décèle de moins en moins cette ouverture à la culture mondiale, indispensable à la formation d’un être complet.

Pour y avoir appris à apprécier l’art et la musique, pour y avoir goûté à la culture scientifique, pour y avoir découvert les Marie-Victorin, Léo Pariseau ou Jacques Rousseau par l’intermédiaire de Radio-Collège, pour y avoir côtoyé des maîtres exceptionnels, le cours classique reste pour Louis-Edmond Hamelin une étape cruciale de sa formation de chercheur.

À la recherche d'une carrière

Fasciné depuis l’enfance par les cailloux, les roches qui jonchent le sol de la ferme familiale, le jeune Louis-Edmond rêve de devenir ingénieur minier. Dans les années 40, au Québec, l’exploration minière est en pleine expansion et l’École polytechnique lui semble tout indiquée. À cette époque, peu de gens croient en la pertinence d’une carrière d’ingénieur et l’entourage de Hamelin s’emploie à le décourager : « Ces études coûtent trop cher, ce n’est pas aussi intéressant que tu le penses, tu travailleras loin de chez toi, sous la terre, etc. » La désapprobation générale a tôt fait de le convaincre de s’orienter ailleurs. Ne sachant pas trop où se diriger, Hamelin pense alors au droit, cette discipline qui « mène à tout ». Il rencontre un avocat de Joliette, qui lui conseille de renoncer à ce projet : il peut être difficile de se tailler une place au soleil dans la profession si on n’appartient pas à l’une des grandes familles de juristes canadiennes-françaises. Hamelin oublie le droit! Toujours cette influence des adultes, pour le meilleur... ou pour le pire.

C’est finalement avec scepticisme et compassion que ses maîtres et ses compagnons de classe de Joliette réagissent en apprenant que Louis-Edmond a choisi d’étudier les sciences économiques, à l’Université Laval. L’avenir d’un économiste ne leur apparaît pas beaucoup plus prometteur que celui d’un ingénieur. Mais pour leur audacieux coreligionnaire, l’économie sera la porte d’entrée vers le Nord québécois.

Au début de 1948, Maurice Duplessis, au pouvoir depuis quatre ans, cherche des moyens d’assurer sa réélection et, cette fois, avec une forte majorité. Pour confirmer son autorité, il projette de créer 150 nouvelles paroisses et 15 comtés, « bleus » naturellement, entre l’Abitibi d’alors et la baie James. Aidé par les conseils et le prestige de Mgr Félix-Antoine Savard, alors président de la Société de développement et de colonisation, il recrute des colons et entend développer l’agriculture dans le Nord québécois. De son côté, le parti libéral ne peut pas se  permettre de  perdre autant de comtés. Les « rouges » décident donc de miser sur le développement forestier plutôt que sur l’agriculture et suggèrent de construire un moulin à papier dans les froides régions de l’Abitibi. Les deux partis recourent aux conseils de spécialistes pour appuyer leurs projets respectifs.

C’est alors que Louis-Edmond Hamelin, économiste fraîchement diplômé de l’Université Laval, se retrouve dans une situation quelque peu cocasse : les deux adversaires politiques lui demandent son avis! En 1948, il effectue ainsi ses deux premiers voyages dans le Nord. Le premier pour le compte du parti libéral, qu’il encourage à poursuivre ses projets; le second pour Maurice Duplessis, à qui il déconseille de développer l’agriculture dans une région impropre. Peu après, l’Union nationale est reportée au pouvoir avec une forte majorité et son chef laisse tomber ses projets de colonisation du Nord. Même si l’avenir lui donnera raison avec, notamment, la construction du moulin de Lebel-sur-Quévillon, Hamelin est rapidement catalogué comme un opposant au gouvernement en place. Il décide de s’expatrier pour quelque temps. La « Baie de James », comme Hamelin tient à l’appeler, l’intéresse de plus en plus. Sur les conseils du père Lévesque, qui lui obtient une bourse de la Fondation Rockefeller à New York, il décide de poursuivre des études en géographie. Il se met aussitôt à la recherche d’un spécialiste du Nord pour diriger sa thèse de doctorat et déniche la perle rare... en Nouvelle-Zélande! Au moment où l’aspirant docteur est sur le point de gagner les antipodes, il apprend le décès accidentel de ce professeur qu’il n’aura jamais connu. Tout est à recommencer. Le hasard met bientôt sur sa route le géographe français Raoul Blanchard qui, de passage à Québec, l’invite à étudier sous sa direction en France. Louis-Edmond Hamelin se retrouve sur les bancs d’une classe de géographie de l’Université de Grenoble. Une jeune Française aux yeux foncés, Colette Lafay, lui offre ses notes de cours pour le dépanner (il a quelques semaines de retard). C’est le début d’une histoire d’amour qui rime encore avec toujours. Le vieil adage « Qui prend mari prend pays » se vérifie une fois de plus et, géographe elle aussi, madame Hamelin devient une pionnière à Québec : on lui doit les premiers cours de géographie dans les collèges féminins de la ville.

