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Accélération des rythmes de vie, sentiment d’obsolescence, diktat de la technologie… Nos sociétés font face à des inquiétudes d’un genre inédit. Analyse avec l’anthropologue Isabelle Rivoal.
 

 

[NDLR : La version intégrale de cet article a été publiée dans CNRS Le journal, n° 267, juillet-août 2012, partenaire de Découvrir]

« L’incertitude est le pire de tous les maux, jusqu’au moment où la réalité vient nous faire regretter l’incertitude », écrivait, pessimiste, le romancier Alphonse Karr1. L’incertitude entre en scène dès que l’on envisage l’avenir. Vais-je perdre mon travail? Notre couple tiendra-t-il jusqu’aux vacances? Cette capacité de se détacher du temps présent pour se questionner sur le futur est une caractéristique essentielle de l’être humain. C’est aussi son petit drame quotidien, vu l’inquiétude qui peut en découler…

Le temps s’est accéléré et nous dévore

« La relation au temps est justement en pleine mutation dans nos sociétés : elle est aujourd’hui source d’une incertitude dite du temps présent », commente Isabelle Rivoal, du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, à Nanterre. Elle fait référence au fameux Accélération, une critique sociale du temps2, essai du sociologue et politologue allemand Hartmut Rosa, selon lequel, de nos jours, le temps s’est accéléré et nous dévore. Il décrit ce dont chacun a peut-être fait l’expérience : cette désagréable impression de ne plus avoir le temps pour les choses de la vie jugées importantes (passer du temps avec son conjoint, ses enfants, ses parents, ses amis, etc.), alors que, paradoxalement, de nombreuses technologies (Internet, smartphones, trains à grande vitesse, etc.) sont censées nous faire gagner du temps. En réalité, l’accélération technique, flagrante dans le transport des personnes, des biens et des informations, contribue surtout à tyranniser nos rythmes de vie…

«L’accélération technique contribue surtout à tyranniser nos rythmes de vie».

Ainsi, on peut télécharger en quelques heures des centaines de livres ou de films, mais le temps pour les consommer reste incompressible. Les informations voyagent à la vitesse de la lumière, mais nos facultés mentales pour les traiter ne se sont pas vraiment améliorées, d’où des retours de vacances souvent pénibles devant une boîte e-mail pleine à craquer. Selon Hartmut Rosa, le sentiment d’accélération de la vie se traduit par une augmentation du nombre de choses à faire par unité de temps. La peur de ne plus arriver à suivre et la frustration de ne pas profiter de toutes les possibilités offertes par les technologies engendreraient le sentiment que nos vies nous échappent.

Un sentiment d’obsolescence face aux nouvelles technologies

Pis : « De nouveaux métiers apparaissent en quelques années, les machines changent en quelques mois, un sentiment d’obsolescence s’installe face aux nouvelles technologies, aux nouvelles visions du monde, etc., observe Isabelle Rivoal. Au travail, notamment, l’expérience n’est plus forcément vue comme une valeur. Ce qui est très recherché, chez les managers en particulier, c’est plutôt la capacité de traiter un maximum d’informations en même temps3. »

Alors que vaudrons-nous d’ici dix, vingt ou trente ans sur le marché du travail? Quelle stratégie adopter pour capitaliser notre expérience ? Du côté de la vie privée, tout semble aussi se dérober : on aura plusieurs vies dans une vie, et il faudra se redéfinir, encore et encore. Le mariage ne dure plus forcément jusqu'à ce que la mort nous sépare, et on peut s’engager temporairement plusieurs fois au cours de l’existence.

«Au travail, c’est surtout la capacité de traiter un maximum d’informations en même temps qui est recherchée». 

« Jusqu’à la modernité des 19e et 20e siècles, il y avait moins de changements radicaux de ce type dans la vie d’un individu, constate l’anthropologue. Et les changements du monde – les technologies, le statut de la religion, etc. – avaient lieu sur une échelle plus longue, sur plusieurs générations. »  Aujourd’hui, ils ont lieu d’une génération à l’autre, ou même au cours d’une vie humaine. « D’où de fortes oppositions générationnelles, ajoute la chercheuse, et le diktat de se remettre constamment en question, qui contribue à créer une incertitude existentielle majeure sur notre place dans la société. »

Le tableau est-il si noir? L’incertitude, qui s’avère ainsi en pleine inflation dans nos sociétés modernes, est-elle uniquement source d’inquiétude? « La notion d’incertitude peut aussi générer des espaces de création, un jeu entre le connu et l’inconnu qui révèle la capacité créatrice de l’homme, répond Isabelle Rivoal. L’art, la créativité et l’imagination consistent, en effet, à préserver et à produire de la diversité et de l’inattendu. L’incertitude rend donc possible la création. » Sans oublier que l’incertitude n’est pas seulement le sentiment que tout ne tient qu’à un fil, mais aussi celui que tout est possible… 

Références :

  • 1. Romancier français du XIXe siècle.
  • 2. La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010.
  • 3. Lire les travaux de la sociologue Caroline Datchary, auteure de La Dispersion au travail, Octares Éditions, coll. « Travail et activité humaine », 2011.

  • Charline Zeitoun
    CNRS
    Présentation de l’auteure :Journaliste scientifique, auteur jeunesse et directrice de collection depuis quinze ans, Charline Zeitoun est actuellement Chef de rubrique à CNRS Le journal. Ses sujets de prédilection sont ceux de la rubrique Société, surtout quand ils se trouvent au croisement avec d’autres disciplines scientifiques. Elle a été rédactrice à Science & Vie Junior et à Ciel & Espace, puis ponctuellement Chef d’édition à Science & Vie Édition spéciale. Elle a publié une vingtaine de livres pour les enfants chez Fleurus, Mango, et Millepages. Sa formation initiale : Un DEA de bio-mécanique des fluides puis une formation en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.

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