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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
Il y a eu controverse, il y a quelques années, à propos de la nature de Pluton. Acerbe et plus longue, elle a fait descendre au purgatoire, vraisemblablement pour toujours, la planète associée au dieu des Enfers. Il vaut la peine de s’arrêter sur ce débat, riche d’enseignements.

Pour la première fois de l’histoire, un objet fabriqué par l’homme a quitté le système solaire. En effet, la sonde américaine Voyager I est « officiellement » entrée dans le monde inexploré de l’espace interstellaire. Le faible signal radio qu’elle émet doit maintenant franchir l’incroyable distance de quelque 19 milliards de km avant de nous parvenir. L’exploit est d’autant plus remarquable que lors de son lancement, il y a trente-six ans, jamais les scientifiques de la NASA n’avaient envisagé la possibilité que ses instruments puissent demeurer si longtemps opérationnels. À l’époque, on leur accordait une durée de vie maximale de cinq ans. Or, Voyager I a maintenant quitté l’héliosphère, la zone d’activité du vent solaire issu de notre astre, et dépassé l’héliopause, la région frontalière qui en marque la limite, pour entrer dans le vide intersidéral. Pourtant, elle transmet encore.

Officiellement, dites-vous?

« Officiellement », en effet, parce qu’il a fallu que les spécialistes s’entendent d’abord sur l’interprétation des données recueillies. En l’occurrence, le fait que la poussée du vent solaire n'était plus suffisante pour contrebalancer le sursaut d'intensité du flux de particules cosmiques, associé par les modèles au milieu interstellaire. Tous n’étaient pas d’accord, de sorte que c’est le 12 septembre 2013 seulement qu’Edward Stone, le scientifique du Caltech attaché au programme Voyager et porte-parole de la NASA pour la circonstance, a pu annoncer publiquement la sortie du système solaire, probablement en août 2012. Le buzz médiatique qui a suivi la spectaculaire annonce, bien qu’en phase avec la déclaration a posteriori, retarde donc, en fait, d’une année sur l’événement lui-même.

Cette controverse entre spécialistes nous rappelle opportunément qu’en science, comme partout ailleurs, il faut d’abord s’entendre sur les définitions, puis interpréter les données en conséquence, ce qui n’est possible que grâce à un modèle théorique. Comme l’explique Don Gurnett, de l’Université d’Iowa, en évoquant les prédictions du modèle dominant : « Nous avons sursauté sur nos chaises quand nous avons constaté ces oscillations dans nos données, car elles montraient que le vaisseau se trouvait dans une région totalement nouvelle, conforme à ce que l'on peut attendre dans l'espace intersidéral et entièrement différente de l'héliosphère, la bulle formée par les rayons solaires »1.

Brouille plutonienne

Une controverse semblable s’était produite, il y a quelques années, à propos de Pluton. Acerbe et plus longue, elle a fait descendre au purgatoire, vraisemblablement pour toujours, la planète associée au dieu des Enfers. Il vaut la peine de s’arrêter sur cet autre débat, car il est riche d’enseignements.

Sise aux confins de notre système, Pluton a toujours fait figure de parfaite étrangère dans l’agencement planétaire. Elle ne ressemble ni aux quatre premières planètes telluriques, Mercure, Vénus, la Terre et Mars, ni aux quatre géantes gazeuses qui suivent dans le cortège solaire : Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. Premier objet transneptunien, ce minuscule corps glacé met plus de 248 ans à accomplir sa révolution autour de l’étoile-mère. De plus, son orbite très excentrique croise au passage celle de Neptune, la chevauchant même parfois, sans compter que, contrairement à celle des autres planètes, elle est très inclinée par rapport au plan de l’écliptique. En somme, depuis son identification en 1930, cet astre non standard faisait éclater tous les cadres connus. Comment expliquer tant d’anomalies?

On l’ignorait encore à la fin du XXe siècle, jusqu’à ce qu’on découvre l’existence de multiples astres semblables : Xena, Quaoar, Éris, Sedna, Haumea, Makemake, etc. Certains de ces corps célestes, tel Éris, sont d’ailleurs plus massifs que Pluton lui-même. On en a dénombré jusqu’à présent plus d’un millier, situés dans ce qu’on appelle la ceinture de Kuiper, du nom de l’astronome hollandais (1905-1973) qui a modélisé, dès 1951, l’existence de cet amas. Très éloignés, gravitant au-delà de l’orbite de Neptune, et aussi peu lumineux que Pluton, on ne pouvait les voir. C’est seulement grâce à des observatoires mieux outillés ou à des télescopes spatiaux comme Hubble que l’on a pu déterminer leur présence.

