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Eve Seguin, UQAM - Université du Québec à Montréal
L’avancement des sciences, c’est aussi l’avancement de la capacité réflexive des chercheurs, des institutions, et des élites scientifiques.

Le 7e Forum intersectoriel organisé par le FRQ s’est tenu le 4 décembre 2015 à la Grande Bibliothèque. Son thème : « Les chercheurs dans la sphère publique ». Vaste sujet, s’il en est, et d’une criante actualité étant donné la COP 21 qui se tenait au même moment à Paris. Selon le programme détaillé envoyé aux participants par le FRQ, il s’agissait de « discuter des pistes d’action que les FRQ envisagent pour encourager les chercheurs et les étudiants-chercheurs à investir davantage l’espace public ». L’événement a été un franc succès si on en juge par les 150 personnes qui avaient fait le déplacement. La journée était organisée en deux parties, la première abordant le thème à partir d’une préoccupation professionnelle, la seconde d’un point de vue politique.

La schizophrénie du chercheur : pressé pour diffuser, ignoré quand il le fait

La matinée était donc consacrée à l’épineux problème de la diffusion des connaissances, qui place les chercheurs dans une situation absolument schizophrénique. D’une part, la diffusion des savoirs à l’extérieur des communautés disciplinaires, dans les médias notamment, fait désormais partie des tâches qu’ils sont tenus d’accomplir. D’autre part, lorsqu’ils sont évalués ou demandent une promotion, cette activité est, au mieux, complètement ignorée et, au pire, ouvertement méprisée. Ce nouveau problème professionnel, cette injustice diront certains, doit impérativement être résolu d’une manière ou d’une autre.

Le document préparé par le FRQ en accompagnement du Forum contenait cette suggestion : « reconnaître les activités de vulgarisation scientifique comme des extrants, au même titre que les conférences scientifiques ». Une vision bien différente a été exprimée par le doyen de la faculté des sciences de l’UQAM, Luc-Alain Giraldeau. Ne craignant pas d’aller à contre-courant, il a soutenu que les chercheurs n’ont pas vocation à communiquer dans l’espace public et dans les médias. On ne peut que féliciter le FRQ d’avoir favorisé cette discussion. 

Réfléchir avec les chercheurs du champ « Science, Technologie, Société » (STS)

La seconde partie de la journée se penchait sur le thème, éminemment politique, de la supposée imperméabilité de la société aux savoirs scientifiques, et des prétendus effets catastrophiques de cette situation. Ce cadrage était pour le moins inquiétant et, comble de malheur, les chercheurs du champ « Science, Technologie, Société » (STS) n’étaient pas là pour corriger le tir. Seul mon collègue Yves Gingras, historien des sciences à l’UQAM, avait été invité à prononcer la conférence inaugurale. Sans doute une manière de marquer que l’honneur ainsi fait au champ STS serait inversement proportionnel à son influence. Et pourtant, serait-il venu à l’esprit de quiconque d’organiser un forum sur le réchauffement climatique en y invitant un unique climatologue?

Les interventions de l’après-midi ont donc porté sur des sujets tels l’incapacité des journalistes à faire la différence entre cause et corrélation, et « la réceptivité importante du public » à une « stratégie planifiée de confusion de l’enjeu scientifique des changements climatiques ». On a aussi pu entendre que « Ce n’est pas une simple opération de relations publiques que le milieu de la recherche se doit de faire en diffusant les connaissances (…) c’est (…) une obligation morale ».

Cette dernière proposition est la réplique d’une recommandation formulée il y a 30 ans par la Royal Society of London. Troublée par l’apparent manque de connaissances scientifiques du « public » et de ses implications prétendument désastreuses, la société savante, qui regroupe l’élite scientifique anglaise, avait mis sur pied un comité, présidé par le Dr Walter Bodmer, pour analyser et améliorer la situation. Publié en 1985 sous le titre The Public Understanding of Science, le rapport Bodmer formulait une série de recommandations qui se terminait précisément sur ces lignes : « But our most direct and urgent message must be to the scientists themselves: Learn to communicate with the public, be willing to do so and consider it your duty to do so » [Traduction de la rédaction : Notre message le plus direct et le plus urgent s'adresse aux chercheurs eux-mêmes : apprenez à communiquer avec le public, soyez disponible et considérez cette communication comme étant de votre devoir].

