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Camille Limoges, Philosophe et historien des sciences

L’histoire de l’université n’est pas celle de la réalisation d’une essence donnée à l’origine, celle d’une communauté de chercheurs dédiés au progrès de la connaissance et à la diffusion des avancées incessantes du savoir. Rien de plus faux. L’université à ses débuts n’a pas été cela, elle ne s’est pas définie ainsi, et les autorités ecclésiastiques et civiles qui en ont sanctionné ou, plus souvent encore, suscité la naissance avaient à l’esprit tout autres mandats.

Limoges

  • [Extraits du texte L’université à la croisée des chemins : une mission à affirmer, une gestion à réformer. Ce texte a été publié dans le cadre du Colloque Le lien formation-recherche à l’université : les pratiques aujourd’hui, tenu à Québec le 25 avril 1996 et organisé par l’ACFAS, le Conseil de la science et de la technologie et le Conseil supérieur de l’éducation.]

[NDLR : Sur le même sujet, vous pouvez aussi voir et entendre Camille Limoges dans cette production de 27 minuntes : La nouvelle production de la connaissance]

Parler d’avenir, cela sans aucun doute est nécessaire. À tous égards, la pertinence de ce que nous entreprenons aujourd’hui relève de ce qui adviendra. Ce que nous faisons vise même à infléchir – sinon à structurer – ce futur, ou tout au moins à nous y préparer de manière à nous y adapter. Pourtant, on ne peut se cacher la précarité des « visions prospectives ». Ainsi, en 1974-1975, la revue Daedalus publiait en deux livraisons, sous le thème « American Higher Education : Toward an Uncertain Future », près de 80 contributions de sommités du monde universitaire américain. Vingt ans plus tard, un analyste de l’évolution récente des universités américaines pouvait écrire à leur propos, sans crainte de démenti : « Seen in retrospect, it is remarkable how little of the future development of American higher education these wise heads actually divined1. »

Peut-être ne suffit-il pas de partir du présent pour ne pas se tromper sur l’avenir, et ce même quand la visée prospective se veut modeste. Accepter que l’avenir ne ressemblera pas au présent, peut-être cela exige-t-il d’abord une prise de conscience de toute la mesure en quoi notre présent, déjà, diffère du passé. 

Or nombre des idées reçues sur l’université n’ont d’autre fonction que de gommer la spécificité du présent. Par exemple, quand on va colportant que les universités, depuis leur apparition au Moyen Âge, auraient continûment développé une même identité institutionnelle, originelle, dédiée à une double mission d’enseignement et de recherche. Au regard de l’assomption d’une telle téléologie institutionnelle, peut-on maintenant à tout propos juger que l’authenticité de l’université québécoise se trouve menacée dans son essence, dans son intégrité, par contraintes et périls venus de l’extérieur? Des idées reçues sur l’université intangible, pérenne, sur l’essence de l’université (dignes de figurer dans le Dictionnaire de Flaubert), j’en relève ici quatre :

  1. L’université a toujours eu deux missions également fondamentales : recherche, enseignement (ou trois avec le service à la société);
  2. Ces missions de l’université sont aussi celles de chaque professeur ; en somme la relation de l’université au professeur est celle du macrocosme au microcosme ; dans ses fonctions chaque professeur serait la miniature de l’université;
  3. La «vraie» université, l’université ayant authentiquement réalisé son essence, est l’université «complète», active dans tous les domaines du savoir et à tous les cycles;
  4. L’université est authentiquement universitaire à proportion de son engagement en recherche : d’une part, la recherche serait la fonction qui distingue éminemment l’université des ordres inférieurs d’enseignement ; d’autre part, à tous les niveaux, seul le chercheur serait en mesure de garantir et d’assurer un enseignement de qualité universitaire.