Pluton et sa nouvelle famille : les « naines »

Pluton s’était enfin trouvé une famille et du coup, son caractère anormal disparaissait. Mais on l’imagine sans peine, cette découverte n’irait pas sans heurts. Comment classer une telle profusion de corps célestes? Quel nouveau statut accorder à Pluton : fallait-il la destituer ou, au contraire, promouvoir les autres astres au rang de planètes? La question était d’autant plus délicate qu’elle ne faisait pas l’unanimité auprès des spécialistes.

Après des années de débats intenses et de propositions non concluantes, on se décida à trancher. C’est ce que fit la 26e assemblée générale de l'Union astronomique internationale (UAI), à Prague, en 2006. Pour la première fois de l’histoire de la discipline, des astronomes et des planétologues réunis devaient s’entendre sur une définition qui ferait autorité : qu'est-ce au juste qu’une planète?

À la suite de discussions houleuses, Pluton fut finalement déclassée et l’on créa une nouvelle catégorie, les planètes naines, en même temps que l’on clarifiait et resserrait le concept. La planète correspond désormais à un corps céleste en orbite autour du Soleil ou d’une autre étoile, qui dispose d’une masse suffisante pour que sa gravité propre le maintienne en équilibre hydrostatique et « nettoie » son environnement immédiat. Toute nouvelle, cette dernière précision est capitale puisqu’elle implique qu’une planète authentique est apte à dégager son orbite proche, soit en transformant tout corps rival de taille comparable en satellite, soit en provoquant sa destruction par collision. C’est précisément ce que les planètes naines comme Pluton sont incapables de faire. Q.E.D. Enfin, notons qu’on a introduit une dernière catégorie d'astres, celle des « petits corps », qui regroupera désormais les comètes, les astéroïdes et les satellites naturels.

Une situation analogue s’était produite au début du XIXe siècle. L’astronome italien Piazzi (1746-1826) avait découvert, en 1801, l’existence de Cérès. Seul corps de sa catégorie alors connu, le nouvel astre fut considéré pendant un temps comme une planète et présenté comme tel dans les manuels d’astronomie. Mais bien vite, des objets semblables furent identifiés dans la région située entre Mars et Jupiter. Il fallut en conséquence revoir le statut de ce corps, dont le diamètre avoisine tout de même 1 000 km. Finalement, on adopta, là aussi, de nouveaux critères de définition et l’on créa la catégorie des astéroïdes, ce qui déchut Cérès de son rang de planète. Aujourd’hui, étant donné le déclassement de Pluton et sa nouvelle dénomination, Cérès est considérée comme la seule planète naine de la ceinture d’astéroïdes.

Classer et déclasser : des gestes bien scientifiques...

Ce type de « remise en ordre » est chose régulière dans l’histoire des sciences en général et en astronomie en particulier, et elle appelle plusieurs remarques. La première est d’ordre épistémologique. En science, la définition et la dénomination subséquente, tout comme la classification, constituent habituellement des étapes liées, chacune étant préalable à l’explication elle-même. Certains croient même que le progrès des connaissances est forcément tributaire d’une précision accrue des définitions2 ou des classifications.

C’est ainsi par exemple que le premier, Aristote a pu dresser un inventaire du vivant, et classer les quelque 500 espèces analysées au cours de ses travaux. Mais pour ce faire, il lui a d’abord fallu élaborer le concept même de définition, et développer à cette fin les notions de genre, d’espèce et de différence spécifique. C’est cette nomenclature binomiale que Linné (1707-1778) a ensuite améliorée en y ajoutant trois niveaux : le règne, l’ordre et la classe, des ajouts rendus nécessaires par la multiplication des spécimens, consécutive à la découverte de l’Amérique et à l’exploration de l’Afrique. Ainsi peaufinée, cette taxonomie constitue encore la base de la « systématique » en biologie. C’est un phénomène analogue qui a mené à la déchéance de Cérès. Tant qu’on n’avait pas trouvé de corps semblables, on pouvait la considérer comme une planète. Mais lorsqu’on put observer ensuite Pallas, puis Junon et Vesta, il fallut se rendre à l’évidence et instituer une catégorie nouvelle, celle des astéroïdes, qui forment une large ceinture au-delà de Mars.

Pour Pluton, non seulement on a créé une classe d’objets célestes inédits, mais il a fallu en outre modifier la définition antérieure d’une planète.

Le cas de Pluton est similaire, à cette nuance près : non seulement il a nécessité la création d’une classe d’objets célestes inédits, mais il a fallu en outre modifier la définition antérieure d’une planète. Et ironiquement, c’est la découverte d’une deuxième ceinture de corps célestes, celle de Kuiper, qui a ressuscité, à deux cents ans de distance, les débats enflammés engendrés par la première.

