Aller au contenu principal
Il y a présentement des items dans votre panier d'achat.
Bernard Schiele et Joëlle Le Marec, Université du Québec à Montréal et Université Paris Diderot
On a mis en évidence dans la période récente une ambivalence croissante à l’égard des sciences dans les fractions diplômées et cultivées de la population européenne. Il nous semble que cette ambivalence naît d’une contestation forte du lien historique et comme naturel entre progrès social, progrès de la connaissance, et progrès technologique et économique.

[Extrait du texte « Penser aujourd’hui la culture scientifique et la gouvernance », paru dans la revue Alliage, numéro 75, printemps 2015]

La pression à l'adaptation

Pourquoi l'appropriation individuelle et collective des connaissances scientifiques est-elle perçue depuis plus d'une cinquantaine d'années comme une nécessité sociale? Une des raisons est que l'adaptation des populations à un environnement sociotechnique, en renouvellement perpétuel, implique l'acquisition constante de nouvelles compétences; et que le maintien à jour de celles-ci est désormais la condition indispensable pour que la capacité collective d'innovation, vue comme le moteur du développement économique et social, soit maintenue. Aussi est-il nécessaire de mettre à jour régulièrement un niveau de compétences et de réaffirmer un consensus, pour maintenir la performance collective.

La stratégie consiste tantôt à simuler une dissociation de la production des connaissances scientifiques et des modes de développement – comme si les sciences restaient une sphère autonome –, tantôt à tenir pour acquis tout au contraire le lien direct entre science et développement économique.

Voilà pourquoi, le problème est moins celui de la persistance d'un fonds argumentaire, que les circonstances qui motivent sa réactualisation aujourd'hui. Pourquoi par exemple en France, Universcience de concert avec d'autres se doit-il de réaffirmer la nécessité d'un goût pour la « découverte » et l' « innovation » tout autant que celle d'une compréhension des « évolutions rapides et complexes »1  des technosciences? L’interrogation sur le pourquoi de la réactualisation est d'autant plus justifiée que le rapport publié par l'Inspection générale de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche en 2012 (France) demande si l'on peut parler d’illettrisme scientifique lorsque plus de 50 % d’une génération accède à l’enseignement supérieur et que plus de 32 % de la population active française travaille dans des métiers scientifiques et technologiques2. Qu’en est-il de l’argument de la désaffection vis-à-vis des études scientifiques? « Peut-on parler de désaffection alors que le nombre d’ingénieurs diplômés par an a été presque doublé en 20 ans (de 16 000 à près de 30 000 entre 1990 et 2010)? »3.

Peut-on parler d’illettrisme scientifique [en France] lorsque plus de 50 % d’une génération accède à l’enseignement supérieur.

Autrement dit, l'illettrisme scientifique n'est pas le véritable enjeu cette fois. C'est la défiance à l'égard des sciences et des technologies qu'il faut contrer. Universcience veut éviter que l'évolution rapide des technosciences n'engendre « incompréhension, blocage, voire rejet »4.

Or cette défiance anticipée et si redoutée n’a plus grand-chose à voir avec les craintes et les réticences à l’égard de la science qui ont été traditionnellement associées à un état d’ignorance. On a mis en évidence dans la période récente une ambivalence croissante à l’égard des sciences dans les fractions diplômées et cultivées de la population européenne5.

Il nous semble que cette ambivalence naît d’une contestation forte du lien historique et comme naturel entre progrès social, progrès de la connaissance, et progrès technologique et économique. Ce triple lien est contesté, car il n’est plus tenable de considérer le progrès social comme une retombée du progrès technologique et économique. On peut désormais parler d’une inquiétude raisonnée des esprits à « un moment où les interrogations sur les technosciences et leurs conséquences sur la vie collective, donc sur la sphère publique, sont de plus en plus nombreuses »6.

