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Jean-Pierre Alix, Centre national de la recherche scientifique, France
L’activité de recherche s’inscrit dans un régime d’échange avec la société. En contre-partie du financement public, les chercheurs offrent tout une panoplie de services : expériences et publications, expertise et soutien du développement technique, analyses et perspectives de notre société dans le monde, etc. La politique scientifique que j’appelle de mes vœux consiste à tenir tout cela ensemble, à une époque où l’idéologie du progrès, qui constituait auparavant un ciment commun, s’affaiblit.

Suite de l'entretien avec Jean-Pierre Alix, ingénieur de recherche au Centre national de la recherche scientifique de France. La première partie de l’entretien a rappelé que la recherche (la science) est un élément fondateur de notre civilisation, et qu’elle participe à une circulation large des connaissances dans la société tout en proposant une transformation continue de celle-ci. De là la permanence de la discussion « Sciences en société ».

Johanne Lebel : En 2007-2008, après une période d’observation, vous lanciez un ensemble de projets dans le cadre de votre mission « science et société » au CNRS. En quoi cela consistait-il ?

Jean-PIerre Alix : Après les colloques et les enquêtes, et en raison de la dimension multiple de la « science en société » – dimension apparaissant de plus en plus évidente –, plusieurs types d’actions étaient lancées : les unes pour la compréhension, les autres pour l’expérimentation et l’action.

  • Un programme de recherche soutenu par l’Agence nationale de la recherche

Intitulé Sciences, technologies, savoirs en société. Enjeux actuels, questions historiques, le programme visait à analyser le « complexe » des relations science-société. Préparé longuement par la mobilisation d’une dizaine de groupes de travail réunissant près de 300 chercheurs , l’appel d’offres comportait cinq axes  pour analyser « comment se déploient et se sont déployés les sciences, les technologies et les savoirs dans divers espaces géographiques et géopolitiques, comment ils ont pris forme en société, en économie, en culture… ». Nul doute qu’une riche moisson est attendue et qu'elle approfondira notre connaissance de nombreuses parcelles du champ science-société, tout en suggérant des approches généralistes de ce champ et de ses régimes. Rendez-vous en 2013 pour cela.

  • Une ouverture au sein des nouveaux investissements d’avenir

En 2010, le gouvernement décidait de relancer les pratiques science-société dans le cadre des investissements d’avenir . Un appel d’offres intitulé Le développement de la culture scientifique et l’égalité des chances s’ouvrait cette année-là pour « soutenir une évolution dans la présentation et l’enseignement des sciences et des techniques  […] laissant plus de place à l’autonomie des jeunes […] pour donner une impulsion à la culture scientifique et technique sur le territoire et soutenir des initiatives favorisant l’égalité des chances ».

  • L’inscription au schéma stratégique du CNRS

Le CNRS, traditionnellement consacré aux projets porteurs en science et aux moyens et structures pour les développer, inscrivait dans le schéma stratégique de 2010 la relation à la société dans son ensemble comme l’une des composantes.

  • Le projet « WikiCNRS », un outil de débat public

Pour être concret, l’organisme décidait également de créer un outil public de débat sur les sciences intitulé WikiCNRS. Celui-ci, construit comme un forum, s’appuyait sur les contributions d’environ 200 chercheurs fondées sur quelques règles éditoriales nouvelles comme l’accessibilité pour un public non savant, la taille limitée des articles, éventuellement la cosignature par un non-chercheur, etc. La structure générale du portail mettait en avant tous les grands thèmes du débat public tels l’énergie, la biologie de synthèse ou le changement climatique. Les documents étaient proposés au débat des experts comme au débat public. Plus d’un an de préparation avait été nécessaire pour un projet qui engageait le CNRS, comme ses chercheurs, dans une discussion ouverte à tous.

Mais au moment d’en faire le lancement, la présidence du CNRS, nouvellement nommée par le gouvernement, décidait de l’interrompre, sans doute pour des raisons d’opportunité politique dans le contexte de réforme des universités qui venait de s’implanter.

  • La Conférence européenne

La France présidant l’Union européenne au cours du second semestre 2008, une série de conférences à vocation européenne y ont été tenues, parmi lesquelles Science en société : dialogue et responsabilité, dans le cadre très approprié du Conseil économique social et environnemental. L’un des résultats majeurs fut de poser les bases d’une expertise démocratique de la science : le dialogue comme coexistence d’activités aux rationalités distinctes et limitées, déjà évoqué au cours de cet entretien.