De fait, le Forum du FRQ s’est contenté de reproduire le discours de Bodmer et des institutions scientifiques en général, comme on le voit à la problématique énoncée dans le document qui accompagnait le Forum : « Ces dernières années, certains groupes ou segments de la société québécoise remettent en question des consensus scientifiques. Les controverses sur les changements climatiques, le mouvement anti-vaccin et la popularité de sites Web pseudoscientifiques démontrent à quel point l’information scientifique crédible est confrontée. Celle-ci permet pourtant de mieux comprendre les phénomènes sociaux, économiques, médicaux, environnementaux et ainsi d’éclairer la décision des gouvernements, des organismes, des entreprises et des citoyens. Dans ce contexte, les Fonds de recherche du Québec (FRQ), dont les mandats visent la production et la diffusion de connaissances, veulent contribuer à mieux faire connaître et comprendre la recherche auprès du grand public... ». 

Ce passage véhicule une conception très précise des rapports science/société, dont chaque point nodal a été invalidé par la recherche en science politique et en STS. Voyons cela dans l’ordre.

1. Diabolisation des controverses technoscientifiques publiques

Les controverses technoscientifiques publiques ne sont pas un phénomène nouveau, que ce soit au Québec ou ailleurs. La théorie de la société du risque du sociologue allemand Ulrich Beck, formulée dans les années 1980, en fait une figure centrale de la « seconde modernité » qui débute selon lui autour de 1970. Mais des travaux d’historiens ont par la suite montré que loin d’être un phénomène contemporain, les controverses technoscientifiques publiques sont concomitantes de la modernité. On en repère déjà au 18e siècle.

Cela dit, un saut quantitatif semble effectivement avoir été effectué dans les années 1960, notamment avec la publication de l’ouvrage séminal de Rachel Carson Silent Spring en 1962. Depuis lors, les controverses se sont multipliées dans l’espace public, et les chercheurs STS, tout comme les politologues, savent qu’elles ne disparaîtront pas : elles sont partie intégrante du régime démocratique. Malheureusement, les institutions scientifiques refusent de l’admettre. Dans la foulée du rapport Bodmer, elles présentent – d’ailleurs mieux vaudrait dire « jugent » – les controverses comme des situations anormales, pathologiques, dont il faut tout faire pour se débarrasser. Les controverses publiques se retrouvent ainsi « expliquées » par une série de traits irrationnels du « public » : préjugés, superstitions, peurs, hystérie, et ainsi de suite. Le document du Forum du FRQ souligne ainsi  que  « la population a facilement accès à des informations fondées sur des croyances, des mythes ou des idéologies ». Il faudrait dès lors soustraire le bon peuple à l’emprise de cet obscurantisme en lui inculquant une saine compréhension de la recherche et de ses résultats. Malheureusement, la diabolisation des controverses n’éradiquera pas davantage la « confrontation de l’information scientifique crédible » au Québec qu’elle ne l’a fait ailleurs. Pour le comprendre, il faut saisir la dynamique et les caractéristiques de ces controverses, parfaitement mises en lumière par les études STS et la science politique.

Les controverses technoscientifiques publiques sont des différends qui éclatent dans l’espace public, et qui sont centrés sur des développements technologiques ou scientifiques. La commercialisation d’une nouvelle technologie, la diffusion d’un savoir, l’imposition d’une mesure sanitaire, l’implantation d’un équipement collectif, la restriction ou l’interdiction d’une pratique alternative, voilà des cas de figure classiques. Plusieurs facteurs ont contribué à l’intensification des controverses depuis les années 1960, de la montée des élites de classe moyenne à l’augmentation de l’espérance de vie en passant par l’émergence du mouvement environnemental, la multiplication des sources d’information, ou la scolarisation des populations. Les controverses recouvrent une variété d’enjeux qui prouvent, si besoin était, que les sciences ont de nombreuses implications politiques : menace à l’égalité, restriction des libertés, production de risques sanitaires, industriels, et environnementaux, destruction d’identités sociales, transgression de valeurs, menace à l’équité, atteinte à des pratiques, etc.

Plusieurs facteurs ont contribué à l’intensification des controverses depuis les années 1960, de la montée des élites de classe moyenne à l’augmentation de l’espérance de vie en passant par l’émergence du mouvement environnemental, la multiplication des sources d’information, ou la scolarisation des populations.