Le hasard met bientôt sur sa route le géographe français Raoul Blanchard qui, de passage à Québec, l’invite à étudier sous sa direction en France. Louis-Edmond Hamelin se retrouve sur les bancs d’une classe de géographie de l’Université de Grenoble. Une jeune Française aux yeux foncés, Colette Lafay, lui offre ses notes de cours pour le dépanner (il a quelques semaines de retard). C’est le début d’une histoire d’amour qui rime encore avec toujours. Le vieil adage « Qui prend mari prend pays » se vérifie une fois de plus et, géographe elle aussi, madame Hamelin devient une pionnière à Québec : on lui doit les premiers cours de géographie dans les collèges féminins de la ville.

Nord physique et Nord mental

En 1947, sur les conseils du père Lévesque qui le voyait déjà géographe, Louis-Edmond Hamelin avait suivi des cours d’été à ll'Université McGill en géographie. L’un des professeurs n’était nul autre que Vilhjalmur Stefansson, ce célèbre Canadien d’origine islandaise qui avait été le principal explorateur de l’Arctique au début du siècle. Avec une prestance de chef d’orchestre, le visage encadré d’une épaisse et blanche chevelure « à la Einstein », il raconte alors sans se lasser ses trois années passées à parcourir la banquise de l’océan Arctique, en solitaire. Les étudiants, fascinés par les exploits de cet impressionnant personnage, boivent les paroles de celui qu’ils surnomment « Old Stef ». Et lorsque le sexagénaire affirme : « Il y a deux sortes de Nord, le Nord réel et le Nord imaginaire », personne ne met sa parole en doute. Au départ, l’idée de Nord imaginaire ou Nord mental n’est, pour l’élève Hamelin, qu’une phrase de plus dans un cahier de notes... à moins que le vieux professeur ne veuille blaguer. Mais Old Stef insiste : il y a le Nord physique et le Nord mental, et qui plus est, le Nord mental est plus important que le Nord physique. « Pourtant, chuchote-t-on, Old Stef n’est pas un poète. » Son Nord mental reste bien mystérieux pour les étudiants.

Le Nord physique, lui, est par contre très réel. On peut le voir, le toucher, en parler, même en souffrir. Pendant des années, Louis-Edmond Hamelin s’emploie à l’explorer, à le décrire, à le sentir. Les rivières du Nord, ses lacs, sa végétation, sa faune, ses glaces, ses nuits polaires, autant d’aspects bien concrets qui passionnent notre géographe. Les dimensions de ce vaste territoire septentrional sont mal connues, et le problème des frontières le préoccupe. Les Amérindiens ou les Inuit, toutefois, le laissent au départ plutôt indifférent. Aveuglé par les préjugés les plus communs à leur sujet, le géographe privilégie l’aspect physique des régions nordiques.

Au fil des voyages, au fil des découvertes, au fil des impressions, des sensations ou des frissons, petit à petit, Louis-Edmond Hamelin est pénétré par l’idée d’un Nord plus indéfinissable, plus insaisissable. Le Nord mental de Old Stef le poursuit. Compter les rivières ou mesurer les précipitations sont des activités essentielles, certes, mais bientôt l’objectivité pure ne lui suffit plus. Il cherche un concept d’intégration générale. Les bouts de papier annotés s’accumulent, les idées jaillissent dans toutes les directions : « Je bombardais à tous azimuts, des dizaines de petites poussières d’écriture. Je cherchais mon concept. Il n’existait pas, ni en russe, ni en anglais, ni en français. »

À Yellowknife, un matin glacial de 1965, Louis-Edmond Hamelin retourne à son hôtel, « gelé comme une corde », après une excursion en ski de fond. Il se sent fébrile, énervé, surexcité et le froid n’y est pour rien. Comme celui d’un créateur sur le point d’accoucher d’une idée, son cerveau fonctionne en accéléré... Et c’est la naissance du mot nordicité. « L’état d’être nord » a désormais un nom. Mais le vocable est arrivé avant le concept et la nordicité reste à élaborer.