Le contrôle des discours

Face à ces doutes, plusieurs stratégies se combinent pour contrôler à la fois la parole des scientifiques et celle des publics. Ce contrôle passe par une  délégitimation de la prise de parole des uns et des autres. Il est aisé de déconsidérer les prises de position des publics par la mesure répétée des niveaux de connaissances scientifiques qui révèlent et construisent en permanence une ignorance utile. Or, ces multiples tests perpétuent l'équivalence entre la mesure du savoir et la mémorisation d'un stock d'énoncés encyclopédiques et décontextualisés, qui ne rend aucun compte des connaissances réelles, des processus cognitifs, ni du rapport à la complexité que les acteurs sociaux mobilisent quotidiennement de nos jours. Dans cet exercice, on vérifie donc, par exemple, la capacité des publics à discriminer l’effet des antibiotiques sur les bactéries ou les virus, pour mieux mettre en exergue qu’une grande majorité les confondra, sans prêter attention aux compétences développées dans toutes les situations professionnelles pour maîtriser des environnements conceptuels et technologiques très complexes. Ces enquêtes répétées servent discrètement, mais fidèlement une représentation idéologique d’un public construit comme ignorant.

Ce contrôle passe également, et cela est moins attendu, par une délégitimation de la parole scientifique. L’exercice de la raison critique, composante obligée de l’esprit scientifique depuis le XVIIIe siècle, n’est plus guère utile. Il est même contre-productif dans une logique néolibérale. Les Lumières ne servent plus la croissance des nations. Il devenu nécessaire de dissocier la production des connaissances du questionnement sur leur genèse et leur impact.

[Dans une logique néolibérale], on souhaite la séparation du rôle de scientifique en tant que producteur de connaissances nouvelles de celui du scientifique en tant qu’intellectuel critique.

La relégation de la parole

Cette double délégitimation se concrétise par la mise en place de dispositifs de relégation différents pour les scientifiques et le public.

La relégation de la parole des publics se fait par le détournement, la minoration et le masquage

• Le détournement disqualifie les aspirations et les attentes de bien-être et de progrès social des publics, considérées comme secondaires par rapport aux impératifs de résolution de la crise économique mondiale. L’accent mis sur les réflexes individualistes, servi par une vulgate opportune des recherches sur l’individu comme entrepreneur de sa propre vie, réduit les aspirations au bien-être à l’état de soucis égoïstes. Ainsi piégés, les acteurs sociaux qui revendiquent le bien-être deviennent involontairement complices et agents de leur propre relégation.

• La minoration consiste à questionner la possibilité de développer les moyens de prise de conscience et de prise de parole des publics, ou à strictement cadrer et confiner ces prises de parole dans des dispositifs de consultation pré-élaborés, au motif que les publics ne pourront en aucun cas être suffisamment compétents pour appréhender la complexité des problèmes contemporains, et avoir une opinion éclairée à leur sujet. Les dispositifs participatifs purement institutionnels tendent ainsi à faire intervenir les individus sur des questions très générales, des thèmes hors sol, sans faire droit à des types de prise de parole sur des questions revendiquées comme étant pertinentes par des acteurs très engagés localement. On proposera en lieu et place, par exemple, une conférence de consensus sur le climat, tout en réprimant durement une demande de débat sur l’installation d’un aéroport au motif que les acteurs engagés ne sont pas conscients d’enjeux prioritaires et pour lesquels ils n’ont pas l’expertise7.

• Le masquage passe par le contrôle, l’effacement ou encore le brouillage de l’information pour entretenir systématiquement des incertitudes et des doutes sur la nature et la portée d’enjeux collectifs, supposés être dispersés en de multiples intérêts et opinions divergentes. Par exemple, dans le cas du climat, alors que la communauté scientifique fait consensus sur l’état du réchauffement climatique et ses causes anthropiques, les médias, supposés représenter un état des sensibilités et des prises de position dans l’espace public, entretiennent en permanence des doutes ou des incertitudes qui bénéficient à ceux qui n’ont aucun intérêt à ce que cet enjeu apparaisse comme étant assumé collectivement8. Ainsi les médias contribuent : soit à l’occultation de certains débats effectifs, soit à la fabrication artificielle de controverses publiques9.

Pour l'essentiel ces procédures visent à réinterpréter le sens de ce qui circule, et à imposer une vision issue du commentaire, de la reformulation ou de l'éditorialisation des multiples paroles spontanées ou sollicitées. Par exemple, nombre de procédures d'évaluation transforment en jugements des réactions suscitées auprès de différents publics.

Ce qui nous semble important, c'est que ces processus libèrent la puissance du discours technocratique. Celui-ci s’institue comme médiation obligée dans la mesure où il se présente comme un discours cohérent, rationnel, anonyme, collectif dans un espace social troublé et flou. Il récupère l’autorité du discours savant et court-circuite le débat démocratique.

La relégation du discours scientifique s’institue par d’autres procédures.

