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Étienne Harnad, Université du Québec à Montréal, Johanne Lebel, Rédactrice en chef de Découvrir
Seul le quart des quelque 2 millions d’articles scientifiques publiés annuellement sont en accès libre. Et ce chiffre stagne douloureusement depuis 10 ans. Quelque chose de sérieux ferait-il obstacle?

DÉCOUVRIR : Professeur Harnad, pouvez-vous situer un peu le contexte de cet enjeu?

Étienne Harnad : : L’accès libre dont je vais vous parler, c’est celui de ces 2 millions d’articles publiées dans quelque 28,000 revues révisées par les pairs.

DÉCOUVRIR : On parle des revues imprimées ou en ligne?

Étienne Harnad :Toutes les revues imprimées, ou presque, ont une version en ligne, ce qui ne veut pas dire « accès libre ». Il faut payer, s’abonner ou détenir une licence pour y avoir accès. En fait, les revues, libérées de l’imprimé, ont continué d’être payantes comme si rien n’avait changé; c’est à cause de ce non-sens qu’on a lancé le mouvement pour l’accès libre, il y a 20 ans déjà.

DÉCOUVRIR :  Le changement de paradigme auquel on aurait pu s’attendre avec l’ère numérique ne s’est pas fait?

Étienne Harnad : En effet. À l’heure actuelle, environ 20 % des articles chaque année sont en accès libre. Pourtant, quand on interroge les chercheurs, la plupart disent désirer partager leurs publications.

En 1994, j’ai fait une proposition subversive d’une rare simplicité : que les auteurs mettent une version en ligne, gratuite, en supplément de la version publiée dans une revue. Voilà, c’est tout simple. Mais cela ne s’est pas fait. Pourtant, c’est dans l’intérêt de l’auteur de faire connaître ses travaux, c’est la dynamique même de la recherche universitaire ou publique. Pourquoi alors n’ont-ils pas suivi cette proposition? Bien, il y a 38 raisons et je ne vais pas vous embêter avec cette liste, mais laissez-moi vous donner les principales. Vous allez comprendre.

Première raison. On dit souvent que les maisons d’édition considèrent le libre accès comme une sorte de menace à leur existence même. On a donc tendance à croire qu’elles feront tout pour l’interdire. De fait, c’est très rare. Quelque 60 % des revues permettent l’accès libre sans embargo; les autres 40 % acceptent le principe du libre accès, pour des raisons de relations publiques sans doute, mais demandent un embargo de 6 à 12 mois. Il y a donc une fausse perception qui inhibe le partage. Deuxième raison. Les auteurs craignent que les maisons d’édition qui disent « Allez-y » changent d’idée ou refusent de les publier. Pris sous le principe de publier ou périr, le chercheur ne veut pas mettre en péril le système. C’est bizarre, on offre nos œuvres à ces maisons d’édition comme des mendiants, à genoux par terre, en disant : « S’il vous plaît, acceptez mon article parce que c’est cela qui fait ma carrière. »

Allons maintenant du côté de l’économie, la troisième raison. Les auteurs ont peur de faire crever leur maison d’édition, de la ruiner. Et les maisons d’édition encouragent cette perception. « Si vous voulez le contrôle de pairs, ne mettez pas en accès libre, ou ne le faites pas avant l’embargo, etc. » Elsevier, la plus grande maison d’édition scientifique, avec 2000 revues, est « ouverte » au libre accès dans les faits, mais elle entretient aussi ces rumeurs de menace sur la bonne santé du système de recherche.

La publication des articles occasionne des coûts. Le travail des pairs est gratuit, mais il y a des frais de coordination. Faisons un petit peu de calculs. Pour la moyenne des 28 000 revues, si on additionne ce qu’elles reçoivent par les abonnements, les revenus par article sont entre 1500 et 5000 dollars. Nature and Science, pour sa part, reçoit 20 000 dollars par article. Maintenant que nous avons la diffusion numérique, quels sont les vrais coûts de la gestion du contrôle des pairs? Au-dessous de 500 dollars par article.

DÉCOUVRIR : En fait, le véritable rôle des revues, c’est la vérification par les pairs.

Étienne Harnad : Oui, il faut l’expertise du comité de pairs, et c’est ça essentiellement qui devrait justifier l’existence d’une revue, et donc de ses frais essentiels. La revue a comme rôle d’organiser le processus et d’en assurer la rigueur. Ces pairs sont les chercheurs eux-mêmes. Tout comme on offre nos écrits aux maisons d’édition, on offre nos services de contrôle de qualité.

DÉCOUVRIR : Pouvez-vous nous parler un peu des concepts d’accès vert et « doré »?