Il faudra près d’une dizaine d’années à Louis-Edmond Hamelin pour préciser le premier niveau du concept, essentiellement lié au Nord réel, physique. Puis, au milieu des années 1970, il arrive à en définir un deuxième : la nordicité mentale. Celle-ci rend compte de la représentation que les Blancs se font du Nord et de ses habitants ainsi que de l’image que les Amérindiens et les Inuit ont d’eux-mêmes et de leur environnement. Plus récemment, il a développé une nordicité normative, étape commandée par la nordicité mentale : pour éviter la confusion entre les différentes perceptions, Hamelin croit essentiel d’établir des normes. L’étape normative est d’une grande utilité pour les gouvernements, fédéral, provincial ou américain dans le cas de l’Alaska : elle leur fournit des points de repère précis dans leurs négociations avec les autochtones ou pour élaborer une politique de développement du Nord.

Le concept de nordicité n’appartient plus à son inventeur et d’autres maintenant le modifient ou l’enrichissent. Les Russes, par exemple, l’appliquant à l’Antarctique, parlent de sudité. Y aura-t-il une quatrième étape? Hamelin l’ignore encore : il continue de réfléchir et de paver, pierre par pierre, la voie qui mène à une plus grande connaissance du Nord.

Le concept de nordicité n’appartient plus à son inventeur et d’autres maintenant le modifient ou l’enrichissent. Les Russes, par exemple, l’appliquant à l’Antarctique, parlent de sudité. Y aura-t-il une quatrième étape? Hamelin l’ignore encore : il continue de réfléchir et de paver, pierre par pierre, la voie qui mène à une plus grande connaissance du Nord.

Mobilité et globalité

La mobilité de l’esprit, indispensable au chercheur qui suit la trajectoire d’une spirale, a été et reste le moteur de toute la vie intellectuelle de Louis-Edmond Hamelin. Si le concept de nordicité a pu évoluer, c’est parce que son inventeur a su intégrer sans cesse les informations nouvelles : Il a toujours tenté de voir au-delà des idées préconçues pour pousser la connaissance vers de nouveaux sommets. De ses cours de chimie, Hamelin a retenu le mot valence et, aujourd’hui, il parle de ses valences positives en référence à sa curiosité insatiable. Par exemple, en 1984, l’homme de la terre qu’il est resté dans l’âme s’est intéressé de très près aux « rangs » du Québec, au point de consacrer quelques pages bien fouillées à l’origine du mot et à sa représentation. Personne ne s’était attardé à ce concept d’une façon aussi systématique avant lui, et cette incursion dans un domaine historico-linguistique n’est qu’un exemple de la mobilité intellectuelle du grand chercheur. Cette disponibilité le conduit parfois dans des culs-de-sac, mais, à défaut d’une grande découverte, certains résultats sont amusants. Ainsi, ayant appris qu’on allait démolir certains édifices du centre-ville de Québec, Hamelin s’est souvenu que l’un d’eux était censé abriter le coffre-fort, réputé indestructible, de l’Union nationale. Après trois allers-retours sur les lieux, le curieux fut finalement récompensé : il put prendre la dernière photographie du fameux coffre-fort trônant au milieu des débris et qui, à l’image de son propriétaire Maurice Duplessis, résista jusqu’à la dernière minute aux impératifs de l’ère moderne.