Je pense, quant à moi, qu’on doit tenir les articles de ce credo pour suspects. L’histoire de l’université n’est pas celle de la réalisation d’une essence donnée à l’origine, celle d’une communauté de chercheurs dédiés au progrès de la connaissance et à la diffusion des avancées incessantes du savoir. Rien de plus faux. L’université à ses débuts n’a pas été cela, elle ne s’est pas ainsi définie, et les autorités ecclésiastiques et civiles qui en ont sanctionné ou, plus souvent encore, suscité la naissance avaient à l’esprit tout autres mandats. En outre, l’histoire de l’université ne fut pas partout la même; l’université a toujours été une institution plurielle; l’histoire des universités a été celle d’une variété substantielle d’institutions. Le passé des institutions universitaires a été fait d’innovations radicales et de ruptures, et n’a rien à voir avec la continuité du cours d’un fleuve2.

Le passé des institutions universitaires a été fait d’innovations radicales et de ruptures, et n’a rien à voir avec la continuité du cours d’un fleuve.

Le modèle initial, médiéval, ressemble peu à certaines idéalisations proprement mythiques, propagées notamment par certains des tenants de l’« éducation libérale ». L’université médiévale se caractérise avant tout par la domination des facultés professionnelles : Théologie, Médecine, Droit. L’autre faculté, celle des Arts, a alors fonction propédeutique. La mission fondamentale des universités médiévales, et pour longtemps ensuite, c’est de fournir des théologiens, des médecins, des juristes. Si parmi les maîtres il s’en trouve qui font preuve d’innovation intellectuelle – souvent à leurs risques et périls –, il serait tout à fait anachronique de parler de recherche (un anachronisme courant cependant), comme s’il s’agissait d’un rôle socialement reconnu ou d’une visée assumée institutionnellement. Dans cette université, dans l’accomplissement de la mission de reproduction des compétences professionnelles, ce dont il s’agit, c’est de conservation et de reprise de la tradition. 

La hiérarchie facultaire, reflet de la mission fondamentale de formation aux professions, reste dominante dans l’université jusqu’à l’orée du 19e siècle. Jusque-là la capacité de recherche n’est une exigence ni lors de l’engagement des professeurs, ni dans l’accomplissement de leur tâche. Des professeurs se créent une réputation de novateurs aux 17e et 18e siècles, certes, mais il s’agit encore d’initiatives personnelles. Le professeur est un «savant», mais pas nécessairement un créateur de connaissances. D’ailleurs la révolution scientifique des 16e et 17e siècles, et la grande ébullition philosophique du 18e siècle, ne tiennent pas leur dynamisme des universités et se sont largement déployées hors d’elles, quand ce n’est contre elles. 

Au regard des débats d’aujourd’hui, le décrochage majeur dans l’histoire des universités, c’est, au plan symbolique, Kant qui le lance par la publication du Conflit des facultés3. Il y remet en question la hiérarchie universitaire consacrée et réclame pour la « faculté inférieure » (celle qui réunit les humanités et les sciences et qui « se propose l’exposé public de la vérité »3) la primauté sur les facultés professionnelles. Mais c’est seulement avec la réforme de l’Université de Berlin par Guillaume de Humboldt, en 18104, que s’impose – mais encore très localement – la notion que l’institution universitaire doit avoir pour principe l’enseignement d’une vérité qui n’est pas donnée mais qui reste à trouver. Alors, pour la première fois la recherche apparaît comme une mission reconnue centrale dans l’institution et l’activité universitaires. (D’où l’apparition du doctorat de recherche, le Ph. D., alors que le titre de docteur antérieurement sanctionnait des connaissances acquises et non la contribution à des avancées de la connaissance, comme c’est encore le cas, par exemple, avec le doctorat en médecine.) Le programme humboldtien ne connut qu’un accomplissement partiel, même dans les universités allemandes au 19e siècle. Il demeura largement étranger au monde universitaire dans la plupart des autres pays européens où la fonction de formation professionnelle demeura dominante. Plus même, pour certains, comme le cardinal Newman, l’« idée d’université » devait explicitement se restreindre à l’enseignement, et exclure la recherche assignée alors comme fonction propre aux académies5

Kant remet en question la hiérarchie universitaire consacrée et réclame pour la « faculté inférieure » (celle qui réunit les humanités et les sciences et qui « se propose l’exposé public de la vérité ») la primauté sur les facultés professionnelles.