Les acteurs qui s’engagent dans des controverses publiques sont des regroupements aux contours bien délimités qui décident de se mêler de ce qui les regarde. Contrairement à ce que suggérait le document du Forum, ce n’est jamais « le public » ou « la population » qui est impliqué dans une controverse, incidemment une partie de la théorie politique soutient que le public n’existe pas. Les acteurs impliqués sont de nature diverse. Plusieurs sont des groupes qui émergent à l’occasion même de la controverse. Pensons par exemple à un groupe constitué de riverains d’un aéroport qui décident de se mobiliser contre le bruit. D’autres acteurs sont institutionnels : associations professionnelles, courts de justice, partis politiques, ministères, ONG, etc. Bien entendu, à cause du caractère technoscientifique de ces controverses, on y observe invariablement la présence de groupes de scientifiques qui ne s’entendent pas. En effet, les controverses n’opposent pas d’un côté des chercheurs unanimes, de l’autre des acteurs politiques en conflit. Au contraire, chacune des positions qui s’expriment dans une controverse, et généralement il y en a plus que deux, dispose de ressources techniques et scientifiques. Dans la controverse sur l’énergie nucléaire, par exemple, on trouve aussi bien des géologues que des ingénieurs nucléaires, des économistes, des géochimistes, ou des radiobiologistes, qui travaillent pour différentes organisations et se rangent avec différents regroupements.

Les controverses mettent donc à mal le mythe de « la » communauté scientifique puisque l’éventail des valeurs, les perspectives disciplinaires, les intérêts, l’incertitude scientifique, rendent extrêmement difficile un accord sur les faits dont il faut tenir compte. C’est ce qui amenait feue Dorothy Nelkin, pionnière de l’étude des controverses, à affirmer qu’il ne fallait certainement pas compter sur la science pour régler ces disputes. Il existe différents scénarios de clôture des controverses, parmi lesquels le changement de majorité gouvernementale. Un autre est la décision politique. En Allemagne par exemple, le pouvoir politique a mis fin à la controverse sur le dépérissement des forêts en décidant que la cause était les pluies acides.

2. Mysticisme de la culture scientifique

Les institutions scientifiques se préoccupent beaucoup de l’inculture scientifique des citoyens, laquelle est régulièrement soulignée et déplorée, notamment au moyen de sondages où sont vérifiées leurs connaissances scientifiques générales, leur familiarité avec certains développements technologiques, et leur maîtrise de la « Méthode Scientifique », mythe fondateur des pratiques scientifiques modernes qui a été abondamment décortiqué par les études STS. Immanquablement, on se lamente que les citoyens ignorent que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil, et non l’inverse, qu’ils sont incapables de distinguer un virus d’une bactérie, ou échouent pitoyablement à disserter sur la falsification des hypothèses par l’expérimentation. 

Cette ignorance commanderait donc d’inculquer à la « population » une culture scientifique dont la vertu première serait l’apprentissage de la rationalité et l’adhésion au règne de la Raison, qui caractériserait l’univers feutré de la science. Les études STS ont pourtant souligné depuis longtemps que le prétendu éthos de la science, caractérisé par l’évaluation désintéressée et impartiale des propositions des chercheurs, est une vue de l’esprit. Le monde de la recherche est caractérisé par des luttes, des passions, des intérêts, et une compétition féroces. L’image qui lui correspond le mieux est sans doute celle de l’état de nature – la guerre de tous contre tous – décrit par le philosophe politique Thomas Hobbes.

Le deuxième avantage de la culture scientifique serait de permettre au commun des mortels de mieux s’orienter dans sa vie quotidienne. Le document du Forum prône ainsi de « Démontrer l’avancement des connaissances et leurs apports dans la vie des gens pour "vendre" la science dans les médias généralistes ». De nouveau, les études STS invalident la pertinence de cette proposition. Il en ressort qu’au mieux, la science ne permet tout simplement pas de guider la vie des gens et, qu’au pire, elle contredit les significations sociales qui la sous-tendent. D’une part, nous savons que les savoirs scientifiques sont largement considérés comme inutiles, voire ridicules, par les non-scientifiques. Même à supposer qu’une personne ait le temps et l’envie de refaire le circuit électrique de sa maison, elle n’a aucunement besoin de savoir que l’électricité est un flux d’électrons ou de comprendre la notion de particule subatomique pour le faire. D’autre part, les savoirs scientifiques contredisent la plupart du temps l’expérience et les valeurs des gens. La conceptualisation de la menstruation comme « échec de la fécondation » est en flagrante contradiction avec l’expérience de la majorité des femmes, qui passent le plus clair de leur vie reproductive à éviter une grossesse. De ce point de vue, la menstruation est plutôt « le succès du contrôle de la fertilité ».