À la mobilité intellectuelle, Louis-Edmond Hamelin ajoute une approche globaliste de la recherche. Dès le début de sa formation de géographe, il subit l’influence de son maître français, Raoul Blanchard, pour qui le grand âge est une période de synthèse. L’élève reprend rapidement à son compte cette recher-che de l’unification et l’enrichit d’un globalisme qui le fascine chez les Européens : « Ces gens voyaient l’ensemble des choses, ça m’étonnait. » De retour au Québec, il évite de s’intéresser à un seul aspect de la géographie et l’aborde plutôt dans son sens le plus large. Peut-être, explique-t-il, parce qu’en tant que premier directeur de l’Institut de géographie, il se sent investi de la mission de développer tous les aspects de la discipline. Une mise en garde, cependant : le chercheur qui choisit l’approche globaliste s’expose aux critiques beaucoup plus facilement que le spécialiste qui est l’un des seuls à connaître son sujet et qui reste « dans sa tour d’ivoire » à l’université. Hamelin lui-même n’a pas toujours échappé à la méfiance et aux rebuffades : au moment où le gouvernement de Robert Bourassa décida de développer le potentiel hydro-électrique du nord de la province, des ingénieurs torontois réclamèrent son avis. Fiers de leurs connaissances en construction de barrages, ils furent déçus de ce spécialiste des questions nordiques lorsque celui-ci leur demanda une seule chose ; « Avez-vous pensé aux Amérindiens? » Aux yeux des bâtisseurs, l’ingénierie n’est pas affaire de sociologie. Même si l’avenir donna raison à Hamelin, notamment avec le jugement Malouf concernant les droits des Amérindiens, il revint sur le moment à Québec sans les subventions qu’il aurait pu obtenir pour l’Institut de géographie s’il n’avait pas fait figure de rabat-joie.

La pensée rationnelle occidentale peut faire perdre le sens de la globalité des choses et Louis-Edmond Hamelin tient à rester conscient de sa place dans l’univers. Pour lui, une conscience intimiste du cosmos, c’est aussi une question de responsabilité personnelle. Les phénomènes non rationnels ne le laissent pas indifférent. Il n’hésite pas à consulter sa carte du ciel, tout Bélier qu’il est, et l’utilisation du pendule confirme à l’occasion sa relation toute particulière avec les objets. Il est aussi l’un des rares savants québécois à s’être intéressé à la crainte du diable et de ses manifestations au point d’y avoir consacré, en 1978, quelques pages sous le titre : « Le forgeron, le diable et les retraites fermées. » Pour celui qui cherche, l’esprit n’a pas de frontière.

Mobilité et globalisme, deux lignes de force dans la carrière d’un géographe. Il fallait en parler avant d’aborder la linguistique, une nouvelle courbe de la spirale : « Je ne tourne pas autour du pot, prévient-il, mais si on veut comprendre les choses fondamentales, il faut toujours commencer par le début. »

Les textes de Louis-Edmond Hamelin sont, depuis des années, truffés de mots qui n’ont droit de cité dans aucun dictionnaire : environ cinq ou six par article et une vingtaine par livre. Toutefois, plusieurs ont à ce jour été adoptés par le Grand Larousse et le Grand Robert : glaciel en 1983, inventé en 1959 pour désigner des glaces flottantes, et nordicité deux ans plus tard, vingt ans après sa naissance. M. Hamelin a aussi contribué à diffuser gélisol, en plus de créer gélisolation, pour désigner l’état de ce qui est gelé ou pergélisol pour remplacer permafrost.

La constatation d’un « trou dans la langue » est l’occasion rêvée pour forger un mot nouveau ou lui donner un sens plus large. Ainsi est né intellectif, l’un des favoris de son créateur que l’idée véhiculée par « intellectuel » ne satisfait pas. Ces créations ne surgissent pas du néant. Il faut d’abord s’assurer qu’il n’existe aucun autre mot adéquat puis utiliser une grille précise, qui contient des racines grecques ou latines; et surtout : « Le mot nouveau doit avant tout être facilement compréhensible par un large public. » À 64 ans, Louis-Edmond Hamelin complète actuellement une maîtrise en linguistique à l’Université Laval : « En 1985, explique-t-il, j’avais un exposé à faire par semaine, dans le cadre d’un cours : une occasion extraordinaire pour moi de me soumettre à une telle discipline. » Le diplôme importe peu, mais la formation, oui.

De la géographie à la linguistique, la mobilité intellectuelle a fait son œuvre, et Louis-Edmond Hamelin ne pouvait trouver de meilleur titre que Au fil de la mouvance pour l’autobiographie à laquelle il travaille présentement. 


  • Propos recueillis par Danielle Ouellet

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