  • Parallèlement, des études à caractère plus stratégique, sous l’impulsion du CNRS, à l’OCDE-GSF et à la Fondation européenne de la science (ESF)

Le Forum mondial de la science (FMS-GSF) est l’un des lieux, à l’OCDE, où sont menées nombre d’études à caractère stratégique sur la science. Le thème de la science en société a donné lieu en 2008-2009 à un atelier intitulé Improving the dialogue with society about scientific issues. Cet atelier a permis d'organiser les recommandations soumises aux gouvernements en trois rubriques : comment préparer le débat (légitimité des participants, questions à élucider); mener un dialogue (conditions du déroulement); impact du dialogue (décisions).

En 2009, la Fondation européenne de la science mandatait le CNRS pour étudier  les changements de la politique scientifique en raison des nouvelles relations sciences-société. Trente-cinq organisations membres, en majorité des organismes opérateurs, mais aussi des agences nationales, participaient aux travaux, publiés en 2012 sous le titre Science in society. A challenging frontier for science policy. Les principales recommandations présentées aux institutions de recherche sont de prendre au sérieux la question science-société au sein même de la politique scientifique qu’elles conduisent. Concrètement, il s’agit de reconnaître les activités des chercheurs dans ce domaine, mais plus encore de développer les compétences en programmant les activités et en les finançant, de les évaluer, et de créer des réseaux d’échange d’expérience.

  • Le programme REPERE

Indirectement, la notoriété des réflexions au CNRS sur les relations science-société inspirait le grand débat national français sur l’environnement (Grenelle de l’environnement). Mené de façon participative sous la houlette du ministre compétent, ce débat conduisait à instaurer un programme coopératif entre les ONG et le monde de la recherche (programme REPERE) sur les thèmes de l’environnement. Ce programme fédère des actions coopératives à partir desquelles on cherchera à comprendre et à modéliser les interactions, leurs atouts et leurs difficultés, tout en créant ou en soutenant le développement d’un réseau sur le territoire. Les résultats du programme sont attendus pour 2013.

Johanne Lebel : Quelles sont les leçons tirées par le CNRS?

Jean-PIerre Alix : Le CNRS, pris dans la tourmente de la réforme, avait exercé au sein de cette réflexion une influence qui excédait largement ses propres changements de pratique. Ainsi, il continue à faire de la communication au sens classique, c’est-à-dire de la diffusion. Celle-ci  reste une activité mineure qui valorise les actions des laboratoires, pas davantage. Disons que le moment n’est pas propice, et les questions restent entières. Les atouts sont présents, sauf que la volonté manque. Les lignes sont tracées (reconnaissance, programmation, évaluation, échange), mais l’action quotidienne ne change pas. Aucun espace nouveau de débat ne se crée sauf à l’extérieur du CNRS, et parfois chez ses partenaires. Tout se passe comme si le CNRS, rétracté sur lui-même comme corporation, n’était pas prêt à s’engager davantage dans l’échange et la circulation des connaissances hors du milieu scientifique. Il y a sans doute à cela des raisons de poids.

Johanne Lebel : Serait-ce que la logique interne des institutions de recherche privilégie la production des connaissances par rapport à leur usage en société? Comment peut-on passer justement de structures centrées sur l’évaluation par les pairs, à d’autres qui incluent la fonction de diffusion et de circulation?

Jean-PIerre Alix : Dans l’état actuel, les institutions scientifiques classiques sont assez réticentes face à cette vision qui bouscule leur tradition historique. Les scientifiques ont au cours du temps longuement bâti et préservé une logique interne qui comporte un degré d’autonomie important. Mais l’activité de recherche s’inscrit également dans un régime d’échange avec la société : financement contre expériences et publications, expertise et soutien du développement technique, analyses et perspectives de notre société dans le monde, etc. La politique scientifique que j’appelle de mes vœux consiste à tenir tout cela ensemble, à une époque où l’idéologie du progrès, qui constituait auparavant un ciment commun, s’affaiblit. Il faut (ré)intégrer production et circulation des connaissances en respectant l’identité et le temps propre de chaque partenaire. On n’évitera pas la discussion démocratique sur le sujet. On ne réduira pas la science à la société. Ni la société à la science.

On n’évitera pas la discussion démocratique sur le sujet. On ne réduira pas la science à la société. Ni la société à la science.