Les études STS montrent que l’absence de culture scientifique n’empêche nullement les citoyens d’avoir une compréhension contextuelle, sociale, des sciences.

Par ailleurs, les études STS montrent que l’absence de culture scientifique n’empêche nullement les citoyens d’avoir une compréhension contextuelle, sociale, des sciences. Ils en ignorent le contenu, mais son capables d’évaluer, par exemple, à qui profitent certains développements scientifiques, quels sont les ancrages institutionnels de la science, etc. Le Forum s’est enorgueilli de ce que les chercheurs bénéficient d’une plus grande crédibilité que d’autres catégories professionnelles, les politiciens notamment. Il a cependant omis de dire que cette crédibilité est fortement corrélée au cadre organisationnel dans lequel la recherche est effectuée. Les citoyens et consommateurs font beaucoup plus confiance aux chercheurs des universités qu’à ceux, par exemple, des grandes entreprises biotechnologiques.

Dernière qualité, sans doute la plus importante, prêtée à la culture scientifique, et qui imprégnait le rapport Bodmer du début à la fin, elle permettrait de bloquer l’émergence des controverses. Pourquoi? Parce que le refus ou le questionnement des savoirs et décisions technoscientifiques sont censés procéder d’un déficit de connaissances du public. Autrement dit, si le « public » » rejette les nanotechnologies, par exemple, c’est parce qu’il cède à une paranoïa qui croît sur un terreau d’ignorance, que l’acquisition de connaissances scientifiques dissoudrait rapidement. Cette conception, connue dans le champ STS sous le nom de deficit model, sous-tend la stratégie Public Understanding of Science (PUS) mise en œuvre suite à la publication du rapport Bodmer. Loin de rester confinée au Royaume-Uni, cette stratégie a été émulée par les élites scientifiques du monde entier. L’offensive PUS est constituée d’une série d’initiatives concertées qui visent à répandre la culture scientifique dans le « grand public ». Les enfants en sont la cible privilégiée : expositions interactives dans les musées, émissions de vulgarisation scientifique utilisant les codes du divertissement, incitation à choisir des carrières scientifiques, etc. Les chercheurs STS ont montré que sous un enrobage humaniste, PUS poursuit un objectif politique : forger l’opinion publique et susciter l’adhésion des citoyens à des projets, savoirs, et décisions technoscientifiques. Bref, prévenir les controverses. On trouve ainsi cette suggestion dans le document du Forum : « Intégrer un volet communication grand public dans les aspects de recherche des stratégies gouvernementales (Stratégie maritime, stratégie biopharmaceutique, etc.) dans lesquelles les Fonds sont impliqués ».

Il ressort des études STS que la participation aux controverses technoscientifiques publiques est la voie royale d’acquisition de connaissances scientifiques par des citoyens. La culture scientifique n’a pas de pouvoir d’attraction plus grand que la culture tout court, et le mouvement PUS n’est pas parvenu à changer cet état de fait. On peut parfaitement vivre sans connaître la poésie romantique, les causes de la Première Guerre mondiale, le cinéma expressionniste, ou le nom du premier ministre — comme l’a judicieusement rappelé un intervenant au Forum. Et n’en déplaise à l’establishment scientifique, la chose vaut autant pour la chimie des polymères. Mais, et cela fait toute la différence, quand on décide de prendre part à la controverse sur la gestion des déchets et la (sur)production des emballages plastiques, se familiariser avec cette discipline devient presque une nécessité. Pour les institutions scientifiques, la culture scientifique consiste à pouvoir répondre bêtement à des questions de sondages et de jeux-questionnaires télévisés : « que désigne-t-on par "polymère"? a) une femme qui a plusieurs enfants, b) une macromolécule ». Les controverses génèrent une « culture scientifique » bien différente de celle promue par le monde de la recherche. Plutôt que d’être déposées dans un fonds inerte, les connaissances obtenues lors de controverses répondent à un objectif concret, sont mobilisées dans une activité signifiante, et font ainsi l’objet d’une réelle acquisition.

