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Caroline Desbiens, Université Laval
Il faut plusieurs années d’expérience à l'expert pour bien maîtriser ce qui, du point de vue gouvernemental, constitue une "bonne recherche" tout en s’assurant que les connaissances produites dans ce contexte rendent compte des enjeux tels qu’ils sont vécus par les populations.

Pouvez-vous nous décrire un moment de votre expérience d’experte?

Je me suis retrouvée un jour en entrevue à titre de spécialiste de la toponymie autochtone. L’animateur a affirmé d’entrée de jeu que je m’étais donné l’objectif de recenser l’ensemble des noms de lieux autochtones au Québec. Cette manière de présenter les choses m’a mise très mal à l’aise, puisque, quelques mois auparavant, j’avais organisé avec la Commission de toponymie et le regroupement DIALOG une journée d’étude sur la toponymie autochtone. Nous avions réuni alors des spécialistes des communautés autochtones ainsi que des analystes, historiens, linguistes, etc., qui participent tous à cette tâche immense qui est celle de répertorier et de mettre en valeur ce patrimoine.

Deux constats ont émergé de cette expérience. D’une part, parce que perçue comme experte de la géographie humaine du Nord, certains s’attendent à ce que je maîtrise l’ensemble du domaine; l’importance de bien circonscrire la « carte » de nos connaissances m’a donc semblé évidente. D’autre part, j’ai fait le constat, qui a depuis été souvent renouvelé, que l’expertise est d’abord une affaire de collectif.

Comme chercheur-expert, il est important de bien circonscrire la "carte" de nos connaissances.

Comment distinguez-vous le chercheur de l’expert?

J'effectue de la recherche participative, et, dans cet univers, le rôle de l’expert est très singulier. Souvent, par exemple, la demande provient des communautés. On est alors sollicité comme expert pour contribuer à dénouer un enjeu particulier, à proposer des solutions. Puis, au fil du processus, on se transforme en chercheur quand vient le moment de fouiller davantage la question, d’établir un programme de recherche. Dans cette relation, nous ne serons pas les seuls experts, car on vise aussi à tirer profit de toute une gamme de compétences, dont celles de nos partenaires et collaborateurs du milieu.

Aussi, on ne prend la position d’expert que lorsque c’est approprié – lorsque ça rejoint notre domaine spécifique de connaissances. Mais, lorsqu’on met ça en lien avec l’ensemble des connaissances détenues par nos collaborateurs, on se rend compte que nos intérêts universitaires sont souvent très pointus; il faut donc les rattacher aux perspectives locales de manière à ce que nos savoirs puissent trouver des échos. Bref, mon travail se situe à la frontière entre une expertise individuelle et des savoirs beaucoup plus collectifs, et il peut être difficile en fait d’opérer une distinction, car l’un alimente l’autre.

Mon travail se situe à la frontière entre une expertise individuelle et des savoirs beaucoup plus collectifs.

Comment établir des relations productives avec vos interlocuteurs (médias, acteurs sociaux, gouvernement, etc.)?

Comme chercheur, on a des « obsessions », on utilise un jargon pointu, on circule dans un cercle étroit de collègues aussi spécialisés que nous.

Comme expert, on doit viser beaucoup plus large, sortir du cadre habituel. De ce fait, il y a un important travail sur la langue à effectuer. À travers notre pratique de publication, on prend de « mauvais » plis, les mots de spécialistes finissent par nous sembler communs. Dans mon domaine, qui est la géographie culturelle et historique, on peut parler de « pertes de repères culturels », de la « culture du canot », mais ces mots n’ont pas nécessairement de résonance auprès des collaborateurs autochtones. Il faut partir des mots de la communauté et trouver ensemble un vocabulaire qui rejoint à la fois les aspects pratiques et théoriques des phénomènes qu’on cherche à expliquer. 

Quand les demandes viennent du milieu politique, pour les questions relatives aux Autochtones et au développement du Nord, par exemple, il faut aussi effectuer des ajustements. Dans le milieu universitaire, avec les pratiques de coproduction de connaissances, nous avons diminué la distance avec les acteurs, ils deviennent des partenaires. Avec les partenaires gouvernementaux, c’est comme si on ne pouvait pas se permettre d’utiliser ces connaissances coconstruites. Il faut plusieurs années d’expérience pour bien maîtriser ce qui, du point de vue gouvernemental, constitue une « bonne recherche » tout en s’assurant que les connaissances produites dans ce contexte rendent compte des enjeux tels qu’ils sont vécus par les populations.

Comment l’expert peut-il traiter une question qui ne fait pas consensus dans sa communauté de pairs?

Cette question de communauté est importante. De fait, l’expert est rarement seul. Il travaille à partir de structures  établies et  de savoirs accumulées, d’archives. Un véritable réservoir de connaissances. En fait, l’expert est la pointe de l’iceberg; il prend appui sur une foule de contributions qui l’ont précédé. Dans mon domaine, la recherche relative aux peuples autochtones, on s’appuie sur le réseau DIALOG, un regroupement interuniversitaire et interinstitutionnel qui réunit plus de 120 personnes du milieu universitaire comme du milieu autochtone.

Mais évidemment, qui dit communauté ne dit pas consensus. La solidarité n’existe pas toujours. Je me guide alors sur les valeurs qui animent ma recherche : la justice, l’équité, la solidarité, le respect mutuel entre les différentes communautés culturelles qui partagent le territoire.

Le plus important, c’est d’être à l’écoute de la personne qui nous fait face, posture à laquelle l’ethnographe que je suis est habituée, car ce métier veut dire « écouter » l’autre. Cela nous sert avec tous les acteurs, pour désamorcer les approches plus combatives sur le terrain, mais aussi avec les universitaires, les industriels et les intervenants gouvernementaux. Et c’est utile aussi avec les médias...

Qui dit communauté ne dit pas consensus. Je me guide alors sur les valeurs qui animent ma recherche : la justice, l’équité, la solidarité, le respect mutuel entre les différentes communautés culturelles qui partagent le territoire.

  • Caroline Desbiens
    Université Laval

    Caroline Desbiens est professeure au Département de géographie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en géographie historique du Nord. Elle détient une maîtrise et un doctorat de l’Université de la Colombie-Britannique et a débuté sa carrière à l’Université de la Géorgie (États-Unis). Menées dans une approche de géographie culturelle et historique, ses recherches portent sur les patrimoines et territoires autochtones, le développement des ressources et les relations interculturelles dans le Nord du Québec, particulièrement en lien avec le développement hydroélectrique. Elle a publié de nombreux articles en français et en anglais sur ces sujets ; son livre Power from the North : territory, identity and the culture of hydroelectricity in Quebec (UBC Press 2013) est paru en français aux Presses de l’Université Laval en 2015. Madame Desbiens est membre du Bureau de direction de DIALOG – Réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones et Commissaire à la Commission de toponymie (Québec).

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