Pour ceux qui ont conscience qu’il le faut, puisque nous vivons dans un environnement global très différent, il est clair que les risques et la responsabilité d’agir sont partagés entre les gens qui font les politiques scientifiques, ceux qui dirigent les institutions, et les chercheurs. Mais ils le sont aussi par les partenaires. Ici, il faut considérer que nous ne sommes pas face à un divorce entre les scientifiques et leur société, mais face plutôt à une dissociation des rôles et des champs d'intérêt. Dissociation veut dire qu’il existe des zones d’intérêt commun et des zones propres à chaque partenaire. Les premières sont des zones d’échange, des zones d’hybridation et de confrontation des cultures. Il faut identifier ces zones d’échange , les comprendre et imaginer comment les interactions vont s’y développer dans le temps. Il faut réapprendre à relier. C’est le problème le plus difficile, car il demande de la part de l’État une position non partisane, et, des acteurs, une vision mieux partagée.  Voilà la scène, l’immense reconstruction que nous avons à bâtir. Immense, car elle demande un effort de distanciation, de respect entre acteurs, alors que les positions d’intérêt sont établies.

Johanne Lebel : Qu’est-ce qui s’oppose à cette reconstruction?

Jean-PIerre Alix : Si l’on prend un peu de recul sur le monde, on constatera facilement que les atouts préexistent (voir LaboCité), mais que des obstacles importants subsistent. Parmi eux, les idées néolibérales , qui dominent présentement et sous-tendent un grand nombre de politiques. L’offre qui est faite aux scientifiques, c’est de rentrer dans cette logique. Ce n’est pas l’offre d’un pacte nouveau, multidimensionnel, avec la société; c’est : « Ou vous entrez dans la logique dominante et il y aura des motifs politiques de soutenir la recherche, ou bien cela ne nous intéresse pas ». C’est une simplification, certes, mais elle a l’avantage de mettre clairement en évidence la vision dominante de la recherche, et de faire apparaître les craintes des scientifiques, dont la formation initiale et l’activité sont prioritairement organisées autour de l’évaluation. Si l’on veut privilégier un régime équilibré d’échanges entre la recherche et la société, il faut lever un autre obstacle, celui de la prédominance de l’évaluation fermée sur les pairs.

Si l’on veut privilégier un régime équilibré d’échanges entre la recherche et la société, il faut lever un autre obstacle, celui de la prédominance de l’évaluation fermée sur les pairs.

Lisez le schéma français, le schéma européen, vous y trouverez la même approche. Et elle se traduit concrètement par des réformes des circuits de financement et des réformes de structures qui modifient la vie de laboratoire. En France, il faut ajouter à cela le pari politique que le rééquilibrage des organismes nationaux vers l’université contribue plus efficacement à cette société de la connaissance que l’Europe a adoptée en 2000.

Johanne Lebel : Comment se traduit cette dominante néolibérale dans le quotidien des chercheurs?

Jean-PIerre Alix : Les financements sur projets ne cessent d’augmenter, par exemple. Les chercheurs qui se trouvent dans cette situation passent de plus en plus de temps à monter des dossiers pour obtenir des ressources de laboratoire. On estime ce temps à 50 % dans nombre d’équipes; les seniors y passent un temps considérable, et même les juniors désormais. Mais, faute d’une discussion préparatoire sur ce qui est attendu réellement, on court également le risque du double langage, annonçant d’un côté que l’innovation envisagée est le cœur des travaux du projet, alors qu’il s’agit en réalité de consacrer les ressources obtenues aux processus de recherche fondamentale auxquels, comme chercheur, on reste très attaché.

Globalement, cette méthode amène une réduction de la liberté de la recherche au sens classique, liberté d’investiguer, liberté de former ses méthodes, liberté de choisir ses thèmes de travail. Rappelons ce truisme qu’on ne découvre pas toujours ce qu’on souhaite, ce qu’on cherche. La démarche a ses aléas. Les découvertes se font toujours de façon inattendue, par la rencontre hasardeuse entre idées éloignées. 

Johanne Lebel : La démarche même de recherche s’en trouve menacée.

Jean-PIerre Alix : En un sens oui, et c’est pourquoi c’est une question politique majeure : les chercheurs craignent que, s’ils s’ouvrent à la société telle qu’on la définit pour eux, leurs échéances de travail et leurs champs d’investigation se rétréciront, parce qu’on se fonde sur les canons de la mode managériale. C’est qui est apparemment du gaspillage pour les managers est en fait le temps d'explorer les compartiments nouveaux de la connaissance. Cela prend du temps et nécessite parfois un peu de chance, faute de quoi la recherche ne fait que reproduire les connaissances qui existent et n’en invente pas de nouvelles.