3. Fétichisme du consensus scientifique

Galilée disait qu’un seul homme qui tombe sur la vérité peut battre des milliers d’Aristote et des milliers de Démosthène. Bien entendu, le développement subséquent de la science a démontré le contraire. Le savoir scientifique n’est pas le savoir d’un individu, aussi brillant soit-il. Les faits scientifiques sont une production collective, ils engagent des communautés disciplinaires. Malheureusement, à partir de la nature collective du savoir scientifique, les institutions scientifiques sautent à la conclusion que le consensus fournit la clé pour comprendre la dynamique de la science, et qu’il s’enracine dans la réalité objective.

Les études STS ont depuis longtemps montré que le fétichisme du consensus est dérisoire quand on considère que ledit consensus ne découle pas de résultats de recherche qui iraient miraculeusement tous dans le même sens. Il est fabriqué à travers un éventail de mécanismes sociaux. Des chercheurs évaluent négativement les articles de collègues qui présentent les « mauvais » résultats, des revues refusent de publier des articles sur tel type de recherches, la formation des étudiants passe sous silence certaines approches, les bailleurs de fonds coupent les vivres aux uns et financent les autres. En 1997, on a pu observer un mécanisme inédit de formation de consensus dans l’étude des encéphalopathies spongiformes transmissibles : l’attribution du Nobel de médecine à un chercheur dont la théorie n’était supportée par aucun élément empirique.

Prenons donc le consensus scientifique pour ce qu’il est : une idée régulatrice, une valeur, qui n’est d’ailleurs pas partagée par l’ensemble des scientifiques.

Prenons donc le consensus scientifique pour ce qu’il est : une idée régulatrice, une valeur, qui n’est d’ailleurs pas partagée par l’ensemble des scientifiques. Et qu’il faille des mécanismes sociaux pour l’établir démontre qu’en pratique, la science fonctionne selon une dynamique de dissensus. Le Forum du FRQ nous en a d’ailleurs donné une illustration live quand l’un des commentateurs a parlé des résultats de ses travaux sur l’intelligence d’écoliers appartenant à différents groupes ethniques. Une autre intervenante a immédiatement pris le micro pour critiquer le test d’intelligence (matrices de Raven) utilisé par le chercheur, lequel a reconnu la pertinence d’une partie de la critique, mais a bien entendu défendu la validité de ses résultats. Les consensus qui parviennent à s’établir sont fragiles et toujours susceptibles de se défaire, une observation partagée par à peu près tous les courants épistémologiques du 20e siècle.

Autre problème lié au discours du consensus, il occulte le fait que les mécanismes sociaux qui permettent de former des consensus en recherche ne sont pas adaptés au domaine de l’expertise scientifique, entendue ici comme savoir produit expressément pour l’action, et non comme synonyme de « compétence ». De nombreux problèmes inscrits à l’agenda politique comportent une importante dimension technoscientifique qui incite les autorités à mettre en place des structures d’expertise. La figure qui s’est imposée au fil des ans est le comité d’experts multidisciplinaire. La multidisciplinarité, la temporalité et l’environnement de travail, la complexité des problèmes, la diversité des intérêts en jeu, tout distingue le travail des experts de la pratique scientifique. Pour produire des consensus, l’expertise scientifique publique doit donc emprunter au répertoire politique. Le Forum du FRQ en a donné une excellente illustration en posant la question à savoir si les publications des scientifiques climatosceptiques devraient être interdites. Ce procédé porte un nom bien connu en politique : censure. D’autres mécanismes politiques sont de plus en plus utilisés dans les comités d’experts, par exemple le vote à main levée et la reconnaissance des positions minoritaires. Notons que cette relative distanciation face à la nécessité du consensus constitue une avancée majeure, qui s’est généralisée dans la foulée de la crise de la vache folle en Europe. Cette crise a en effet démontré que des accords scientifiques en béton armé peuvent s’avérer complètement erronés. Au Royaume-Uni, trois comités d’experts successifs, composés de scientifiques recrutés au sein d’institutions prestigieuses comme le Medical Research Council, ont martelé pendant des années que la maladie de la vache folle n’était pas transmissible à l’humain. Comme on le sait, l’histoire leur a infligé un cruel démenti.