• La première est l’injonction faite à la communauté scientifique de se cantonner dans un rôle d’expertise, rôle par ailleurs fortement sollicité et mis en visibilité. Le chercheur en assumant un rôle d’expert, qui le gratifie d’une justification sociale et fait montre de la valeur d’usage de la science, s’arrime au jeu des intérêts économiques et politiques et devient complice de la privation de sa liberté de parole. On assiste à une multiplication de cas de dédoublement de rôle : les chercheurs proposent une expertise en réponse à des demandes privées, tout en se posant en arbitres du bien public parce que dépositaires du savoir scientifique.

• Le second dispositif est la censure directe : c’est-à-dire l’interdiction de communiquer des informations de nature à éclairer les débats publics, et ainsi d'y participer. Par exemple, le gouvernement Harper au Canada a interdit aux scientifiques de la fonction publique de s’adresser directement au public, et de répondre aux questions que les journalistes peuvent leur poser sur des thèmes mobilisant fortement les sciences (salubrité des eaux, impacts environnementaux de certaines technologies, etc.). Toute demande qui leur est adressée doit remonter aux services des relations publiques de leurs tutelles10.

• Le troisième dispositif est lié au pilotage de la recherche. On assiste, d’une part, à la généralisation de techniques du management de la recherche : généralisation des financements sur appels d’offres, benchmarking, obsession des labels d’excellence, incorporation des techniques d’anticipation des résultats et de leurs modes de diffusion, évaluations multiples à tous les stades de la recherche et de toutes les unités de production (individus, équipes, réseaux, universités, laboratoires, etc.). D’autre part, on exige de la recherche qu’elle s’arrime à des processus économiques tant au stade des financements sur projets, qui sont accordés préférentiellement à des consortiums de chercheurs et d’agents économiques, que pour la portée des connaissances produites. Dans cette logique, la valeur de connaissance de ce qui est produit est surdéterminée par un potentiel de valeur économique. Il y a une équivalence presque directe entre valeur de production de connaissances et production d’innovations à valeur marchande. L’invention scientifique aujourd'hui tend à ne se réaliser pleinement que dans l'innovation, ce qui exclut quantité de régimes de connaissances.

Ces processus contribuent à une forte hétéronomisation du champ scientifique. Contrairement au mouvement d’autonomisation qui avait caractérisé le développement des sciences jusqu’aux années 1980, et dont la forme institutionnelle avait été établie en 1945 par Vannevar Bush11, on observe un renversement brutal de tendance à partir des années 1980. L’ensemble des processus qui assuraient concrètement cette autonomie du champ sont remis en cause à l’occasion de réformes massives de l’organisation de l'enseignement supérieur et de la recherche dans toute l’Europe, aux É.-U. et au Canada.

À partir des années 1980, l’ensemble des processus qui assuraient concrètement l'autonomie du champ scientifique sont remis en cause à l’occasion de réformes massives de l’organisation de l'enseignement supérieur et de la recherche dans toute l’Europe, aux É.-U. et au Canada.

Par exemple : l’évaluation par les pairs ne suffit plus, elle se double d'évaluations administratives multiples ; les temporalités de la recherche sont jugées inopérantes par rapport à celle exigée par l’innovation12; la reddition de comptes à diverses instances fait désormais partie intégrante du processus de recherche ; etc. De plus, la vie des organismes de recherche et universités ne se conçoit plus sans l’apport de très nombreux ingénieurs et agences de gestion, valorisation, évaluation, et communication qui systématiquement encadrent l’activité de recherche et d’enseignement. Le discours des chercheurs sur les conditions de production du savoir n'est plus pris en compte dans l'organisation des activités de recherche. Les rythmes et les temps qui leurs sont imposés les dépossèdent partiellement de la spécificité de l'activité scientifique. Celle-ci alors reflue et se réfugie à la périphérie des organisations : on la retrouve dans des séminaires ou des salles de cours, autant d'espaces de sociabilités et de temporalités propres à la création scientifique, parfois hors temps professionnel et dans une relative clandestinité.

