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Christian Bergeron, Université Laval
La modernité a fait sa marque au Québec comme ailleurs : virage à 180 degrés de la fécondité, divorce, remplacement de la famille par l'État pour de nombreux services aux enfants et aux personnes âgées [et redéfinition de la] conception même de la famille.

Au point de départ de ce livre, il y a une thèse de doctorat. Une thèse en sociologie où je me suis intéressé à la construction des identités individuelles en relation avec leur milieu, dans notre monde contemporain. L’hypothèse était que les épreuves sont un moment fort de construction ou de reconstruction de ces identités et peuvent, de ce fait, nous instruire sur la façon dont se modulent ces dernières. Durant les moments difficiles, selon le philosophe Paul Ricœur, « la souffrance [y] apparaît, comme rupture du fil narratif1 » et oblige l’individu à réfléchir sur son self, son identité.

Trois « coups durs » ont été examinés auprès de 504 participants : la catastrophe du 11 septembre 2001, la mort d’un proche et la désunion (divorce ou séparation). L’approche théorique pour en saisir les ressorts personnels et sociaux a été celle du parcours de vie.

Les résultats m’ont surpris. Sans doute parce que le 11 septembre 2001 et la mort d’un proche sont des coups du destin, il y avait de ce côté peu de remises en question personnelles. Alors que dans le cas d'une désunion, où se produit un véritable choc de l’intime, et parce que l’individu se considère responsable et que l’événement est vécu comme un échec, là il revoit sa vie, là il se remet en question. Pour les fins de ce livre, j’ai retenu, étant donné que ce type de coup dur explique clairement le processus identitaire des individus, l’épreuve du divorce et de la séparation.

Une épreuve entre soi et soi

L’épreuve vécue, aujourd’hui, témoigne du processus d’individualisation qui traverse toutes les sociétés occidentales. Si nous individualisons nos vies de cette manière, c’est que nos sociétés ont démocratisé le récit sur soi par soi : « Que vais-je faire de ce que l'on a fait de moi? », dixit Jean-Paul Sartre.

Nous sommes alors responsables des drames comme des succès de notre vie, nous sommes le principal artisan de notre sort. Et la famille contemporaine n’y échappe pas, car « la modernité a fait sa marque au Québec comme ailleurs : virage à 180 degrés de la fécondité, divorce, remplacement de la famille par l'État pour de nombreux services aux enfants et aux personnes âgées [et redéfinition de la] conception même de la famille2 ».

Le couple et la famille ont vécu, en quelques décennies, d’importantes transformations sociohistoriques et anthropologiques. Les récits recueillis pour l'ouvrage en témoignent.

La méthode : le parcours de vie

Les travaux au cœur du livre se situent dans le cadre de la programmation de recherche Changements et événements au cours de la vie (CEVI3). Ce programme international « étudie la perception qu'ont les adultes de divers pays des changements survenus dans leur propre vie ainsi que dans leur environnement sociétal depuis leur naissance ». Partie de Genève en 2003, « l'étude a été étendue à l'Argentine (2004), au Mexique (2005), au Canada (2007), au Chili (2008), à la Belgique, à la France et à l'Italie (2009), au Brésil et à la Chine (2010), à la Croatie, à l'Inde et à l'Uruguay (2012) ».

La méthode que j'ai employée est mixte4 : de fait, j’ai voulu combiner l’approche qualitative et l’approche quantitative dans la même étude afin de répondre d’une manière optimale et originale à l’étude de la séparation et du divorce.

Quelque 504 adultes de la ville de Québec, distribués également en cinq catégories d’âges (20-24 ans, 35-39 ans, 50-54 ans, 65-69 ans et 80-84 ans), ont rempli le questionnaire auto-administré de l’étude CEVI.

Les 20-24 ans, une génération éprouvée par la désunion

J’ai d’abord demandé aux participants quels étaient les événements marquants de leur parcours de vie. De l'analyse de contenu ressortent quatre épreuves. Le tableau suivant les détaille.