Ce qui nous amène à une autre dimension absolument funeste du fétichisme du consensus, qui devrait préoccuper autant les sociétés savantes que les syndicats de chercheurs et les pouvoirs publics : la dépréciation systématique et organisée des voix discordantes, dont les études STS ont montré qu’elle se transforme régulièrement en véritable mobbing public. Un cas illustre est celui du microbiologiste Richard Lacey, qui a contesté sans relâche le « consensus scientifique » selon lequel la maladie de la vache folle n’était pas transmissible aux humains. Très classiquement, les tenants du « consensus » n’ont pas hésité à monter une attaque en règle pour détruire sa réputation en le présentant comme un fou sur la place publique. Lacey avait « perdu le contact avec la réalité », disait-on. Et pourtant, il ne prédisait même pas que la maladie se transmettrait. Il se contentait de souligner l’incertitude scientifique qui entourait l’apparition chez…la vache d’une maladie…du mouton.

4. Sacralisation du pouvoir des experts

Le discours et la pratique des institutions scientifiques construisent un véritable mur de Berlin entre une minorité d’experts qui sait et une masse de profanes qui ne sait pas. Certains, bardés de diplômes et porteurs d’impressionnants titres honorifiques, seraient des experts par essence, tandis que d’autres, qui n’ont probablement pas terminé leurs études secondaires, occuperaient, également par essence, la prison obscure de l’ignorance. En vertu de la possession des savoirs scientifiques et d’autres traits distinctifs, telles la rationalité et la compréhension de la Méthode Scientifique, les experts formeraient un bloc homogène, détenteur d’une supériorité s’exerçant naturellement sur le bloc, également homogène, des profanes. Le Québec fournit un exemple saisissant de sacralisation du pouvoir des experts avec le duo comique de l’émission de télé Génial, formé des personnages de Martin, expert en absolument tout, et de Stéphane, ignare en complet trois-pièces dont l’unique fonction est de faire valoir l’omniscience de la blouse blanche. Notons au passage que les lamentations du Forum sur l’incapacité des médias à vendre la science sont infondées. Les études STS ont établi depuis longtemps que les médias servent de relai à la science, et cette émission en fournit une excellente confirmation.

Si la fabrication de l’opposition de l’Expert et du Profane permet de préserver le pouvoir de la science, elle n’en reste pas moins une vue de l’esprit. Car, fondamentalement, nous sommes tous des profanes.

Si la fabrication de l’opposition de l’Expert et du Profane permet de préserver le pouvoir de la science, elle n’en reste pas moins une vue de l’esprit. Car, fondamentalement, nous sommes tous des profanes. Pourquoi? Parce qu’en vertu de l’hyperspécialisation des savoirs scientifiques, condition même de leur puissance opératoire, chaque chercheur, expert dans son champ de spécialisation, se transforme ipso facto en profane dans les autres domaines. Que se passerait-il si on invitait des pédologues sur le plateau de Génial et qu’on leur posait des questions sur les accélérateurs de particules ou la géométrie des protéines? Une désacralisation immédiate du pouvoir des experts. Mais on peut parier sans beaucoup de risque que nous n’aurons jamais l’opportunité d’assister à un tel événement.

Ceci étant, il faut souligner que le non-savoir ne caractérise pas les experts uniquement à l’extérieur de leur domaine de recherche. Au contraire, ce que les études STS nomment « l’ignorance scientifique » est au fondement même de la science. Si on cherche, c’est précisément parce qu’on ne sait pas. Et nos savoirs sont dérisoires en comparaison de ce qu’on ignore. Malheureusement, la reconnaissance du rôle-clé de l’ignorance scientifique ne déborde jamais du cénacle, car, elle aussi, mettrait à mal le pouvoir des experts. Peut-être le véritable crime commis par Richard Lacey n’est-il pas tant d’avoir refusé de participer à la célébration du « consensus scientifique » que d’avoir osé dire dans l’espace public : « les experts ne savent pas ».

Autre instrument de sacralisation du pouvoir des experts, le voile pudique jeté sur le fait qu’ils se trompent régulièrement. L’erreur est humaine, dit le proverbe, mais justement, la science a la prétention de dépasser la condition humaine par un accès unique à « la nature des choses », selon l’intitulé de l’émission de télé de David Suzuki. Les institutions scientifiques refusent donc d’admettre ouvertement que les experts peuvent se tromper. Pourtant, les erreurs des scientifiques ont été fortement médiatisées ces trente dernières années, d’ailleurs trop souvent sur un mode sensationnaliste. La plus loufoque est sans doute la prédiction voulant que la direction des vents empêcherait le nuage radioactif de Tchernobyl de survoler la France. La compréhension sociale des sciences par les profanes s’incarne également dans la conviction que les analyses des experts ne doivent pas être prises pour parole d’évangile.