Johanne Lebel : Il y a donc un équilibre délicat à maintenir entre recherche et innovation.

Jean-PIerre Alix : Oui, et nous sommes là au cœur de la politique scientifique. Au sens classique, celle-ci consiste à choisir des chercheurs, à les sélectionner, à leur attribuer des moyens de travail réguliers, récurrents. L’innovation, qui est un autre type d’activité, orientée par le marché, sait attirer et faire travailler les compétences scientifiques de façon puissante. Si l'on ne tient pas compte de la société, de ses attentes, de son assentiment à ce qui est fait en recherche, je suis certain qu’on prépare la création de blocages nouveaux. Et les blocages, comme chacun sait, ce sont les véritables pertes de temps.

Le bon pari pour la politique scientifique, c’est de reprendre par la perspective, les enjeux communs. Il faut d’abord remettre la science en société ou en culture, avec ses multiples interlocuteurs. Il faut éviter de croire que le marché économique est le pilote de toutes les activités humaines. Voilà les bases des politiques scientifiques futures : éducation, science, innovation, évolution culturelle allant de pair. C’est plutôt là qu’il convient de manager au lieu de contrôler le temps des chercheurs.

Johanne Lebel : En effet, il faut non seulement éviter ce contrôle étroit du temps de la recherche, mais aussi revoir l’évaluation même de la recherche. Je pense au LaboCité, qui démontre que les groupes de recherche font souvent beaucoup pour leur milieu et qu’aucun radar ne le détecte.

Jean-PIerre Alix : En effet, LaboCité montre que les laboratoires bâtissent un contexte de création du territoire partagé avec leurs partenaires, mais que cette partie de leur activité voit sa légitimité mal reconnue par les organisations scientifiques elles-mêmes : le cœur de nos institutions scientifiques s’est formé, au cours du 20e siècle, sur l’idée de qualité, de performance théorique et expérimentale, et elle est portée emblématiquement par des personnages comme Einstein, Marie Curie, etc. L’évaluation par les pairs en est le processus principal. Par celle-ci, la justesse d’une théorie scientifique est reconnue et forme paradigme, comme l’a montré Thomas Kuhn. Or les institutions scientifiques se sont construites tout au long du siècle dans une pratique sociale qui se fonde sur ce mode d’évaluation […] tout en prenant leur place dans le système public de financement. Il ne s’agit pas de nier ce fait établi, mais, pour traiter de la circulation des connaissances, d’ajouter une évaluation de pertinence des recherches par rapport à la société.

Ajoutons que les institutions scientifiques qui veulent réellement prendre en compte la société ne peuvent pas se considérer comme de simples prestataires de service pour tel ou tel acteur économique. Ces activités doivent permettre un enrichissement réciproque, et les institutions doivent se doter d'instruments ad hoc pour les gérer. Et agir en compagnie des scientifiques eux-mêmes.

Les institutions scientifiques qui veulent réellement prendre en compte la société ne peuvent pas se considérer comme de simples prestataires de service pour tel ou tel acteur économique.

L’équilibre entre les activités de recherche proprement dites et celles de la transmission/traduction des connaissances avec des partenaires n’est pas anodin. Il demande une éthique, c’est-à-dire des réflexions et des guides généraux qui puissent servir de référence aux chercheurs pour guider à la fois les activités de paillasse, les activités de service et les activités d’écoute.

Johanne Lebel : Faudrait-il donc que les systèmes d’évaluation soient consacrés tant à la qualité de la recherche qu’à sa pertinence?

Jean-PIerre Alix : La recherche est une question d’aptitude individuelle, de parcours dans une institution. Jochen Gläser a montré dans The Changing Governance of the Sciences, et tout particulièrement dans son chapitre 12, Social Orders of Research Evaluation Systems, cette idée simple que les RES (Research Evaluation Systems) « have the potential to intrude deeply into the conditions, social relationships and practices of knowledge production ». Si un tel système évolue, il le fait en touchant aux normes et aux comportements. L’évaluation, c’est d’abord une norme qui s’impose ou qui émerge : qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui l’est moins ? Et la façon dont la norme est structurée dans une institution de recherche est le premier sujet à étudier pour comprendre le but et le fonctionnement de cette même institution. Mais en même temps, la qualité de la recherche dépend aussi de ses relations avec son environnement. Est-il propice? Excellence et pertinence sont intimement liées, comme l’a montré Pablo Jensen.