Le décès d’un proche est l’épreuve la plus citée dans les catégories d’âges au-dessus de 35 ans (de 31 % à 48 %). Pour les 20-24 ans, cependant, c’est l’épreuve du divorce parental ou la séparation de leur propre couple qui est la plus mentionnée, avec 35 %. Par ailleurs, le divorce (séparation) est la deuxième épreuve la plus citée chez les 35-39 ans, les 50-54 ans et les 65-69 ans (de 18% à 25%). C’est seulement chez les 80-84 ans que cette épreuve est presque absente, avec 5 %.

Doute et douleur

Derrière chaque divorce (séparation) se cachent souvent des souffrances et des drames familiaux. Plusieurs participants ont indiqué avoir vécu des émotions fortes telles que le doute, la déchirure, la colère, l’effondrement, la culpabilité, la révolte, la détresse, l’échec, la douleur, la solitude, la peur, la honte, la rage, et même le goût de mourir. Pour en témoigner, voici l’expression de différentes conséquences de cette épreuve :  

  • « Cette relation m'a causé beaucoup d'instabilité professionnelle et émotive et m'a laissé des séquelles. » (femme de 52 ans, âgée de 44 ans lors de la séparation)
  • « La nature imprévue et intense de cette perte a déstabilisé toutes mes relations d'amour par la suite et m'a même causé des périodes allant de quelques semaines à plusieurs années de dépression. » (homme de 63 ans, âgé de 23 ans lors de la séparation)
  • « Dépression majeure, thérapie, médication, choix différents, faire confiance à la vie! Apprendre à vivre seule, vouloir ce que je veux désormais pour moi. » (femme de 37 ans, âgée de 35 ans lors du divorce)

Les idéaux en état de choc

Une onde de choc traverse et secoue ces vies. On réinterroge les valeurs, les normes sociales intériorisées, les idéaux pour le couple et la famille. À ce sujet, citons quelques récits de participants :

  • « C'est l'évènement le plus marquant de ma vie. J'ai vu s'effondrer mon rêve d'avoir une famille, du moins selon le modèle traditionnel. J'ai vécu beaucoup de tristesse, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant, du moins pas aussi intensément. » (femme de 33 ans, âgée de 32 ans lors du divorce)
  • « Naissance de mon enfant et divorce : rêve de mère qui s'est concrétisé et effondrement du rêve de la famille que je souhaitais faire. » (femme de 41 ans, âgée de 35 ans lors du divorce)
  • « Je m'étais mariée pour la vie. Fin de la vie de famille. Perturbation de ma vie familiale, sociale et professionnelle. Équilibre émotif fortement perturbé. Détresse. » (femme de 65 ans, âgée de 39 ans lors du divorce).

Les leçons de l’adversité

Les idéaux du couple et de la famille sont lourdement affectés par l’épreuve du divorce ou de la séparation. Cela dit, si les participants arrivent à identifier les conséquences, qu’apprennent-ils de cette épreuve? En d’autres mots, « par le souffrir, apprendre. Mais apprendre quoi?5 ». Les prochains extraits portent plus spécifiquement sur la démonstration de la capacité d’action des individus :

  • « Ma première véritable rupture amoureuse. Malgré la peine, cette rupture a éveillé de grands changements en moi et m'a permis de me transformer et d'évoluer, tant sur le plan personnel que professionnel et social. Après cette rupture, je suis retournée à l'école après plusieurs années d'absence. » (femme de 35 ans, âgée de 22 ans lors de la séparation)
  • « Ma plus grosse peine d'amour. J'ai eu envie de tout laisser tomber, sauf la vie. J'ai découvert autant de force que de faiblesse en moi. Cela a été la période la plus créative de ma vie. » (femme de 19 ans, âgée de 17 ans lors de la séparation)

L’épreuve amène de la souffrance, comme je l’ai repéré dans les réponses des participants. Une souffrance qui interroge l’identité narrative sur « la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement6 ».