Si les experts ne sont pas ce que les institutions scientifiques et leurs relais en disent publiquement, les études STS ont montré que les profanes ne correspondent pas non plus au portrait infantilisant qu’on se plait à dresser. Trois cas de figure peuvent être distingués. D’abord, les profanes savent acquérir des savoirs spécialisés leur permettant de discuter avec les scientifiques et, le cas échéant, de contester leurs vues. Un exemple très connu est celui de Mark Purdey, un éleveur « bio » qui s’était doté d’une formation en biochimie pour contester l’explication que donnaient les scientifiques de la cause de la maladie de la vache folle. L’hypothèse qu’il proposait a finalement été testée par l’unité de toxicologie du Medical Research Council. Les profanes peuvent par ailleurs suppléer l’inaction des scientifiques et combler l’absence de connaissances, voire monter des laboratoires et ouvrir de nouveaux domaines de recherche. Un exemple récurrent est celui des riverains d’installations à risque qui mènent de leur propre chef des études épidémiologiques sur les conséquences sanitaires de ces installations. Enfin, les profanes détiennent des savoirs spécifiques, locaux, qui leur permettent d’évaluer l’adéquation entre les objectifs des experts et les connaissances ou méthodes qu’ils utilisent. Un exemple incontournable est celui de la gestion des retombées radioactives de Tchernobyl dans le nord de l’Angleterre. En s’appuyant sur leur connaissance des moutons, les éleveurs ont démontré que les expérimentations menées par les chercheurs du ministère de l’agriculture pour réduire la contamination des animaux étaient tout simplement invalides. Notons au passage que la figure du « profanexpert » qui se dégage des trois scénarios susmentionnés ne doit pas être confondue avec celle de l’amateur, toujours inféodé aux chercheurs professionnels.

Ces trois scénarios démontrent que les experts ne possèdent aucun signe distinctif. Mais, bien entendu, différents moyens sont utilisés pour construire leur prétendue supériorité et son corollaire, l’incapacité des profanes. Ici encore, l’émission Génial l’illustre bien. Quand les concurrents entreprennent d’élaborer un raisonnement pour justifier leur réponse, ils sont systématiquement interrompus par Stéphane au nom du manque de temps. La seule personne qu’on peut voir raisonner est donc Martin, quand il explique la bonne réponse. La faculté de raisonnement est ainsi construite comme monopole de l’expert.

5. Tentation de la technocratie

Depuis l’Antiquité, le monde occidental est hanté par le fantasme d’une société gouvernée par le Savoir. Dans La République, Platon promeut le personnage du philosophe roi, seul à même de gouverner la cité idéale : « Le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s'adonnent à la philosophie n'ait accédé à l'autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s'adonnent véritablement à la philosophie… ». Cette vision sous-tendait la philosophie des Lumières, qui a fait de la science le modèle d’un monde connu, gouverné, et pacifié par la Raison. Aujourd’hui, les scientifiques jouent un rôle majeur dans la vie politique et exercent une pression constante pour voir ce rôle augmenter. Comme l’ont  montré les études STS, ce faisant ils défendent leurs intérêts, même si contrairement à d’autres groupes de pression, ils refusent catégoriquement de l’admettre. Mais le vrai problème est ailleurs. Il tient au modèle linéaire de l’expertise qui sous-tend l’idéologie technocratique des institutions scientifiques. Le modèle linéaire repose sur deux postulats erronés.

Un, le savoir précède la politique : d’abord on établit les faits, puis on agit. Bref, l’action politique dépend du savoir scientifique. C’est l’idéologie technocratique à son meilleur. En réalité, ce postulat ne tient pas la route puisque le pouvoir politique peut parfaitement agir d’abord, et savoir (ou non) ensuite. Ainsi, le Congrès américain a adopté des mesures pour stopper la disparition de la couche d’ozone alors que régnait encore une importante incertitude scientifique. Et comme on l’a vu plus haut avec les pluies acides, un débat scientifique peut même être tranché par les autorités politiques. Il faut également se rappeler que la prétendue nécessité d’établir d’abord les faits est susceptible de générer un attentisme qui peut s’avérer délétère. C’est d’ailleurs ce que cherche à éviter le principe de précaution. Enfin, ultime démenti du premier postulat, le politique peut affirmer sa primauté sur la science en bloquant la production de nouvelles connaissances. C’est exactement ce qu’a fait le gouvernement Harper quand il a amputé les sciences environnementales de nombreuses ressources.