C’est pourquoi, dans l’évaluation, il faut un ensemble de critères qui reconnaissent et illustrent les deux principes. Autrement dit, la quantité de publications comme indicateur ou le classement mondial d’une institution ne sont absolument pas des critères suffisants. La coopération avec les entreprises, le public, les associations, le politique, les médias, etc., fait partie du métier de chercheur, de son management. Je ne dis pas ici que chaque chercheur doive mener toutes ces activités de front à tout moment. La responsabilité peut être collective aussi, à l’échelle d’un laboratoire par exemple. De plus, selon la situation, la maturité du sujet, la demande des interlocuteurs, etc., les questions à résoudre ne sont pas les mêmes. Il faut donc apprendre à utiliser des pondérations différentes dans la conduite des recherches selon le temps et le sujet. La responsabilité est collective. Et si elle est collective, le système d’évaluation doit être capable de la traduire dans ses activités.

Johanne Lebel : Si l'on revenait à cette montée de la méfiance envers la science, qui vous préoccupe depuis un temps déjà.

Jean-PIerre Alix : D’un côté, les sociétés acceptent ce qui aide à vivre plus longtemps, à voyager plus loin, etc. On veut bien adopter l’innovation de Steve Jobs, parce qu’elle est amusante et utile. Mais les conditions anthropologiques, culturelles, sociales de cette immense diffusion restent mal connues, et sont souvent remplacées par une admiration ou une croyance sans bornes, un appétit d’industrie sans pareil, etc. Mais on ne veut pas de cellules-souches parce qu’elles permettent de modifier durablement un être et sa descendance : « Ce type d’innovation, on n’en veut pas! » Il ne s’agit plus d’objets façonnés par des ingénieurs comme un prolongement direct d’une fonctionnalité de l’action humaine; il s’agit du vivant, de la famille, de la naissance et de la mort, dont les rituels se sont forgés lentement au cours du temps.

Un autre exemple : les Français et les Européens ont refusé la vaccination contre la grippe à haute dose, parce qu’ils n'y croyaient pas. Et une grande partie de l’investissement a été inutile, comme un gaspillage, et la vaccination réfléchie reste la meilleure solution contre les épidémies. Il faut donc aller explorer les interstices, les chemins d’échange culturel auxquels ils appartiennent. Sans quoi nos politiques scientifiques resteront limitées à l’offre classique : « Améliorons la science, améliorons la technologie, améliorons l’innovation, et tout ira bien. »

Johanne Lebel : Est-ce que les institutions scientifiques poussent suffisamment cette approche du savoir que vous évoquez? Ou sont-elles trop occupées à leur propre gestion? Les scientifiques ne passent-ils pas trop de temps dans les tâches administratives?

Jean-PIerre Alix : Je le crains. En effet, la tendance naturelle de la technocratie, qui mène les politiques de la science dans tous les pays, est à la fois de prendre compte les problèmes et de créer pour leur résolution de nouvelles normes. On assiste ainsi à la prolifération des structures et des procédures alors qu'on devrait prendre le temps de la discussion préalable : quel type d’innovation voulons-nous? Quelle recherche? Les règles s’empilent… et la confiance ne réapparaît pas. Il faut donc absolument prendre le temps de la conversation, recréer les vocabulaires communs pour mieux saisir l’action que l’on mène.

Il faut donc absolument prendre le temps de la conversation, recréer les vocabulaires communs pour mieux saisir l’action que l’on mène.

Johanne Lebel : Et prendre le temps aussi du dialogue pour tirer profit de toutes les formes de savoirs.

Jean-PIerre Alix : Tout à fait d’accord. Si l'on a la volonté de confronter les savoirs du paysan et du scientifique/agronome ou bien ceux du médecin chinois et du médecin occidental, dont les traditions philosophiques et culturelles sont assez différentes, on se donne une chance de dépasser la contradiction apparente entre les deux types de savoirs, associés à chacune de ses figures. Un autre exemple : l’idée de cogénome n’est-elle pas une idée plus intéressante que l’idée de simple génome? L’être humain ne serait-il que son propre génome? En réalité, il y a les bactéries avec lesquelles nous vivons en coévolution pour nombre de fonctions biologiques… et sans lesquelles nous n’existerions pas. Or, les bactéries ont un génome. Le vivant n’est pas une simple collection ou classification de génomes, c’est un cogénome organisé par la biodiversité.

Johanne Lebel : Les chercheurs auraient donc avantage à soumettre leurs travaux au débat.