Dans nos sociétés, l’individu devra puiser dans ses ressources individuelles et son réseau relationnel, culturel ou économique pour affronter7 les épreuves et ainsi forger son identité. Une identité « complexe, unique, irremplaçable, ne se confondant avec aucune autre8». En conséquence, tout individu expérimente, à géométrie variable, le « “je souffre – je suis” de l’existence humaine, mais inscrit dans une vie individualisée et insubstituable : “je suis ce que je me raconte”9 ».

À l’instar de ceux d’autres auteurs10, mes travaux réitèrent que les épreuves de la vie constituent un des moyens concrets et privilégiés pour décrire le processus identitaire de l’individu contemporain. De fait, cette étude contribue à mieux comprendre comment les individus d’aujourd’hui se racontent et se définissent au travers des « coups durs de la vie », tels que les épreuves de la séparation et du divorce.

Contrairement à l’épreuve du deuil11 ou de la maladie12, ce type d’épreuve explique le processus identitaire. L’individu des sociétés contemporaines doit, souvent seul, affronter, traverser et trouver un sens à un type d’épreuves individuelles qui n’existait pas, au Canada, voilà à peine quelques années. Cette compréhension peut mener à accompagner les individus dans leur quête de sens et à mieux les outiller dans l’interprétation de leur souffrance dans un monde détraditionnalisé.

  • 1Paul RICŒUR (1992), « La souffrance n’est pas la douleur », Psychiatrie française, numéro spécial (juin), 58-69, p. 63.
  • 2Jacques-T. GODBOUT, Johanne CHARBONNEAU et Vincent LEMIEUX (1996), « L’étrange modernité de la famille québécoise ». Dans Mikhaël Elbaz, Andrée Fortin et Guy Laforest, Les frontières de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec, Québec, Les Presses de l'Université Laval, p. 84.
  • 3Ma thèse doctorale s’inscrit dans le cadre du programme de recherche international Changements et événements au cours de la vie (CEVI), dirigé par Christian Lalive d’Epinay, de l’Université de Genève, et Stefano Cavalli, de la Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana (Manno, Suisse).
  • 4Voir John W. CRESWELL (2003), Research Design. Qualitative, Quantitative, and Mixed Methods Approaches, 2e éd., Sage Publications.
  • 5Paul RICŒUR, op. cit., p. 58.
  • 6Paul RICŒUR, op cit., p. 59.
  • 7Robert CASTEL et Claudine HAROCHE (2001), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l'individu moderne, Paris, Éditions Fayard.
  • 8Amin MAALOUF (1998), Les identités meurtrières, Paris, Éditions Bernard Grasset, p. 30.
  • 9Éric DESCHAVANNE et Pierre-Henri TAVOILLOT (2007), Philosophie des âges de la vie. Pourquoi grandir? Pourquoi vieillir?, Paris, Éditions Bernard Grasset, p. 265.
  • 10François DUBET (2005), « Pour une conception dialogique de l’individu », EspacesTemps.net; Danilo MARTUCCELLI (2006), Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Éditions Armand Colin.
  • 11Christian BERGERON (2013), L’individualisation d’épreuves de la vie dans la modernité avancée. Une analyse selon la perspective du parcours de vie. Thèse de doctorat inédite. Université Laval.
  • 12Christian BERGERON (2014) (soumis), « La capacité d’agir sur les épreuves relatives à la santé. Une analyse selon le genre », Sciences sociales et santé.

  • Christian Bergeron
    Université Laval

    Christian Bergeron est docteur en sociologie de l’Université Laval et maître en gérontologie de l’Université de Sherbrooke. Il est responsable du volet canadien de l’étude internationale CEVI. Ses champs d’intérêt sont la famille et la globalisation. 

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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