Un purgatoire surpeuplé

Les exemples de définitions devenues inutilisables parce qu’on ne leur trouvait plus de traduction fonctionnelle abondent dans l’histoire des sciences. Prenons la notion d’élément. D’abord mise en œuvre par les premiers philosophes grecs, la quadripartition Terre, Air, Eau et Feu perdure, 2500 ans plus tard, dans l’usage populaire, mais elle est devenue irrévocablement préscientifique au moment où le physicien et chimiste Boyle (1627-1691) en a proposé une nouvelle version opératoire : l’élément allait devenir un constituant expérimentalement indivisible d’un corps matériel quelconque (The Sceptical Chymist, 1661). Boyle ouvrait ainsi la voie à la chimie moderne.

C’est ce qui s’est produit dans le cas de Pluton également : trop générale, la définition antérieure d’une planète avait terminé sa vie utile, car elle ne permettait plus d’opérer les distinctions nécessaires entre les nombreux corps célestes apparaissant régulièrement dans les objectifs des plus puissants télescopes.

Outre l’aspect épistémologique, la rétrogradation de Pluton soulève aussi des questions d’un tout autre ordre. Comme chacun sait, en histoire des sciences, les facteurs non scientifiques jouent parfois un rôle déterminant; le processus de découverte diffère largement de l’ordre d’exposition des manuels. Entre autres, la sociologie de la science a mis en lumière l’importance des communautés de recherche. Or, qui dit communauté dit ouverture potentielle sur le nationalisme et, malheureusement, possibilité de chauvinisme. Le cas de Pluton est exemplaire à cet égard.

Les avocats chauvins de Pluton

Nous l’avons dit, la communauté des astronomes, réunie en assemblée générale en 2006, a dû statuer sur l’exclusion de Pluton et la nouvelle appellation de planète naine. Voter sur une question scientifique constitue une procédure pour le moins inhabituelle, mais c’est nécessaire quand on ne peut parvenir à un accord et que l’impasse théorique menace de compromettre les recherches. Dans une chronique antérieure, nous avions déjà eu l’occasion d’analyser un exemple célèbre : le congrès de chimie de 1860, à Karlsruhe3. Quoique moins cruciale, la déchéance de Pluton constitue un autre cas d’espèce.

Mais on peut légitimement s’interroger : pourquoi donc un tel corps céleste avait-il été reconnu à l’origine comme une planète en bonne et due forme; son caractère atypique n’aurait-il pas dû soulever de sérieux doutes? C’est ici que le nationalisme entre en scène. Il faut savoir que Pluton était la première planète identifiée par un Américain, Clyde Tombaugh (1906-1997), toutes les autres l’ayant été par des astronomes de l’Antiquité ou, pour les cas plus récents tels Uranus et Neptune, par des Européens. Ne pas promouvoir Pluton ou, plus encore, la démettre soixante-quinze ans plus tard faisait donc vibrer une corde sensible aux États-Unis. D’ailleurs, touche flagrante de chauvinisme, suite au vote de l’Union astronomique internationale, une pétition circula pour contester la décision majoritaire ainsi que le processus utilisé4. On y demandait en outre une période de réflexion supplémentaire pour arriver à une définition plus appropriée de la notion de planète. On l’aura deviné, parmi les quelques centaines de signatures d’astronomes et de planétologues de la liste, on trouvait... une majorité d’Américains. Heureusement, elle fut rejetée.  

Des aléas de la découverte de nouveau corps…

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, affirmait Pascal. Forgée dans l’airain, la formule a fait mouche et, près de quatre siècles plus tard, elle résonne encore à nos oreilles. Mais on l’a vu, qu’il s’agisse de l’entrée de Voyager I dans le vide intersidéral ou du statut de Cérès et Pluton, la découverte de nouveaux corps fait beaucoup jaser. Présentement, on estime que la ceinture de Kuiper pourrait être vingt fois plus étendue que la ceinture d’astéroïdes et qu’elle contiendrait 100 000 corps excédant 100 km de diamètre! Déjà, elle a relégué Pluton au purgatoire, ce qui n’est pas un mince exploit. À mesure qu’on va l’explorer et mieux la connaître, parions qu’elle continuera à susciter la curiosité et à éveiller les passions. Car si la moisson régulière de découvertes scientifiques a en général le don de faire taire les plus sceptiques, les résultats controversés, eux, contribuent plutôt à rendre très bavarde la communauté des chercheurs. Ce qui confirme une fois encore l’adage populaire : la parole est d’argent, mais le silence est d’or. 

Notes et références :

  • 1. Jean-Louis Santini, La sonde Voyager I sort du système solaire.
  • 2.  En épistémologie, les spécialistes distinguent divers types de définitions : implicite, explicite, stipulative, réelle, nominale, etc.  Le lecteur qui voudrait creuser la question pourra se reporter au Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, de Robert Nadeau (Paris, PUF, 1999).
  • 3.  Voir La querelle de l'atomisme, revue électronique Découvrir (édition d’octobre 2010).
  • 4. Une pièce de théâtre, aussi ludique que didactique, joue d’ailleurs présentement à Québec : Pluton va en appel...

  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
    Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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