D’autres systèmes n’avaient pas même avec la recherche universitaire une relation polémique, tant était grande leur distance au modèle institutionnel allemand. Ainsi, en France où l’université nationale obéissait à une logique toute différente : entre l’Empire et la Troisième République, il n’y exista pas localement d’institutions universitaires unifiées, mais seulement des facultés étrangères les unes aux autres dans une même ville et répondant toutes directement au ministère de l’Éducation nationale à Paris. L’université française jusqu’aux années 1890 fut avant tout une entité nationale, une administration et une police gouvernementales exerçant le contrôle de l’enseignement secondaire et des facultés qui avaient toutes une fonction essentiellement professionnelle (même celles présentant les plus évidents attributs «culturels» – les Lettres et les Sciences – étant en fait essentiellement dédiées à la formation des maîtres de l’enseignement secondaire)6.

Hors de l’Allemagne, la recherche n’est en fait devenue paradigmatique dans la lecture des missions de l’université que depuis le tournant du 20e siècle (aux États-Unis, la première université à adopter le modèle allemand fut Johns Hopkins, fondée à Baltimore en 18767). Ce ne fut d’ailleurs pas le cas dans tous les pays, puisqu’au Japon, par exemple, la recherche demeure encore aujourd’hui une fonction secondaire dans la vie des universités, et même de celles reconnues les meilleures8). Pour nous, au Québec, la suprématie de ce paradigme est fort récente, puisqu’elle date – si l’on excepte McGill, beaucoup plus tôt accordée aux tendances internationales de pointe9 – des années 1960 à peu près (et ceci dit « sous bénéfice d’inventaire », tant la connaissance de l’histoire et des transformations de nos propres institutions reste lacunaire). Néanmoins, dans la rhétorique universitaire d’ici, ce paradigme (fréquemment sous une forme canonique simplifiée, simpliste même : tout professeur est un chercheur) a donné et continue de donner lieu à un centrage sur l’activité, très schématisée, d’un professeur souvent fortement idéalisé. 

L’université américaine, qui importa d’Allemagne la notion d’une présence centrale et vivifiante de la recherche dans l’institution ne peut pour autant être réduite au modèle humboldtien, tant elle s’avéra, dès le tournant du siècle, féconde en innovations institutionnelles, parmi lesquelles la structuration de l’enseignement aux cycles supérieurs (les graduate studies), la création du département comme porteur de structures disciplinaires10, ou encore l’année sabbatique. On a peine à imaginer nos universités sans ces traits, pourtant tous de naissance récente, et contingente. 

L’université américaine, qui importa d’Allemagne la notion d’une présence centrale et vivifiante de la recherche dans l’institution [...] s’avéra féconde en innovations institutionnelles, parmi lesquelles la structuration de l’enseignement aux cycles supérieurs (les graduate studies), la création du département comme porteur de structures disciplinaires.

C’est aux États-Unis également qu’est apparue d’abord, à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l’université de masse, en passe de devenir un phénomène planétaire. Il s’agit là d’une des plus radicales nouveautés qui ait marqué l’histoire de l’institution universitaire. Il ne s’est pas agi seulement de mutation dans les croissances démographique et budgétaire des établissements existants; il s’est aussi agi de leur multiplication : des universités qui existent présentement dans le monde, plus de 60 % ont été créées depuis 1960. 