Second postulat du modèle linéaire de l’expertise : l’action découle directement de la connaissance. En d’autres termes, les faits étant ce qu’ils sont, telle politique s’impose. Bien entendu, ce postulat est tout aussi boiteux que le premier. Pour commencer, rappelons cette fâcheuse vérité que les pouvoirs peuvent parfaitement adopter des politiques publiques qui ignorent les savoirs scientifiques existants. Le refus des USA de participer au protocole de Kyoto en est le meilleur exemple. Et il y a fort à parier que de nombreux critiques de cette politique se mettraient eux-mêmes à dénoncer le modèle linéaire de l’expertise si le gouvernement interdisait aux femmes l’exercice de certaines professions au motif que la neurobiologie démontre des différences cognitives entre les sexes. La possibilité de faire fi des connaissances scientifiques est donc une excellente chose. Les climatologues et autres défenseurs de la planète auraient tout intérêt à y réfléchir, et à réviser leur positionnement philosophique et leur stratégie politique.

[...] même dans le cas où existerait une volonté politique de suivre un hypothétique parfait consensus scientifique, les autorités publiques doivent prendre en compte, et à juste titre, de nombreux facteurs extrascientifiques.

En second lieu, même dans le cas où existerait une volonté politique de suivre un hypothétique parfait consensus scientifique, les autorités publiques doivent prendre en compte, et à juste titre, de nombreux facteurs extrascientifiques. Mentionnons le poids des institutions, les conséquences prévisibles de l’action, et la diversité des acteurs, intérêts, et valeurs en présence. Cela signifie qu’il existe toujours plusieurs options envisageables, même si elles ne disposent pas de chances égales d’être adoptées. Or, en présentant une unique solution qui découlerait prétendument des faits, le second postulat du modèle linéaire soustrait cette solution au débat public et lui ôte ainsi son caractère proprement politique. Pourquoi cela pose-t-il problème? Parce que le débat politique occulté peut se transformer artificiellement en débat scientifique. Il ne s’agit pas ici de la stratégie de certaines industries (tabac, pétrole) visant à semer le doute dans les esprits pour laisser leur business intact. Il s’agit d’une « honnête » transposition du débat sur le terrain de la science, seul lieu où des vues divergentes peuvent s’exprimer sur le sujet en question.

Des études STS ont ainsi montré que le déni du politique typique de l’idéologie technocratique joue un rôle crucial dans la persistance du climatoscepticisme au sein des groupes conservateurs et anti-écologistes. Le dioxyde de carbone est décrété Cause du réchauffement climatique et Ennemi public No 1, tandis que les choix technoéconomiques et les valeurs culturelles qui le produisent sont plus ou moins laissés dans l’ombre. Idem de la réduction-des-émissions-de-gaz-à-effet-de-serre. La signification et les implications de cette politique ne sont pas exposées et débattues : désirabilité et viabilité du mode de vie occidental, transformation des politiques énergétiques, coûts des mesures correctives, bénéfices escomptés, etc. On préfère la présenter comme la seule et unique option envisageable, découlant mécaniquement de la climatologie, et la transformer en véritable mantra. Face à ce technocratisme galopant, partagé aussi bien par les scientifiques que par les écologistes, les acteurs qui souhaitent parler politiquement de ces questions n’ont pas d’autre choix que d’investir le terrain de la science et de contester les savoirs climatologiques. En d’autres termes, le climatoscepticisme pourrait bien être la conséquence, et non la cause, de l’échec des politiques publiques climatiques. La leçon à tirer de la tentation technocratique est que le sacrifice du politique doit céder la place à un décisionnisme revendiqué haut et fort.

Conclusion

Puisque nous sommes dans les colonnes du magazine de l’Acfas, il semble opportun de conclure que l’avancement des sciences, c’est aussi l’avancement de la capacité réflexive des chercheurs, des institutions, et des élites scientifiques. Malheureusement, le Forum du FRQ a prouvé que sur ce plan, aucun progrès n’a été réalisé au cours des trois dernières décennies.


  • Eve Seguin
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Eve Seguin détient un doctorat en sciences politiques et sociales de l’Université de Londres (Royaume-Uni). Spécialiste du rapport entre politique et sciences, elle est professeure de science politique et d’études sociales sur les sciences et les technologies à l’UQAM. Ses recherches portent sur les controverses technoscientifiques publiques, l’interface État/sciences/technologies, et les théories politiques des sciences.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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