Jean-PIerre Alix : Oui, car la science avance, et ce qu’elle produit doit être débattu. C’est sa meilleure chance. Et c’est un appel à l’humanité pour recomposer ses savoirs, accepter le défi que cela représente et construire les débats qui vont avec le mouvement de la connaissance.

Les institutions de recherche sont les lieux où devraient naturellement se discuter de telles perspectives. Leur organisation, alors qu'elles ont lutté durement dans le siècle pour obtenir une position parmi l'ensemble des institutions et le budget adjacent, peut dans certains cas devenir un obstacle. Essentiellement structurées en disciplines, elles ont beaucoup de difficulté à poser les questions nouvelles, à les anticiper et à les soutenir. Ne laissons pas ce système se piéger lui-même, s’enfermer lui-même. Si deux savoirs assez proches (au sein de disciplines) ont un dialogue suffisant entre eux et passent au-delà des coupures disciplinaires des organisations de recherche pour produire de nouveaux paradigmes, il s’agit d’un premier pas dans la composition des savoirs. Il faut donc apprendre à s’écouter, à croiser logiquement les corps d’hypothèses disciplinaires.

Il faut chercher ce qui est commun. Et si vous voulez qu’une des deux parties féconde l’autre et vice versa, alors il faut descendre au fondement de chacun des deux systèmes de connaissance : leur niveau épistémique, celui des questions que chacun d’entre eux cherche à résoudre. Pas les questions techniques, spécialisées. Mais les questions fondamentales qui sont communes. Alors, on se donne une chance d’organiser un dialogue et celui-ci constitue l’exemple de ce qui, par récurrence, peut conduire à un échange beaucoup plus large au sein d’une société.

Il faut chercher ce qui est commun. Et si vous voulez qu’une des deux parties féconde l’autre et vice versa, alors il faut descendre au fondement de chacun des deux systèmes de connaissance.

Johanne Lebel : C’est là votre nœud gordien!

Jean-PIerre Alix : Cette situation, qui appelle au dialogue, s’est tissée de façon très complexe au cours de l’histoire et, comme un nœud gordien, en effet, on en a oublié les empilements, les plis, les tours et les détours, à telle point qu’elle paraît inextricable. C’est alors qu’intervient Alexandre le conquérant qui, de son épée, tranche brutalement le nœud.

Parce que ces relations de la science à la société sont complexes, variées, on ne sait même plus comment elles fonctionnent, sauf peut-être de façon locale dans des cas bien précis. En fait, on ne connaît pas assez bien les processus culturels par lesquels la connaissance se transmet, par lesquels l’innovation est acceptée ou refusée, parce qu’ils concernent l’intime de chaque individu, son milieu et sa culture et parce qu’ils constituent la relation science-société dans son ensemble. C’est le « nœud gordien ». On peut craindre que cette métaphore, appliquée à la politique scientifique, ne conduise à trancher dans le tissu des relations science-société un peu aveuglément.

Mon dernier vœu – j’en ai formulé beaucoup dans cet entretien –, c’est que nous sachions préserver ce que avons construit depuis la Renaissance : des systèmes complexes dans lesquels la rationalité scientifique tient une place qui s’accroît avec le temps. Lorsqu’il y a eu accord entre la vision scientifique du monde, la culture et le politique, entre autres, le positivisme a prospéré. Mais ce sont des moments rares, bien au-delà des situations courantes dans lesquelles se déploient les processus de digestion ou d’opposition science-société. Comme Edgar Morin, je dirai qu’il faut maîtriser ces processus de « cuisine culturelle », donc les comprendre mieux. C’est un programme qui s’adresse tant aux scientifiques qu’à leurs institutions et aux gouvernements. Je ne doute pas que la prise de conscience de ses enjeux soit en progression. Sinon, nous n’aurions rien appris des crises les plus récentes du 20e siècle.


  • Jean-Pierre Alix
    Centre national de la recherche scientifique, France

    Jean-Pierre Alix est titulaire d’un DEA de l’Université de Paris, du Master et du programme doctoral HEC-Paris. Il a exercé de nombreuses fonctions enseignantes, puis dans l’administration de la recherche, dans plusieurs institutions françaises. Depuis une quinzaine d’années son principal sujet est la relation science-société. Il est le Secrétaire général d’une ONG, le Mouvement universel de la responsabilité scientifique. Enfin, il est élu de sa commune depuis une trentaine d’années.

    Entretien réalisé par Johanne Lebel, rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas

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