En conclusion

Nous sommes convaincus que penser la CST aujourd’hui, c’est s’imposer de penser différents processus et objets en constante interaction les uns avec les autres et, dans un même mouvement, de tenter de le articuler. Il nous faut rester attentif aux aspirations des publics et notamment à la demande, robuste, d’un lien fort entre rapports aux sciences et fonctionnement démocratique. Ce lien fort implique une prise en compte des interpellations adressées aux chercheurs et aux politiques quitte à repenser des fonctionnements déjà très intégrés (prises de décisions en amont des projets, discussion sur des modèles de développement économique, etc.), et le respect de la confiance persistante des publics dans la science. Il nous faut également rester attentif aux discours et aspirations des scientifiques eux-mêmes, tant dans les recherches  qu’ils conduisent que dans les débats dont ils perçoivent la nécessité et dans lesquels ils souhaitent s’impliquer (comme dans le cas du réchauffement climatique ou de la protection de la biodiversité). Il nous faut enfin développer une vigilance critique à l’égard de la puissance persuasive des dispositifs de gouvernance et de leurs multiples relais. Dans cette perspective il est évident que les problèmes de la communication scientifique ne relèvent pas d’une approche purement empirique ou technique. Ils relèvent de l’exigence démocratique.

Références :

  • 1. Universcience, (non daté), La culture scientifique et industrielle, un capital éducatif et culturel pour une société de l'innovation, et de la connaissance, www.universcience.fr/cs/, consulté le 30 novembre 2013.
  • 2. Cervel, Jean-François ; Bresson, Patrice; Cormier, Béatrice; Gauthier, Roger-François; Mazodier, Myriem, (2012), La diffusion de la culture scientifique : bilan et perspectives, Rapport, Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative, p. 6.
  • 3. Pays-Bas : 38 %; Allemagne : 36 %; États-Unis : 32 %; Royaume-Uni : 26 %; moyenne UE : 31 %; idem, p. 6.
  • 4. Universcience, op. cit.
  • 5. Bauer, M. W., (2009), Indicateurs science-société, Les Cahiers du M.U.R.S., 2e trimestre, p. 114-115. Dans cette communication Bauer précise que dans le contexte de l'Union Européenne « plus un pays est alphabétisé, plus ses citoyens ont tendance à faire preuve de scepticisme quand aux bienfaits apportés par la science ».
  • 6. Cervel et al., op. cit., p. 1.
  • 7. Pour une discussion approfondie sur cet aspect, voir : Boltanski, L. & Chiapello, E., (1999), Le nouvel esprit du capitalise, Paris : Gallimard.
  • 8. On ne peut passer sous silence, le fait désormais bien démontré que les média ont leurs propres intérêts indépendant des enjeux démocratiques ou scientifiques ; on ne peut faire non plus sur le fait tout aussi bien établi qu'il font parfois l'objet de tentatives de manipulation.
  • 9. Voir : Oreskes, N. & Conway, E. M., (2011), Merchants of doubt, New York : Bloomsbury Press.
  • 10. Cette politique adoptée par le gouvernement Harper suscite des réactions très vives. Une consultation même superficielle des média sur Internet donnera une idée de son ampleur.
  • 11. Voir : Bush, V., (1945), Science The Endless Frontier, A Report to the President  by Vannevar Bush, Director of the Office of Scientific Research and Development.
  • 12. Ainsi en France la durée de réalisation des thèses est ramenée à trois années.

  • Bernard Schiele et Joëlle Le Marec
    Université du Québec à Montréal et Université Paris Diderot

    Bernard Schiele, Ph. D. (Université de Montréal, 1979) est chercheur au CIRST (Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie), et il est professeur au programme d’Études supérieures en muséologie (programme qu’il a dirigé de 1999 à 2008), à l’École des médias, et au programme de doctorat conjoint en communication (UQAM, Université de Montréal et Université Concordia). Il a aussi dirigé le programme d’Études supérieures en Science, Technologie, Société de l’UQAM. Il intervient fréquemment en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. Jusqu’à tout récemment il présidait le comité scientifique international du futur musée de science de Beijing (CSTM), inauguré le 16 septembre 2009.

    Joëlle Le Marec est « professeure en sciences de l’information et de la communication et responsable du master de journalisme scientifique. Ses recherches portent sur les sciences en société, sur les pratiques de communication dans la recherche et particulièrement dans l’enquête, sur les publics des musées et des bibliothèques et sur les liens entre recherche académique, action culturelle, engagements militants ». Source : sciences-medias.fr/blogs/equipe/joelle-le-marec/

Vous aimez cet article?

Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.

Devenir membre Logo de l'Acfas stylisé

Commentaires