Étienne Harnad : Avec l’accès libre, comme le veut ma proposition subversive, les auteurs auto-archivent sur Internet une version acceptée par les pairs. Cette version est gratuite et accessible à tous. Ça, c’est l’accès libre vert (green open access). Dans l’accès libre doré (gold open access), ce sont les maisons d’édition qui se convertissent au libre accès. Au lieu de demander des cotisations à des institutions pour accéder à une revue, elles exigent des frais pour publier un article. Alors, faisons une comparaison. À partir de l’ensemble des cotisations institutionnelles, les maisons d’édition reçoivent 1500 à 3000 dollars en moyenne par article. De cette somme, le contrôle par les pairs représente un coût de 200 à 500 dollars. Le reste, ce sont des frais inutiles. Ces maisons d’édition dorées demandent beaucoup plus que ce qui est nécessaire. Les universités n’ont pas assez de sous pour payer les frais de publication de ces nouvelles revues dorées en sus des frais de cotisation des revues établies non dorées, qui restent la majorité prépondérante et qu’on ne peut annuler faute d’un moyen alternatif d’accéder à leurs articles. C’est l’auto-archivage vert qu’il faut privilégier, car c’est lui qui fournit ce moyen d’accès alternatif.

DÉCOUVRIR : Sommes-nous dans une impasse?

Étienne Harnad : Non, ce n’est pas un cul-de-sac. C’est tout simplement une barrière à franchir. Pour ce, il faut donner une petite poussée aux chercheurs : les bailleurs de fonds devraient obliger tout simplement le dépôt des articles en accès libre issus des recherches qu’ils financent.

Ce serait le modèle d’obligation « optimal ». Une directive de la part des bailleurs de fonds, des universités ou des instituts de recherche à l'effet de déposer dans l’archive institutionnelle la version finale de l’auteur au moment où elle est acceptée par le comité de pairs. L’auteur a le choix de déposer et mettre en accès libre immédiatement, ou de déposer et garder en accès restreint jusqu’à la fin d’un embargo. Pendant l’embargo, l’archive institutionnelle permet  à tout utilisateur de demander avec un simple clic une copie pour des buts de recherche, et l’auteur peut l’accorder avec un simple clic aussi. Sans obligation officielle, les données le prouvent, les auteurs ne déposent pas.

L’obligation la plus réussie est celle adoptée par l’Université de Liège en Belgique. Leur secret, c’est le lien avec l’évaluation. Les articles doivent être déposés pour être pris en compte dans l’évaluation des chercheurs. Le taux de dépôt y est monté à plus de 80 % en moins de deux ans. C’est très performant.  De notre côté, malgré l’accessibilité des archives institutionnelles dans la majorité des universités, elles sont vides à 80 %.

Le secret de l’Université de Liège, c’est le lien avec l’évaluation. Il faut que les articles soient déposés pour qu’ils soient pris en compte dans l’évaluation des chercheurs.

DÉCOUVRIR : L’approche de Liège est astucieuse.

Étienne Harnad : En effet. C’est très réussi, et maintenant, il y a, disons, une dizaine d’universités ou plus, j’espère, qui ont adopté cette approche. Dans les autres cas, on observe des formes d’obligations sous-optimales : des obligations universitaires, dans 230 institutions, et à peu près 70 ou 80 obligations de bailleurs de fonds. Par exemple, Harvard propose l’obligation suivante : les chercheurs et professeurs se sont accordés sur le fait qu’ils conservent leurs droits de mettre en accès libre toutes leurs publications. Donc, par défaut, leurs droits à auto-archiver sont gardés et cédés à l’Université Harvard. Pas mal, no

DÉCOUVRIR : Mais ils ne sont pas obligés de déposer?

Étienne Harnad : Voilà. Ils peuvent opter pour ne pas déposer. Donc, dans les faits, ce n'est pas une obligation, le geste de déposer demeure facultatif. Le geste doit être obligatoire. C’est pour ça que le modèle de Liège est vraiment le modèle optimal.

DÉCOUVRIR : L’université de Liège aura un portrait utile de la recherche qui est produite chez elle. C’est un bel avantage.

Étienne Harnad : Voilà où est le nœud. Voilà qui ouvrirait les valves. Adopter une « obligation » performante. Maintenant, ce sont les administrateurs des universités et les bailleurs de fonds qu’il faut convaincre. On est rendus là et cela ne me semble pas très subversif. 


  • Étienne Harnad
    Université du Québec à Montréal

    Étienne Harnad, professeur au Département de psychologie de l'UQAM, est un des pionniers dans la réflexion sur l'accès libre aux connaissances, en témoignent ses nombreux articles sur le sujet.

  • Johanne Lebel
    Rédactrice en chef de Découvrir

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