En somme, il faut beaucoup d’aveuglement, et aussi d’inculture historique, pour imaginer que l’université telle que le 20e siècle en a fait et continue d’en former l’expérience, accomplit le projet de quelque université originelle par-delà les siècles. L’histoire des universités n’est pas celle d’un développement ou d’une seule et même longue fidélité continuée. Le passé des universités foisonne de virages, de modèles contradictoires et de discontinuités. Le devenir multiséculaire des universités ne relève pas d’un projet, mais plutôt d’une multiplicité d’entreprises qui tentèrent de répondre localement à des besoins, des espoirs et des contraintes, contingents, variés et variables. 

  • 1Roger L. Geiger, Research and Relevant Knowledge. American Research Universities since World War II, New York, Oxford University Press, 1993, p. 270-271.
  • 2Là-dessus notre accord est presque entier avec les propos d’Alain Renaut, Les Révolutions de l’université. Essai sur la modernisation de la culture, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
  • 3 a b Emmanuel Kant, Le Conflit des facultés, en trois sections, [1798], Paris, Vrin,1955.
  • 4Pour certains des textes essentiels sur cette innovation institutionnelle et les débats qui l’ont suscitée, voir L. Ferry et al. (dir.), Philosophies de l’université. L’idéalisme allemand et la question de l’université. Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt, Hegel, Paris, Payot, 1979.
  • 5John Henry Cardinal Newman, The Idea of a University, [1853-1858], Garden City, N. Y., Doubleday, 1959.
  • 6George Weisz, The Emergence of Modern Universities in France, 1863-1914, Princeton, Princeton University Press, 1983 ; Mary Jo Nye, Science in the Provinces. Scientific Communities and Provincial Leadership in France, 1860-1930, Berkeley, California University Press, 1986 ; surtout p. 1-32. 
  • 7Frederick Rudolph, The American College and University. A History, New York, Vintage Books, 1962 ; Laurence R. Veysey, The Emergence of the American University, Chicago, University of Chicago Press, 1965 ; Roger L. Geiger, To Advance Knowledge. The Growth of American Research Universities, 1900-1940, New York, Oxford University Press, 1986.
  • 8Burton R. Clark, Places of Enquiry. Research and Advanced Education in Modern Universities, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 159-185 ; aussi Burton R. Clark (dir.), The Research Foundations of Graduate Education. Germany, Britain, France, United States, Japan, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 297-353.
  • 9Yves Gingras, Les Origines de la recherche scientifique au Canada. Le cas des physiciens, Montréal, Boréal, 1991.
  • 10À l’encontre du morcellement des spécialités dans les chaires à l’allemande ou du monopole personnel sur un domaine de savoir, commun jusqu’à récemment dans la plupart des systèmes universitaires européens.

  • Camille Limoges
    Philosophe et historien des sciences

    Source Wikipédia : « Camille Limoges obtient un baccalauréat en sciences, puis il étudie à l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de la Sorbonne à Paris, que dirige Georges Canguilhem. Il y obtient son doctorat en mai 1968 sur La constitution du concept de sélection naturelle chez Charles Darwin. Il enseigne pendant quelques années à l'Université de Montréal puis se rend travailler comme professeur agrégé au prestigieux Département d’histoire des sciences de l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. Trois ans plus tard, il fonde l’Institut d’histoire et de sociopolitique des sciences de l’Université de Montréal. En 1980, Camille Limoges participe activement à la rédaction de l’énoncé de la première politique scientifique du Québec. L’année suivante, il entre dans l’administration publique comme conseiller scientifique puis secrétaire adjoint au Secrétariat à la science et à la technologie1. Il prépare la naissance du premier ministère de la Science et de la Technologie, dont il devient sous-ministre de 1983 à 19871. À divers titres, il est au cœur de la plupart des grandes décisions en matière de politique scientifique pour les vingt années suivantes et marque ainsi profondément le Québec de la science et de l’innovation. En 1987, il fonde le Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) à l’Université du Québec à Montréal. En 1997, il est nommé président du Conseil de la science et de la technologie, puis encore sous-ministre au ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie de 2000 à 2002. En 2002, à l'âge de 60 ans, Camille Limoges prend sa retraite. »

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